samedi 28 février 2009

Le dernier voyage d’Eva à Konya

Le dernier voyage d’Eva à Konya

par Rachid Hamimaz et Jean-Louis Girotto



Lors d’une de ses dernières conférences donnée le 26 mai 1998 dans la ville de Konya, en Turquie, où repose Djalâl ed-dîn Rumi, saint soufi du 13ème siècle et fondateur de la confrérie des derviches tourneurs, Eva de Vitray-Meyerovitch déclara à l’auditoire : « Je souhaiterais être enterrée à Konya pour rester jusqu’au jour du Jugement sous l’ombre de la bénédiction de Rûmi ». Elle décéda peu après à l’âge de 89 ans, le 24 juillet 1999, et fut enterrée dans le plus strict anonymat au cimetière de Thiais, près de Paris. A l’époque, sa mort fut à peine évoquée par la presse et les médias français. Pourtant, à l’instar de grands penseurs musulmans tels René Guénon, Titus Burckhardt ou Martin Lings, elle avait contribué à une meilleure connaissance en Occident des valeurs spirituelles fondamentales de l’islam. Docteur en philosophie, attachée au CNRS, elle fut l’auteur ou la traductrice de plusieurs dizaines d’ouvrages, dont beaucoup furent consacrés à Rûmi, appelé aussi en Turquie « Mevlânâ », « notre Maître ».


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La traduction du persan au français de l’œuvre complète de Rûmi a contribué à faire connaître aux occidentaux et aux musulmans eux-mêmes la puissance intellectuelle et spirituelle d’un des hommes qui, au travers des siècles, a préservé et revivifié l’héritage spirituel du Prophète Muhammad. La relation quasi magique qu’entretenait Eva avec la langue persane explique le remarquable travail de traduction commentée qui permet au lecteur non seulement de comprendre, mais de « goûter » les sens profonds et subtils d’un texte de Rûmi. « Souvent, disait-elle, quand on me prête un nouveau manuscrit et qu’il y a un mot douteux, je le rétablis. J’ai l’impression que je l’ai toujours su ».

C’est avec la traduction du Mathnawî (1), l’œuvre monumentale de Rûmi, une somme spirituelle de cinquante et un mille vers et qui est sans conteste un chef d’œuvre de la littérature universelle, qu’Eva de Vitray-Meyerovitch révéla l’étendue de son talent. Le Mathnawî est tout à la fois : « un livre de poésie, un commentaire général de la théologie islamique, une doctrine métaphysique, un exposé de la pensée et de la vision mystique, une étude approfondie de la psychologie et un document inégalé sur la psychologie sociale de son époque, l’enseignement d’un maître spirituel et une méthode pédagogique extrêmement subtile ».
En 1954, après de nombreuses années d’études et de profonds questionnements, Eva décida d’embrasser la religion musulmane. Elle s’expliquait ainsi sur ce choix : « Pour moi la découverte de l’islam a été comme des retrouvailles ». Cette impression de « retrouvailles » n’a certainement été possible qu’au contact de la sainteté : lorsque notamment elle découvrit la poésie de Djalâl ed-Dîn Rûmi ou lorsqu’elle rencontra au Maroc son guide spirituel.

En effet, si Rûmi lui avait fait entrevoir les trésors de l’islam, Eva chercha toute sa vie un maître spirituel vivant qui, selon la parole soufie, « n’est pas celui duquel tu entends des beaux discours, mais celui dont la présence te transforme ». Les circonstances de la première rencontre d’Eva avec celui qui allait devenir son guide spirituel, Sidi Hamza al-Qadiri Boudchich, rappellent la magie et la fulgurance de la rencontre entre Rûmi et son propre maître, Chams od-dîn de Tabriz, au cours de laquelle les mots échangés furent le vecteur d’une transmission directe de cœur à cœur. Lors d’un de ses séjours au Maroc, Eva, qui était déjà célèbre pour ses nombreux travaux sur Rûmi et la mystique soufie, avait pu être introduite chez ce maître qui avait accepté de la recevoir en privé. Dès qu’il vit celle qui cherchait si ardemment une guidance, Sidi Hamza dit : « Rûmi est ici ! » en montrant du doigt l’emplacement de son propre cœur. Cette phrase et ce geste eurent un impact inattendu sur Eva qui s’effondra en larmes, saisie par un état spirituel irrépressible. Elle, qui était déjà une septuagénaire, qui avait tellement voyagé, qui avait connu bien des honneurs, qui avait acquis tant de connaissances, succombait spontanément à l’appel de son cœur pour ce maître qu’elle n’avait jamais rencontré auparavant. Eva de Vitray-Meyerovitch avait consacré toute sa vie de traductrice, d’érudite et de chercheuse à Rûmi et à son œuvre, mais, jusqu’à ses derniers jours, elle avait gardé intact son potentiel de disciple, c’est à dire cette pauvreté intérieure sans laquelle il n’y a pas de transformation véritable de l’être.

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Transport de la dépouille d’Eva jusqu’au cimetière Üçler, face au mausolée de Rûmi - photo Ş. Kucur

Femme à l’itinéraire remarquable, d’une grande valeur intellectuelle, dont le travail rigoureux visait toujours à la perfection, elle rendit un service immense à des milliers de personnes en quête du sens profond de leur propre existence. Grâce à elle, chacun a pu alors découvrir non seulement l’autre visage, mais le vrai visage de l’islam qui se révèle dès lors que l’on dépasse les préjugés et que l’on puise à la sagesse des saints et des maîtres authentiques.
Sa volonté de reposer à Konya, auprès de Mevlânâ et de ses proches, n’avait pas pu être satisfaite lors de sa première inhumation. Cependant, les démarches patientes et déterminées de quelques amis (2) ont pu déboucher sur une heureuse issue. Au cours de l’automne 2008, toutes les formalités administratives furent remplies afin que la dépouille d’Eva de Vitray-Meyerovitch puisse enfin être acheminée en Turquie. Le 17 décembre 2008, jour anniversaire de la mort de Rûmi, des funérailles musulmanes furent célébrées à la mosquée Selimiye de Konya et le cercueil fut ensuite enseveli dans cette terre chargée de spiritualité, au cimetière Uçler, juste en face du mausolée où repose Rûmi lui-même. Quelques centaines de personnes, de toutes nationalités, formèrent un cortège ému et recueilli pour donner un dernier hommage à celle qui avait su construire un pont inestimable entre Orient et Occident.

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Vue de la tombe funéraire d’Eva de Vitray-Meyerovich - photo de Şamil Kucur

Parmi les innombrables poèmes qu’Eva a traduit, elle aimait répéter un de ceux que Rûmi composa vers la fin de sa vie et qui résonne aujourd’hui avec un éclat si particulier :
« Notre mort, c’est nos noces avec l’éternité.
Quel est son secret ? Dieu est un.
Le soleil se divise en passant par les ouvertures de la maison ;
Quand ces ouvertures sont fermées, la multiplicité disparaît.
Cette multiplicité existe dans les grappes :
Elle ne se trouve plus dans le suc qui sourd du raisin.
Pour celui qui est vivant dans la lumière de Dieu,
La mort de cette âme charnelle est un bienfait.
A son sujet, ne dis ni mal ni bien,
Car il est passé au-delà du bien et du mal. »


(1) Mathnawî, éditions du Rocher, 1990.

(2) Notamment Yildiz Ay et Dr Abdullah Öztürk, vice-doyen de la faculté de Konya.


Source: soufisme.org