lundi 18 octobre 2010

Ibn 'Arabi, Conseil à un ami

Conseil à un ami

Ibn 'Arabi, Sheikh al Akbar



Au nom d'Allah, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux !
Ma réussite n'est que par Allah ! A Lui je me remets et vers Lui je reviens !

Louange à Allah et salut à ceux de Ses serviteurs qu'Il S'est choisis, ainsi qu'au frère saint le plus noble !

Tu m'as demandé-qu'Allah t'assiste et te confirme quant à ce qu'Il t'a mis à charge (par Sa Loi)-" de te rédiger du trait de ma main un texte de mémento (tadkhirah) qui te fasse penser à moi, afin que tu pries pour moi chaque fois que tu le trouveras ". Or, même si ton but aura été en fait tout autre que ce que j'ai mentionné ici, le pauvre (que je suis) n'aura toutefois rédigé le texte que par désir de s'assurer tes prières pour lui... Qu'Allah nous fasse profiter nous et vous de sa Toute-Puissance. Amîn.


Mon saint ami, pratique le dhikr d'Allah en tout état, car il réunit tout le bien.

Sois toujours préparé à accueillir de bonne grâce ce qu'apporte le décret divin, car ce qu'Allah a prévu arrive et le contentement a ce sujet est profitable.

Sache que tu as à répondre de tes mouvements et de tes arrêts - quant à ce pourquoi tu t'es mu et quant à ce pourquoi tu t'es arrêté; par conséquent, occupe-toi, en tout moment, de ce qui, dans le moment même, est le plus important pour toi, et de ce qu'Allah t'a mis à charge comme oeuvre pour ce moment.

Évite les activités superflues.

Tu dois obéissance à Allah et obéissance à Son Envoyé - qu'Allah lui accorde Ses grâces unitives et salvifiques - de même à celui qu'Allah a chargé de nous gouverner: acquitte-toi de l'obéissance que tu dois à celui-ci, et ne lui demande pas de comptes quant à ce que lui-même te doit à toi.

En tout état de cause prie en faveur de ceux qui s'occupent de nos affaires, prie pour qu'ils agissent bien à leur propre sujet et à notre sujet, car si ceux-ci agissent bien quant à eux-mêmes, nous ne verrons nous arriver à nous autres que de bonnes choses.

Aie toujours un préjugé favorable à l'égard des Musulmans et une bonne intention à leur sujet; agis parlui eux selon tout ce qui est bien.

Quand tu te couches n'aie dans ton coeur rien de mauvais à l'égard de qui que ce soit, ni rancune, ni haine.

Prie pour le bien de celui qui a été injuste envers toi, car celui-ci t'a préparé du bien pour ta vie future: si tu pouvais voir ce qu'il en est réellement, tu te rendrais compte que l'injuste t'a fait vraiment du bien pour la vie future. Alors, la récompense du bienfait ne doit être que le bienfait (cf. Coran 55, 60) (prie donc pour le bien de celui qui t'a réservé un bien); du reste, le bienfait dans la vie future est permanent. Ne perds pas de vue cet aspect des choses, et ne sois pas trompé par le fait des dommages qui te résultent ici-bas par l'injustice dont tu es l'objet: il faut considérer cet inconvénient comme le médicament désagréable que doit absorber le malade parce que celui-ci sait quelle utilité il en tirera finalement. L'injuste joue un rôle équivalent: prie donc pour qu'il ait tout bien !

Sois en éveil au sujet d'Allah - qu'Il soit exalté - surtout quand tu parles, car auprès de toi il y a un " veilleur préparé " (raqib atîd) que ton Seigneur a chargé de toi: ne lui fais inscrire que du bien !

Abstiens-toi d'attaquer les gouvernants de nos affaires, car ils sont les lieutenants d'Allah, et leurs coeurs sont dans la main d'Allah qui les fait se tourner vers nous quand Il veut. Occupe-toi d'Allah dans la main de qui se trouve la bride de leur coeur. Ne sois pas arrêté par leurs individualités car le respect (qui leur est dû) est en raison de la fonction où ils ont été placés par Allah; sans le degré fonctionnel il n'y aurait pas à observer quelque différence entre les hommes.

Gagne ton pain, et (le cas échéant) pose question aux "Gens du dhikr" d'entre les savants par Allah, au sujet de ce que tu ne connais pas (quant aux règles de droit concernant les activités commerciales) car le commerçant honnête sera rassemblé le jour de la résurrection avec les prophètes, les confirmateurs et les martyrs.

Astreins ton âme à la pudeur devant Allah et devant les anges qui séjournent avec toi d'entre ceux qui se succèdent chez toi.

Fais que ta compagnie soit avec Allah-qu'II soit exalté - et accompagne ce qui est autre qu'Allah avec cette compagnie d'Allah.

Fais aumône de ton honneur, chaque matin, à toutes les créatures d'Allah.

Le soir fais la prière des funérailles au bénéfice de tous les Musulmans et Musulmanes morts dans la journée. Tu atteindras par cela beaucoup de bien.


Lorsque tu as accompli la prière du Maghreb fais deux rakates d'istilkharah (demande du meilleur parti) quotidienne et constante. Et fais cela en tant qu'istilcharah générale, telle que je vais te la dire. Tu feras l'invocation suivante après les deux rakates dont je parle:

" Allahumma, je T'invoque au sujet de ce qui est " le meilleur, en raison de Ta Science, je sollicite Ton arrêt prédestinateur, en raison de Ton Pouvoir, et je demande Ta faveur immense, car Tu peux, alors que moi je ne puis rien, Tu sais, alors que moi ie ne sais pas, et c'est Toi le Savant par excellence des choses cachées !

" Allahumma, si Tu sais que tout ce que j'agis à mon propre sujet et au sujet d'autrui, et que tout ce que fait autrui à mon sujet (au sujet de mon conjoint, de mon enfant et de ce que je possède) sera bon pour moi dans ma religion, ma vie et dans mon issue finale, depuis cette heure-ci jusqu'à l'heure pareille du jour suivant, destine-le-moi, facilite-le-moi, puis accorde-moi en cela la bénédiction.

" Et si Tu sais que tout ce que j'agis à mon propre sujet et au sujet d'autrui, et toute ce que fait autrui à mon sujet, quant à ma religion, ma vie et mon issue finale, depuis cette heure jusqu'à l'heure pareille du jour suivant, est mal pour moi, détourne-le de moi et détourne-moi de lui et destine-moi le bien où que ce soit, facilite-le-moi, puis accorde- moi en cela la bénédiction " .

Si tu fais cela tu verras beaucoup de bien et toujours, et tu seras sûr d'Allah en tout ce qui procédera de toi ou d'autre que toi, à cause de toi.

Sache, mon saint ami, que j'ai vu l'Envoyé d'Allah en songe, dans l'année 599 à La Mecque dans une vision de longue durée et que je l'ai entendu prononcer alors la prière suivante que j'ai retenue dans ma mémoire; les mains tendues il disait:

" Allahumma fais-nous entendre du bien, fais-nous voir du bien ! Qu'Allah nous pourvoie de la préservation et la rende permanente ! Qu'Allah réunisse nos coeurs dans la crainte sanctifiante, et qu'II nous fasse réussir en ce qu'll aime et en ce dont Il est content ".

Puis il récita les Versets Conclusifs de la sourate de la Génisse (Cor. 2, 286-286).

Observe la pratique -et qu'Allah le Très-Haut t'y assiste- de 4 rakates avant la prière du dhohr et 4 après elle, et dis après la salutation finale de la prière du maghreb et de celle du çobh (7), et avant de parler:

" Allahumma sauve-moi du Feu ! " (7 fois).

De même veille à dire matin et soir ceci:

" Je me réfugie en Allah l'Oyant et le Savant contre Satin le lapidé ! (Puis les versets suivants qui sont les " conclusifs " de la sourate du Rassemblement: Cor. 58, 22-24).

" Lui est Allah, pas de dieu si ce n'est Lui, le Connaissant de l'invisible et du visible, le Tout-miséricordieux le Très-miséricordieux !

" Lui est Allah, pas de dieu si ce n'est Lui, le Roi, le Très-Saint, le Salutaire, le Fidèle, le Protecteur, le Très-Fort, le Réparateur, le Superbe ! Gloire à Allah au-dessus de ce qu'ils Lui associent !

" Lui est Allah, le Créateur, le Producteur, le Formateur ! A Lui les plus beaux Noms ! Ce qui est dans les Cieux et la Terre Le glorifie, et Lui, Il est le Très-Fort, le Sage ! "

Cela est à dire trois fois, et chaque fois comme je viens de te le dire.

Je ne t'ai informé ainsi de rien qui ne vienne de l'enseignement authentique de l'Envoyé d'Allah - qu'Allah lui accorde Ses grâces unitives et Ses grâces salvifiques. Et c'est Allah qui assure la réussite. Pas de Seigneur autre que Lui.

Ceci est la fin du conseil.

Qu'Allah nous accorde la meilleure fin à nous et à tous les Musulmans ! Qu'Allah accorde Ses grâces unitives et Ses grâces salvifiques à notre maître Mohammad et à sa famille et tous ses compagnons ! Louange à Allah le Seigneur des Mondes !

Ceci fut écrit par Mohammad ben Ali ben Mohammad Ibn al-Arabî at-Tâ'y al-Hâtimî - qu'Allah lui accorde la meilleure fin à lui, à ses deux parents et à tous les Musulmans -dans l'année 624.

Muhyu-d-Dîn Ibn Arabi


traduit de l'arabe et annoté par Michel Vâlsan


Source: http://www.archipress.org/batin/wasiyat.htm 

mercredi 13 octobre 2010

Sheikh ’Attâr et Victor Hugo : confrontation du symbolisme mystique chez Fozeil Ayâz et Jean Valjean

Majid Yousefi Behzâdi 


L’un des traits caractéristiques de la littérature mystique iranienne est qu’elle s’inscrit dans une lutte morale à travers laquelle le portrait de l’homme social paraît à la fois plus réel et plus modeste. Celui-ci incarne généralement différentes voies de conduite, devenant ainsi le pivot de toute démarche existentielle. La littérature mystique iranienne et des auteurs comme ’Attâr, Hâfez, Ferdowsi et Saadi ont inspiré une certaine dimension morale dans les œuvres d’auteurs français. La présente étude est basée sur une approche comparative présentant un portrait de l’individu social susceptible de bénéficier d’un élan évolutif justifiant à la fois son comportement et son désir d’idéal.

Parmi les auteurs français ayant subi l’influence de la littérature mystique persane, le nom de Victor Hugo se distingue et apparait très présent dans ses écrits de méditation subjective. Dans un entretien paru dans la Revue du Livre de la Semaine (année 2004, Téhéran, no. 186), Ahmad Tamim-Dâri a attiré l’attention sur le fait que ’Attâr a inspiré Victor Hugo dans tout le procédé de la littérature mystique, et notamment celui qui détermine le cheminement de Jean Valjean. En se basant sur cette affirmation, nous avons voulu mettre en scène deux protagonistes présents dans l’œuvre de ces deux auteurs : Fozeil Ayâz chez ’Attâr, et Jean Valjean chez Victor Hugo. Le premier est un cambrioleur qui sème terreur dans les zones désertiques d’Iran, et le second est un voleur de pain condamné par le tribunal de Paris aux travaux forcés. Nous pouvons tout d’abord constater un aspect commun entre le conte mystique de ’Attâr et le roman social de Victor Hugo révélant l’influence de la littérature mystique iranienne sur ce dernier. Comme il le dit lui-même dans Les Orientales, Victor Hugo a connu et repris à son compte le genre mystique iranien : "A l’époque de Louis XIV, on s’inspirait de la littérature romaine et grecque, mais aujourd’hui on a besoin de littérature de l’Iran et de l’Inde." [1] L’attention que porte Victor Hugo à cette littérature va notamment contribuer à faire connaître la voie mystique et ses différentes étapes (maqâmât) à un public occidental. Avant d’entrer dans l’univers mystique de ’Attâr et de Victor Hugo, il apparaît nécessaire de préciser l’étymologie du mot "mysticisme" dans la mesure où il correspond à la vision que s’en font ces derniers.

Dans son ouvrage Symbolisme des contes et mystique persane, Djamshid Mortazavi explique ce que l’on entend par le mot ’irfân ou "gnose" : "En Iran existent deux termes pour désigner les mystiques : soufi et ’ârif. Des sheikhs tels que Hassan Basri, Ma’rouf Karkhi, Junayd Baghdâdi s’appellent soufis. Mais une grande majorité de mystiques s’appellent ’ârif ; ils présentent un certain nombre de différences avec les sheikhs que nous venons de mentionner. Ils ne mènent pas une vie particulièrement austère, ils n’accomplissent pas de prodiges, ils n’habitent pas dans les khânegahs, ce ne sont pas des sheikhs, ils ne dirigent pas une confrérie et l’on peut dire que leur recherche se résume en deux mots : l’amour et la connaissance mystique (ma’rifat). ’Arif et ma’rifat ont la même étymologie que ’irfân, la gnose. Mais pourtant, on ne peut traduire ’ârif par gnostique et ma’rifat par gnosticisme, ces deux mots dans la culture occidentale se rapportant à une doctrine particulière, et c’est faute d’un meilleur terme que certains orientalistes les ont utilisés. En fait, il s’agit de quelque chose de tout à fait différent : ’irfân est la connaissance mystique opposée à la connaissance discursive. Nous avons donc désigné par soufis les sheikhs du soufisme et par "mysticisme" et "mystique" ’irfân et ’ârif. En réalité, tous les soufis sont des mystiques, mais tous les ’ârif ne sont pas forcément des soufis." [2] Les deux mots "amour" et "connaissance mystique" se situeront au centre de notre recherche et nous aiderons à comprendre le processus évolutif des personnages en scène.


Pour Mortazavi, ces deux termes présentés au travers des contes mystiques renvoient au langage ésotérique et contiennent une dimension symbolique qui ne se limite pas au simple cadre social. Comme il le précise : "Au contraire, il convient de rechercher ce que ces contes entendent par prière, foi, amour, rêve, inspiration, religion, signification des versets du Coran..." [3]

Après des années de vol et de brigandage, Ayâz ressentit soudain l’amour divin au moment où il rendit un paquet d’or à un passager qui le lui avait auparavant confié : "Cet homme m’avait fait confiance et moi, j’ai demandé à Dieu de me pardonner. Je répond à sa confiance pour avoir la bonté de Dieu." [4] Cet amour réel aide Ayâz à entendre et saisir le verset coranique qui le bouleversa : "Est-ce que ce n’est pas le temps de faire réveiller votre cœur endormi ?" [5] Ce verset fait trembler Ayâz. Il commence alors à regretter son passé et de n’avoir pas été jusqu’à présent probe, charitable et honnête. ’Attâr évoque ainsi ce bouleversement : "Immédiatement comme un vagabond, méprisé, il alla dans les ruines où il y avait des caravaniers qui disaient : allons-y. L’un d’eux dit : On ne peut pas avancer car Ayâz est en route. Celui-ci répondit : soyez bien sûrs que je me suis repenti de mes péchés." [6] Un tel événement fut donc non seulement un moyen de purifier son âme, mais lui ouvrit également un chemin vers la perfection morale.

Le cas de Jean Valjean est similaire : il va un jour dans une église où l’évêque l’accueille chaleureusement : "Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu." [7] Tout comme ’Attâr, Victor Hugo met l’accent sur la foi religieuse qui se manifeste comme un élément important au sein de toute société.




Nous assistons donc à une scène réelle dans laquelle le croisement d’une situation similaire fait entendre la voix de nos auteurs en écho : "Après avoir entendu le verset coranique, Ayâz allait pleurer tous les jours à cause de cet état d’âme qui lui était survenu de manière inattendue." [8] Nous voyons aussi chez Victor Hugo la profondeur de cet amour ardent : "Quand Jean Valjean sortit de chez l’évêque, on l’a vu, il était hors de tout ce qui avait été sa pensée jusque là. Il ne pouvait se rendre compte de ce qui se passait en lui. Il se raidissait contre l’action angélique et contre les douces paroles du vieillard."Vous m’avez promis de devenir un honnête homme. Je vous achète votre âme. Je la retire à l’esprit de perversité et je la donne au bon Dieu." [9]

Ainsi, l’importance de la notion d’amour chez Jean Valjean et de connaissance mystique chez Fozeil Ayâz peut être soulignée : le sens de l’amour est étroitement lié au comportement humain de Monseigneur Bienvenu auquel s’attache la courbe évolutive de Jean Valjean. Pour Fozeil Ayâz, la connaissance mystique trouve ses racines dans des versets coraniques qu’il entend, le bouleversent et le guident vers l’honnêteté. Le point essentiel de cette étude comparative repose sur un débat intérieur qui apparaît chez ces deux personnages : sortir de soi-même pour dévoiler le degré de misère humaine causée par l’injustice sociale. Tout au long du conte mystique de ’Attâr intitulé "Sentences de Fozeil Ayâz", l’alternative rythmique du combat singulier est fondée sur le désir, la décadence et l’évolution : ceci consiste à mettre en scène Ayâz tout en évoquant qu’il pourrait améliorer son existence grâce aux conseils de ses interlocuteurs ou aux versets coraniques. Pour Jean Valjean, la générosité et la concession de Monseigneur Bienvenu peuvent être considérées comme des leçons morales aussi bien dans le domaine du langage que dans celui de l’action. On perçoit donc le même cheminement chez nos auteurs, d’une part par l’amour divin, et d’autre part par la volonté humaine, prouvant que la place de la religion dans leur esprit pourrait être similaire.


L’originalité de cette pensée mystique réside dans la tentative de conciliation entre le principe de la liberté humaine et celui de la toute-puissance de Dieu. La destinée individuelle est ainsi le produit d’une action combinée venant à la fois de Dieu et de la créature, et il en résulte un engagement de la volonté humaine dite de régénération individuelle. L’idée de Victor Hugo, qui s’engage à révéler l’évolution progressive de l’homme, dérive de ce qu’on entend par le jugement de lui-même : "De la bonne ou de la mauvaise conduite de l’homme dépend sa rentrée dans l’existence primitive et heureuse." [10] Ainsi, l’auteur français se montre favorable à la régénération individuelle grâce à laquelle l’homme s’élève, par sa propre volonté et par son mérite, à une perfection de plus en plus grande.

Dans les Misérables comme dans Le Mémorial des saints, nous remarquons cette lente et laborieuse transformation qui s’accomplit, au prix d’un long et persévérant effort, dans l’âme de Jean Valjean et de Fozeil Ayâz. Dans le récit de ’Attâr, la régénération morale s’effectue par le biais des versets coraniques révélés à Ayâz comme des conseils mystiques. Comme il l’évoque, un jour quelqu’un dit à Ayâz : "Demain, si tu veux être à l’abri de tout châtiment divin, souviens-toi de ceci : "Considère les vieux musulmans comme tes parents, les jeunes comme tes frères et les enfants comme tes propres enfants." [11]

Ce conseil permet à Ayâz de fortifier sa foi au travers d’efforts constants vers la perfection morale jusqu’à ce qu’il puisse répondre à ces questions : "Quel est le fondement de la religion ? – La raison. Le principe de la raison ? – La tolérance. Le principe de la tolérance ? – La patience." [12] Cet épanouissement librement accompli est le couronnement de son long et patient travail de régénération qui lui ouvre les portes du monde spirituel. Le même processus prend chez Jean Valjean une forme de compassion : compassion pour Fontine, pauvre fille séduite et abandonnée ; compassion pour la pauvre petite souffrante, humiliée et martyrisée par les Thénardier.

Ayâz ne sépare pas l’amour mystique de la volonté humaine et révèle leur complémentarité dans le cheminement de l’homme vers la perfection. De son côté, Jean Valjean crée une ambiance purement créative où il chemine lentement à l’image d’un homme pieux comme le maire vers la vertu morale.

Ces deux récits et leurs protagonistes montrent que la régénération morale est une étape essentielle et accessible à tous. ’Attâr projette dans son héros mystique à la fois la souffrance et la misère tout en nous révélant un tableau social de son temps. L’aspiration de son héros à la perfectibilité consiste à vaincre l’esprit tentateur et à se soumettre à l’amour mystique. Jean Valjean quant à lui prend conscience de lui-même en acceptant les conseils de M. Bienvenu et s’efforce par la suite de se faire pardonner. Au travers de la plume de leurs auteurs, Ayâz apparaît ainsi comme l’archétype du vagabond pieux et Jean Valjean de l’aventurier vertueux.

Bibliographie :

Hugo, Victor, Les rayons et les ombres, in Tristesse d’Olympio, Champion, Paris, 1928.


Hugo, Victor, Les Misérables, Tome 1, Hachette, Paris, 1978.


Mortazavi, Djamshid, Symbolismes des contes et mystique persane, Jean-Claude Lattès, Paris, 1988.


Revue du livre de la Semaine, "Entretien avec Ahmad Tamim-Dâri", No. 186, Téhéran, 2004.


Roos, Jacques, Les idées philosophiques de Victor Hugo, Librairie Nizet, Paris, 1958.


Roos, Jacques, Revue de la littérature française et comparée, Strasbourg, 1994.


Tavakoli, Tadhkirat al-Owliyâ (Le mémorial des saints), éditions Behzâd, Téhéran, 1373.



Notes :

[1] Revue du livre de la Semaine, cité par Ahmâd Tamim-Dâri, Téhéran, 2004, No. 186, p. 20. C’est nous qui traduisons.

[2] Djamshid Mortazavi, Symbolisme des contes et mystique persane, Jean-Claude Lattès, Paris, 1988, p. 10.

[3] Ibid., p. 110.

[4] Djamshid Mortazavi, loc. Cit.

[5] Tavakoli, Tadhkirat al-Owliyâ (le mémorial des saints), Editions Behzâd, Téhéran, 1373, p. 110. C’est nous qui traduisons.

[6] Ibid., p. 111.

[7] Victor Hugo, Les Misérables, Hachette, Tome I, Paris, 1978, p. 126.

[8] Tavakoli, loc. cit. C’est nous qui traduisons.

[9] Ibid., p. 132.

[10] Les idées philosophiques de Victor Hugo, cité par Jacques Roos, Librairie Nizet, Paris, 1958, p. 83.

[11] Tavakoli, op. cit., p. 114.

[12] Ibid., p. 117. C’est nous qui traduisons.
 

Source: http://www.teheran.ir/spip.php?article1161

samedi 9 octobre 2010

L'Èmir Abd el Kader (Mawqif 221)

 Les deux morts
 
Allah-qu'II soit exalté!- a dit:
"N'est-ce pas à Allah que toute chose retournera ?" (Cor. 42: 53)

"C'est à Lui que tout reviendra" (Cor. 11: 123)

"Et vous serez ramenés à Lui" (Cor. 10: 56)

"C'est à Lui que vous reviendrez" (Cor. 6: 60)

ainsi que d'autres paroles analogues.

Sache que le devenir de toute chose la reconduit à Dieu et que c'est à Lui qu'elle retourne. Ce retour à Lui des créatures se produit après la Résurrection, et cette dernière fait suite à l'anéantissement des créatures. Mais, comme l'a dit le Prophète - sur lui la Grâce et la Paix !- "Celui qui meurt, pour lui le jour de la Résurrection s'est déjà levé."

Or il y a deux sortes de morts: la mort inévitable et commune à tous les êtres et la mort volontaire et particulière à certains d'entre eux. C'est cette seconde mort qui nous est prescrite dans la parole de l'Envoyé d'Allah: "Mourez avant de mourir." Celui qui meurt de cette mort volontaire, la résurrection pour lui est accomplie. Ses affaires reviennent à Dieu et ne sont plus qu'une. Celui-là est revenu à Dieu et il Le voit par Lui. Ainsi que l'a dit le Prophète - sur lui la Grâce et la Paix !- selon une tradition mentionnée par Tabarani: "Vous ne verrez pas votre Seigneur avant d'être morts"; et cela parce que, dans la contemplation de ce mort-ressuscité, toutes les créatures se sont anéanties, et que pour lui ne subsiste qu'une seule chose, une seule Réalité. Tout ce qui sera le lot des croyants dans leurs états posthumes est préfiguré à un degré ou à un autre dès cette vie pour les initiés. Le "retour" des choses-considérées sous le rapport de [la diversité de] leurs formes - à Allah, au terme de leur devenir, n'exprime qu'un changement de statut cognitif et non point une modification de la réalité. Celui qui meurt et pour qui s'accomplit la résurrection, pour celui-la, le multiple est Un, en raison de son unité essentielle; et l'Un est multiple en raison de la multiplicité en Lui des relations et des aspects.

Les essences (al-a'yan) - que certains appellent aussi les substances (al-jawahir) - ne disparaissent jamais. La "création nouvelle", qui est permanente en ce monde et dans l'autre, concerne seulement les formes, qui ne sont que des accidents. Et tout ce qui n'est pas l'Être absolu - qui appartient à Dieu- est accident.

Mawqif 221

Extraits de Écrits spirituels (Kitab al Mawaqif) de l'Émir Abd el-Kader, présentés et traduits de l'arabe par Michel Chodkiewicz (Paris, Seuil, 1988) que l'on peut se procurer ci-dessous:

http://www.amazon.fr/Ecrits-spirituels-émir-Mascara-el-Kader/dp/2020218828/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1286603462&sr=1-1 
 

dimanche 3 octobre 2010



le Prophète (saws) a dit:

"Quiconque croit en Dieu et au Dernier Jour, qu'il parle bien ou sinon qu'il se taise"

vendredi 1 octobre 2010

Quand Iblis devint « shaytan »

Quand Iblis devint « shaytan »

par Asma Sassi  


De son vrai nom Iblis, al shaytan -traduit en Français par « Satan »- est la personnification du mal et de la tentation. Connu et reconnu en tant que tel par l’ensemble des religions monothéistes, la nature du shaytan reste mystérieuse et sa présence dans les livres saints s’accompagne aisément d’une réflexion autour de la prédestination et du Libre-Arbitre.

Le nom « shaytan » découle de la racine sh-t-n, qui signifie « détourner quelqu’un de son intention ». Déjà usité dans l’Arabie préislamique, l’on retrouve un verbe à consonance identique en hébreu, langue sémitique, que l’on traduit par « accuser, s’opposer » et qui est fortement utilisé dans les écrits rabbiniques et dans la tradition juive d’une manière générale.

ATTRIBUTION DES ROLES

De nombreux commentateurs du Coran estiment que le shaytan est une appellation postérieure à celle d’Iblis et que les deux termes, s’ils ont un tronc commun, ne renvoient pas à la même signification.

Le nom « Iblis » apparaît régulièrement dans le Coran lors du récit de la Création (1). Ce nom d’origine grecque, « diabolos », est celui que l’on retrouve dans un récit de la Genèse intitulé La vie d’Adam et d’Eve, qui a connu de nombreuses versions grecques.

La présence d’une telle appellation dans le Coran a pu quelque peu troublé les commentateurs classiques. Cependant, la recherche archéologique a permis de comprendre la forte influence hellénistique dans l’Arabie préislamique, notamment dans l’Arabie du Nord. Ce qui explique donc la présence et l’emploi de ce nom pour relater l’histoire de la Création (2).

Iblis est le personnage par lequel Dieu introduit la notion de Mal dans l’histoire de l’humanité. Alors qu’Il vient de créer l’homme, Il demande à Ses anges de se prosterner devant cette nouvelle créature. Tous obéissent à l’exception d’Iblis qui s’enfle d’orgueil et rétorque à Dieu qu’il vaut plus que cette créature faite d’argile. Dieu le chasse donc du Paradis mais avant cela, Il accepte le pacte que Lui propose Iblis, à savoir tenter les communautés humaines qui se succèderont sur la terre, à l’exception des serviteurs les plus fidèles.

Dès lors, Iblis se met en quête de son premier stratagème et incite Adam, installé avec sa femme au Paradis, à goûter des fruits de l’Arbre de l’Eternité. Ce sera là le premier acte de tentation qui vaudra à Iblis l’appellation définitive de « al shaytan » (démon).

Ainsi, les commentateurs du Coran distinguent Iblis et le shaytan en qualifiant le premier d’orgueilleux et de désobéissant et le deuxième de tentateur. Celui-ci se voit attribuer des légions de shayatin, des djinns devenus démons, voués à la mission unique qui revient au Diable : détourner l’homme de sa destination finale, le Paradis.

LA NATURE DE IBLIS

Le mystère reste entier de savoir si Iblis est un ange ou un djinn. Les commentateurs et penseurs de la Tradition classique ont maintes fois tenté de définir cet étrange personnage sans succès. Si l’exégète mu’tazilite Az-Zamakhsharî (m.1144) affirmait que Iblis n’était rien d’autre qu’un djinn, d’autres penseurs tel que le qadî shafi’ite Al-Baydawî (m.1286) tentaient de montrer qu’il avait en réalité une double nature d’ange et de djinn.

En réalité, une telle problématique se pose dans la mesure où le Coran décrit Iblis comme un être créé de feu (tout comme les djinns) tandis que le hadith décrit les anges (malâ’ika) comme des êtres de lumière. La question est de savoir pour quelles raisons et dans quelle mesure Iblis s’est senti concerné par un ordre divin explicitement donné aux anges et non aux djinns.

Beaucoup de savants ont estimé que Iblis était un djinn élevé au rang d’ange pour sa loyauté envers Dieu, sa bravoure et sa combativité. L’historien At-Tabarî (m.923) le présente dans sa Chronique comme un djinn dévoué à la cause divine qui s’est vu remettre le commandement de la terre avant l’arrivée de l’homme. Ce qui expliquerait dans une certaine mesure sa présence lors de la création de l’être humain et le fait qu’il ait été concerné par l’ordre divin de se prosterner devant lui.

D’autres penseurs ont tenté de démontrer la nécessité d’un Ordre universellement établi par Dieu concernant le statut de Ses créatures. Ils affirment que les Anges, étant des êtres impeccables, totalement dévoués à leur Seigneur, ne sauraient s’ériger contre ce dernier. Pourtant, l’exigence de cohérence établie par cet Ordre universel est telle qu’il faut tout de même admettre la nécessité de créer au sein même de la communauté des Anges une créature désobéissante, annonçant donc la peccabilité de certains d’entre eux et le début de l’humanité selon un principe dualiste.

Cette théorie, très peu développée dans la tradition classique, puise ses origines dans la théologie chrétienne où le diable apparaît comme un ange déchu. Certains penseurs classiques n’ont pas hésité à qualifier la déclaration de Iblis comme un lapsus linguae servant sa condamnation à un nouveau statut (démon), nâr signifiant le feu et nûr la lumière en référence au verset 7 de la sourate 12, Yusûf :

VII-12 : « Dieu lui dit : Qu’est-ce qui t’empêche de te prosterner, quand Je te l’ai enjoint ? - Je vaux mieux qu’Adam, dit-il, Tu m’as créé de feu / lumière, lui d’argile ».

A l’heure actuelle, aucune réponse ne satisfait les différentes classes de pensée si ce n’est de croire tout simplement que Iblis ne saurait être autre chose qu’un djinn.

AL SHAYTAN ET LA PREDESTINATION

Iblis devenu al shaytan, la question se pose alors de savoir quelle est sa part de responsabilité dans les actes humains et quelle place il tient dans le système dualiste qui caractérise l’Islam (opposition entre le Bien et le Mal).

Présenté comme l’Ennemi (Al ’adû), le Lapidé (Al-Rajîm), l’Idole (Taghout) que vénèrent les Mecquois à travers le culte de la trinidade (3), al shaytan est bien la personnification du mal mais il n’en est pas le maître absolu.

Certains penseurs ont vu dans l’épisode de la Création le point de départ de la responsabilisation de l’homme dans ses actes. Tout comme Dieu a insufflé de son esprit à Adam, le shaytan, en tentant celui-ci lui a insufflé de son propre souffle maléfique. Si bien que le mal est en l’homme et non plus seulement inspiré par le shaytan ; c’est ce que laisse penser ce passage du Coran :

IV- 79. « Tout bien qui t’atteint vient d’Allah, et tout mal qui t’atteint vient de toi- même… ».

De la même façon, le shaytan ne se présente pas dans le Coran comme le maître de l’Enfer mais bien au contraire, comme l’un de ses habitants. C’est donc qu’il n’est pas le Seigneur du Mal par excellence mais simplement son premier agent. Ce qui laisse donc l’homme à son Libre-arbitre et à sa décision d’aller vers les Ténèbres ou vers la Lumière.

Cette minimisation du rôle du shaytan se retrouve expliquée plus habilement encore par Thomas d’Aquin :

« Occasionnellement et indirectement, le diable est bien la cause de tous nos péchés puisque c’est lui qui a induit le premier homme à faire le mal et qu’à la suite de ce premier péché, la nature humaine a été tellement viciée que nous sommes tous maintenant enclin au mal (…) Mais directement, le diable n’est pas la cause de toutes les fautes des hommes, à ce point d’insinuer chacune en particulier » (4)

D’autre part, le shaytan étant assimilé à un djinn (5), le commandement de ces créatures lui est assigné pour autant qu’elles aient un esprit maléfique dès leur origine. D’ailleurs, pour le jurisconsulte hanbalite Ibn Taymiyya (m.1328), le shaytan est même le premier djinn à l’origine des autres tout comme Adam est le premier homme à l’origine des humains.

Les djinns sont considérés dans la Tradition islamique comme des êtres à part entière, soumis au jugement final. C’est ainsi qu’il apparaît que le shaytan s’assimile bien plus aisément à une créature plutôt qu’à une force assimilable aux anges. En ce sens, ses capacités divinatoires sont limitées et il se soumet lui-même à un jugement final sur son sort (6).


(1) Coran : II-34/38 ; VII-11/25 ; XV-29/44 ; XVII-61/65 ; XVIII-50 ; XX-116/126 ; XXXVIII-71/83.

(2) D’ailleurs, de nombreux autres termes d’origine grecque abondent dans le Coran.

(3) Trinidade mecquoise : Ullât, Al Ozza, Al Manât.

(4) Citation extraite de l’encyclopédie Universalis (Art.Satan, auteur : H.Rousseau)

(5) Coran : XVIII-50 : « A l’exception d’Iblis (qui était du nombre des djinns)… »

(6) C’est une théorie que l’on retrouve dans la conception juive des êtres créés.


Bibliographie :

Encyclopédie de l’Islam, Leiden, E.J.Brill - Iblis ; Shaytan

Encyclopédie Universalis - Satan

At-Tabarî - Chroniques des prophètes et des rois (éd. ACTES SUD)

Mircea Eliade - Dictionnaire des religions (éd.Pocket)

Ali Mérad - L’exégèse coranique (éd. PUF, QSJ ?)

Mondher Sfar - Le Coran, la Bible et l’Orient Ancien (éd. Cassini)

M.Boudjenou - Djinns et Démons (éd.Tawhid)

Source:  http://oumma.com/Quand-Iblis-devint-shaytan