mardi 23 mars 2010

Un soufi réformiste, le shaykh Muhammad Hasanayn Makhlûf (1861-1936) (8sur8)



Défense de l'intercession des prophètes et des saints

L'islam est une religion qui insiste sur l'unicité divine. La négation de toute autre divinité qu'Allah, présente dans la première partie de la shahâda, est prépondérante dans le Coran qui rejette tout patron et tout intercesseur. Cette affirmation catégorique dans le Coran et la Sunna du tawhîd, c'est-à-dire de l'unicité et de la transcendance divines, donne aux adversaires de l'intercession des saints des arguments suffisants pour en condamner la pratique et rejeter ses partisans dans les rangs des polythéistes (mushrikûn).

L'intercession est le fondement du culte des saints en islam. Pour Ibn Taymiyya, le culte des saints, c'est-à-dire la visite à leur tombe et la recherche de leur intercession, était une pratique populaire ('urf al-nâs) qui n'avait de fondement ni dans le Coran ni dans la Sunna. En outre, ni les pieux anciens, c'est-à-dire les Compagnons et leurs Successeurs, ni les Imams n'en ont parlé. Ce sont les savants tardifs (muta'akhkhirûn) qui ont fermé les yeux sur ces pratiques, voire les ont légitimées. L'idée des « trois meilleures générations », c'est-à-dire Compagnons, Successeurs et Imams, est un principe fondamental dans le concept historique d'Ibn Taymiyya et c'est en son nom qu'il dénoncera la pratique de la visite des tombes, la recherche de l'intercession des saints et même du Prophète1. L'influence d'Ibn Taymiyya sera durable, et décisive, en particulier pour le mouvement wahhabite qui se développera au XVIIIe siècle en Arabie2. Elle est des plus variables sur les partisans de la réforme dans le premier tiers du XXe siècle. Quoique non sans impact, elle est assez diluée, par exemple, dans la pensée de Muhammad Abduh.


Son disciple R. Ridâ est en revanche un fervent admirateur d'Ibn Taymiyya, qu'il n'a sérieusement étudié que tardivement, mais dont les idées ont contribué à forger le réformisme conservateur. R. Ridâ est d'ailleurs le premier à avoir entrepris la publication des œuvres du théologien conservées à la bibliothèque de Damas3, ainsi que de celles des grands docteurs hanbalites. Dans son commentaire coranique du Manâr, il reprend les objections qu'Ibn Taymiyya et les wahhabites avaient adressées au culte des saints (Ibn Taymiyya, 1323/1905-06). Comme son maître M. 'Abduh d'ailleurs, R. Ridâ condamne l'intercession des saints et les pouvoirs qui leur sont attribués. Il cite toutes les pratiques liées à l'intercession des saints qu'il a pu observer ou qui lui ont été rapportées, les sacrifices en leur honneur, les rites de circumambulation et d'attouchements de leur tombe. À propos des saints égyptiens, R. Ridâ écrit : « L'importance de ces hommes est telle que les croyants ont plutôt recours à eux qu'à Dieu... Ils invoquent les morts qu'ils adorent, les shaykh-s Badawî, Rifâ'î, Disûqî, Jîlânî, Matbûlî, Abû Sharî' et les innombrables autres ».


C'est dans un tel contexte que M. H. Makhlûf développe son point de vue. Dans son Epître sur le statut juridique de l'intercession des prophètes et des saints en islam (Makhlûf, 1974), il n'essaie pas de justifier l'existence des saints, puisqu'elle est admise par l'islam sunnite, mais les fondements du culte qui s'est développé autour d'eux, c'est-à-dire l'intercession (tawassul). En tant que spécialiste de fiqh, il s'attache à démontrer le statut légal ou fondement canonique (hukm) de l'intercession en islam, c'est-à-dire le recours aux prophètes, aux saints et aux pieux en cas de détresse.


L'intercession est une fonction divine qui n'a lieu qu'avec la permission de Dieu : tel est l'argument principal de M. H. Makhlûf. L'intercession est recherchée auprès de Dieu (ilâ-llah) par l'intermédiaire de ses prophètes et de ses saints (bi-anbiyâ 'ihi wa awliyâ'ihi). Lors de sa visite, le croyant demande au saint d'intercéder pour lui auprès de Dieu : les prophètes et les saints ne sont donc que des intermédiaires. Le croyant peut faire sa demande (du'â) soit intérieurement, soit à voix haute (qalbiyan aw lisâniyan) en utilisant la formule suivante : « Allâh, j'intercède auprès de Toi par l'intermédiaire du Prophète, des Gens de la maison ou de tel saint afin que Tu réalises mon souhait ». Le croyant peut demander à Dieu la guérison, la prospérité, le pardon ou l'entrée au paradis. Le shaykh souligne que les versets du Coran ou les hadîth-s qui fondent l'intercession sont nombreux. Le verset le plus souvent cité est le suivant : « Ô vous qui croyez ! Craignez Dieu ! Recherchez les moyens (al-wasîla) d'aller à lui » (5 : 35). Quant aux Compagnons, ils ont intercédé auprès du Prophète pour que Dieu fasse pleuvoir. Le Prophète lui-même, ajoute M. H. Makhlûf, n'a-t-il pas demandé à sa communauté de prier pour lui et de rechercher auprès de lui les moyens d'aller à Dieu (faas'alû-lî al-wasîla) (Makhlûf, 1974 : 11). M. H. Makhlûf veut montrer que les soufis n'attribuent pas un pouvoir direct à un être vivant ou mort mais que l'intercession n'est qu'un des différents moyens mentionnés dans le Coran et donnés par Dieu au croyant pour demander son aide.


Dieu a accordé (akrama) à ses élus des pouvoirs (khawâriq al-'âdât) (Makhlûf, 1974 : 21). La croyance aux pouvoirs des saints, vivants ou morts, est à la base de l'intercession. M. H. Makhlûf rappelle que les grands 'ulamâ' ont admis le recours aux saints et l'existence des karâmât dans plusieurs ouvrages. Ceux qui affirment que les anciens n'avaient pas recours à l'intercession n'ont aucune preuve et, même si tel était le cas, ce n'est pas parce qu'ils ne le faisaient pas que l'on doit considérer cet acte comme une hérésie (Makhlûf, 1974 : 36). Enfin le shaykh précise que l'intercession peut être recherchée auprès de personnages vivants ou morts car l'âme des pieux ne meurt pas et leur corps n'est pas absorbé par la terre : ils disparaissent de la vue des mortels mais gardent les pouvoirs qu'ils possédaient de leur vivant. En outre, l'intercession auprès des morts est considérée comme plus efficace que celle recherchée auprès des vivants, car l'âme des morts est soulagée du poids de son enveloppe corporelle (Makhlûf, 1974 : 17).


Certains réformistes ont été présentés comme des modernistes, notamment ceux qui s'inscrivent dans la mouvance de M. 'Abduh. Or le réformisme dans son ensemble a pour mission de retourner vers un passé idéal afin de mieux entrer dans le progrès et la modernité. Cette tendance n'est pas nouvelle ; dès la fin du XVIIIe siècle, le wahhabisme ainsi que certains ordres soufis sont à l'origine d'un mouvement de réaction, à la fois religieux et militant, contre la décadence de leur société liée à celle de l'Empire ottoman. Comme l'écrit justement J. Jomier (1954 : IX), le réveil théologique et religieux s'est surtout manifesté sur le terrain de l'apologétique : « À propos de textes coraniques, les commentateurs modernes ont voulu donner des leçons aux jeunes générations musulmanes, alimenter leur foi, réveiller leur zèle, faire d'elles les artisans d'un retour de l'islam à la gloire ». L'apologétique, le retour au Coran se retrouvent chez M. H. Makhlûf comme chez beaucoup de soufis lettrés, surtout ceux appartenant àl'establishment azharien. Influencé par les idées de M. 'Abduh qu'il essaie d'appliquer pendant son rectorat de la mosquée Ahmadî, M. H. Makhlûf cherche d'abord à redonner sa place à l'islam, et donc aux 'ulamâ', dans la vie publique du pays. Son attitude de défense du soufisme est avant tout une attitude de défense et de justification islamiques. Elle n'est pas originale mais prend une nouvelle dimension à une époque dite de « décadence musulmane ». La guerre est déclarée contre toutes formes d'associationnisme venant compromettre la foi comme les pratiques des confréries et autres superstitions populaires. M. H. Makhlûf porte son regard sur ce que doit être le vrai soufisme et donc, sur ce qui l'a dénaturé. Moins par hypocrisie que par prudence, il présente le soufisme comme un enseignement de purification de l'âme et d'acquisition des vertus musulmanes, se faisant plus discret sur les aspects illuminatoires de la doctrine. Ainsi, il condamne les pratiques des confréries qui, selon lui, ont contribué à la décadence de l'islam et veut amener à Dieu à travers l'enseignement du Coran. Cependant, il n'en défend pas moins l'intercession des saints, conscient qu'au-delà des critiques concernant des pratiques comme le dhikr ou la récitation des awrâd, c'est à la croyance aux pouvoirs des saints que les adversaires des soufis s'attaquent, c'est-à-dire à ce qui fonde l'autorité de ces derniers sur terre.

Notes:

1 M. Chodkiewicz (1986 : 19) : « De même condamnera-t-il comme une bid'a, une innovation blâmable, la célébration du mawlid (anniversaire) du Prophète et, a fortiori, celle du mawlid des saints ».

2 Chodkiewicz indique encore (1986 : 19) que l'on doit à Ibn Taymiyya, par wahhabites interposés, la destruction en Arabie de lieux vénérés par d'innombrables générations de musulmans.

3 Ibn Taymiyya, Majmû'at al-rasâ'il, éd. R. Ridâ.

Source: http://remmm.revues.org/index232.html#ftn13

jeudi 18 mars 2010

Soufisme, réformisme et pouvoir en Syrie contemporaine



Soufisme, réformisme et pouvoir en Syrie contemporaine

Eric Geoffroy


« L’extinction en Dieu (al-fanâ) à laquelle parvient [le mystique] procure une sorte d'ivresse, où s'égare tout discernement mais où se goûle la douceur de la foi. [...] Une telle ivresse n'est en aucun cas condamnable, même si elle amène l'extatique à tenir des propos ou à accomplir des actes prohibés par la Loi divine. » Ces mots émanent à première vue d'un soufi ; il s'agit pourtant d'un extrait des fatwa d'Ibn Taymiyya (m. 728/1327}, maître à penser des réformistes et que beaucoup persistent à considérer comme le plus farouche adversaire de la mystique soufie, ou tasawwuf1.
Poursuivons par une seconde citation, émanant d'un autre Syrien : « Notre époque est celle de l'avidité et du matérialisme [...] et seule l'éducation proposée par le soufisme peut contrecarrer ce phénomène. » L'auteur en est cette fois Sa'îd Hawâ, l'un des chefs de la branche armée des Frères musulmans syriens2.
Jusqu'à une date très récente, les rapports entre soufisme et réformisme musulman ont été presque totalement occultés3 ; en apparence, il existe une fracture béante entre ces deux sensibilités, mais celle-ci me paraît à bien des égards relever de l'imaginaire ou, disons, d'un « imaginaire entretenu ». Restons encore dans le préambule pour préciser ce qu'il faut entendre par les termes « soufisme » et « réformisme ». Le premier désigne la dimension intérieure, spirituelle de l'islam, et dépasse donc largement le cadre du « confrérisme ». Quant au second, il englobe aussi bien les salafiyya, fondamentalistes qui prônent le retour à un islam pur et originel, que les réformistes proprement dit, les gens de l'islâh, qui ajoutent aux salafiyya certaines revendications liées à la modernité. S'y greffent bien évidemment leurs héritiers directs, les Frères musulmans. Je procéderai, dans cet exposé, en traduisant progressivement le domaine de la pensée dans celui des faits.

La « réalité soufie » du réformisme


Un regard attentif posé sur le substrat de la plupart des courants réformistes permet de comprendre l'affirmation de Hasan al-Bannâ' (m. 1949), le fondateur des Frères musulmans, selon laquelle son mouvement a pour particularité d'être une « réalité soufie » (haqîqa sûfiyya)4. À cet effet, ouvrons des perspectives à la fois temporelles et spatiales. La référence première de ces divers courants est le célèbre savant et polémiste Ibn Taymiyya, cité plus haut. Or, certains chercheurs voient en lui un « adversaire virulent des grands maîtres soufis »5. Cette perception commence cependant à être mise en cause, en Orient comme en Occident6. Je me bornerai ici à rappeler qu'Ibn Taymiyya, s'il critique certains aspects précis du soufisme7, fut lui-même un soufi de la Qâdiriyya et qu'il loue les shaykh du tasawwuf dans les nombreuses pages qu'il consacre à cette discipline8.
Traversons les siècles pour nous arrêler aux deux figures majeures du réformisme proche-oriental. Jamâl al-Dîn al-Afghânî (m. 1897), tout d'abord, s'est grandement inspiré des textes spirituels des maîtres dans son entreprise de régénération de l'islam9. Son disciple, Muhammad 'Abdûh (m. 1905), n'a jamais renié la formation soufie qu'il a reçue ; il refusait d'imputer le déclin des pays musulmans à l'influence du tasawwuf, contrairement à beaucoup de ses épigones10, et il a même eu l'audace de se faire l'avocat d'Ibn 'Arabî, le grand maître si controversé11. Hasan al-Bannâ' a lui-même été membre actif d'une voie initiatique ou tarîqa12, et l'organisation des Frères musulmans, que certains chercheurs occidentaux appellent d'ailleurs «confrérie»13, présente des analogies avec les turuq (pi. de tarîqa). Ainsi, son chef se nomme « le guide généra! » (a/-murshid al-'âmm), et les Frères lui prêtent allégeance par la bay'a14 ; mentionnons encore le fait que ceux-ci pratiquent une sorte d'oraison quotidienne appelée wird (pl. Awrâd) : nous sommes là dans le registre propre au soufisme.
Il faut ici souligner que le credo des Frères musulmans est conforme au dogme sunnite traditionnel. En effet, les dirigeants de cette organisation sont le plus souvent issus du milieu des ulémas, ou de la vieille bourgeoisie sunnite alliée à ce milieu. On constate très nettement ce phénomène en Syrie15. Dans ce pays se confirme d'ailleurs l'imprégnation par le tasawwuf de certains chefs du mouvement. Des noms peuvent être cités, tels le shaykh Muhammad al-Hâmid, initiateur de la présence des Frères à Hama, et le shaykh 'Abd al-Fattâh Abu Ghudda, qui a créé en 1963 le Mouvement de libération islamique à Alep et qui est aujourd'hui réfugié en Arabie Saoudite.
La personnalité de Sa'îd Hawâ (m. 1984) mérite que l'on s'y intéresse tout particulièrement. Ce partisan déterminé de la lutte armée contre le régime syrien16 a été le disciple de plusieurs maîtres soufis, dont 'Abd al-Qâdir Isa et Muhammad al-Hâshimî (m. 1961) ; il a même reçu d'eux l'autorisation (al-izn) de guider les novices sur la Voie initiatique17. Les longues années qu'il a passées en prison ainsi que son exil n'ont pas entamé son enthousiasme pour le plaidoyer qu'il a mené en faveur d'un « soufisme salafî », selon son expression18. Son ouvrage Tarbiyatu-nâ a/-Rûhiyya constitue le premier tome d'une trilogie destinée à promouvoir un soufisme bien lempéré parmi les Frères musulmans19 ; l'auteur précise d'ailleurs en préambule qu'il avait prévu de lui donner pour titre Tasawwuf al-haraka al-islâmiyya al-mu'âsira (Le soufisme du mouvement islamique contemporain}, mais que diverses « circonstances » l'en ont empêché.
On devine aisément quelles sont ces circonstances. La condamnation du soufisme par le commun des salafiyya et, à leur suite, des islamistes est en effet aussi sommaire que péremptoire. Il est notoire qu'ils manient trop facilement l'anathème (takfîr) envers d'autres musulmans, et les taxent vile d'« innovateurs » (mubtadi'ûn). Comme le remarque le shaykh syrien M. S. al-Bûtî, ce comportement est contraire à l'esprit des salaf, les « pieux devanciers », dont ils se réclament20. S, Hawâ tente donc de les convaincre qu'ils pèchent par ignorance, car ils ne connaissent pas la réalité du soufisme : ces pourfendeurs de la mystique ne font en fait que ressasser - parfois sans s'en rendre compte - le réquisitoire simpliste des wahhabites d'Arabie Saoudite, et nombre d'observateurs accusent ces derniers d'avoir provoqué dans le monde musulman la déchirure entre les deux camps. Il est évident que la terre d'asile et l'assistance financière que procuraient les Saoudiens aux salafiyya persécutés dans leur pays d'origine ont infléchi l'opinion de ces derniers dans le sens du wahhabisme.

Le tasawwuf réformé et réformiste


Le grief majeur adressé aux spirituels musulmans concerne leur prétendu quiétisme : leur quête de Dieu les détournerait des préoccupations d'ordre social et leur ferait oublier le devenir de la Umma ; ce type d'argument, quoique plus rare qu'auparavant, se rencontre encore de nos jours, par exemple sous la plume de Muhammad Qutb, le frère de Sayyid21. Ce poncif ne résiste pas à l'examen des faits, et maints auteurs – salafis ou soufis – se font fort de rappeler la part active, sinon prépondérante, tenue par les soufis dans le jihâd au cours de l'histoire islamique22. Lors de leur mandat en Syrie, les Français ont rencontré beaucoup de résistance dans le milieu soufi de Damas23 ; les nationalistes se réclamaient d'ailleurs de shaykh Arslân, saint patron de Damas ayant vécu au xiie siècle et qui eut une part active dans le jihâd contre les Croisés. En ce sens, la lutte contre l'occidentalisation constitue un des traits d'union entre soufis et réformistes.
Quant au rôle social des shaykh soufis, la vocation d'accueil et de brassage qu'ont eue leurs zâwiya témoigne amplement de la disponibilité de ces shaykh à autrui24. J'ai pu observer combien les branches cairotes de la tarîqa shâziliyya, notamment, étaient présentes sur le terrain ; P.-J. Luizard a bien mis en relief ce rayonnement, grâce auquel le soufisme fait directement concurrence à l'islamisme radical25. Sur ce point, le tasawwuf syrien n'a rien à envier à son voisin. Au xvie siècle déjà, les écrits de l'école shazilie mêlaient étroitement l'examen de la société à la doctrine spirituelle26. Dans la Syrie contemporaine, l'action réformiste du soufisme a plusieurs objectifs :
- un effort de critique interne s'est fait jour dans les milieux soufis, et plus précisément au sein de la tarîqa naqshbandiyya. Un des grands shaykh de cette voie, Amîn Kuftârû (m: 1938), a tenté de soigner « les maladies du tasawwuf»27 ; son fils Ahmad, qui est encore actuellement le grand mufti de Syrie, a continué dans cette voie. À vrai dire, son discours constitue un véritable appel aux salafiyya et pourrait largement émaner d'eux28. Le shaykh Ahmad agrée un soufisme coranique, « équilibré », imprégné, bien sûr, de sharî'a et engagé dans le social ; il rejette donc la mystique de type « monastique » (ruhbânî), « qui a contribué à affaiblir le monde musulman dans les domaines culturel et social »29. L'esprit réformiste du shaykh se manifeste dans la position qu'il a adoptée à propos de la terminologie soufie : il prône le retour à un vocabulaire exclusivement coranique et propose de remplacer le mot tasawwuf par celui d'Ihsân (« recherche de la perfection ») ou de tazkiyat al-nafs (« purification de l'âme »), alors que le Frère musulman S. Hawâ, notons-le, garde le terme tasawwuf30. D'aucuns considèrent en effet que cette terminologie est trop hermétique et ambiguë, mais, répond le savant contemporain al-Bûtî, les « pieux devanciers » (al-salaf al-sâlih) l'utilisaient déjà, et de plus, chaque science a droit à sa propre terminologie ou istilâh31.
- Le deuxième objectif de ces maîtres naqshbandi vise à une réforme de la pensée islamique selon une perspective similaire à celle des salafiyya. Ils condamnent l'ostracisme des rites juridiques les uns vis-à-vis des autres (al-ta'assub al-mazhabî), ainsi que l'observance aveugle de tel ou tel rile (al-taqlîd). Par voie de conséquence, ils préconisent la revitalisation de l'ijtihâd individuel tel qu'il se pratiquait aux premiers siècles de l'Hégire32. Il nous faut ici encore élargir le champ d'investigation, car cette prise de position n'est pas nouvelle dans les milieux du tasawwuf. Pour Ibn 'Arabî par exemple, « l'etfort d'interprétation » en matière juridique a valeur d'obligation pour chaque croyant, et les maîtres de la Shâziliyya égyptienne ont suivi le maître sur ce point33. Par ailleurs, on commence à mieux évaluer l'impact du soufisme réformé d'Ahmad Ibn Idrîs (m. 1837) et de son disciple Muhammad al-Sanûsî (m. 1859). Bien évidemment, ces shaykh prônaient la pratique de l'ijtihâd et le rejet du taqlîd, et leur pensée unitaire et pan-islamiste évoque l'appel pressant des réformistes à dépasser les divisions entre musulmans34.
La primauté de la da'wa 'âlamiyya, de la diffusion du message islamique à travers le monde, constitue un autre trait que partagent certains shaykh contemporains avec les réformistes. Au Caire, cette activité émane principalement de la 'Ashîra Muhammadiyya et de la 'Azamiyya, qui sont des branches de la Shâziliyya. À Damas, Ahmad Kuftârû a profité du prestige attaché à sa fonction de grand mufti de Syrie pour présenter islam et soufisme aux États-Unis comme en URSS, et il a largement utilisé les médias syriens dans ce but. Il a par ailleurs fondé plusieurs instituts à Damas : des écoles privées pour garçons et filles; et surtout un centre d'étude des sciences religieuses pour étudiants étrangers venant des pays les plus lointains35. Al-Bûtî est tout aussi actif, par les nombreuses conférences qu'il donne à l'étranger, ses livres qui bénéficient d'une bonne diffusion, et son émission hebdomadaire à la télévision syrienne. Notons qu'en dehors de ces personnalités connues, nombre d'ulémas de Damas ou d'Alep sont rattachés à une tarîqa ou en dirigent une eux-mêmes. Il s'agit là d'un tasawwuf « savant » et discret : la spiritualité syrienne s'extériorise généralement moins que celle d'Égypte. La tarîqa naqshbandiyya a pénétré aisément ce milieu par sa sobriété et son attachement à la sharî'a ; al-Bûtî, par exemple, y est affilié, mais très peu de gens, même à Damas, le savent.
- Examinons en troisième lieu la tactique utilisée par les soufis pour réformer la société syrienne. À l'instar des Frères musulmans, ils ont compris que, pour freiner la laïcisation imposée par l'État, il leur fallait investir les domaines de l'éducation et de la formation. C'est ainsi que les mosquées Zayd b. Thâbit et al-Imân, à Damas, ont attiré dans les années soixante-dix et quatre-vingt beaucoup de jeunes, de tendances à la fois salafie et soufie ; sous la direction des shaykh 'Abd al-Karîm al-Rifâ'î (m. 1972) et Muhammad 'Awad (exilé dans le Golfe), ils y apprenaient les sciences religieuses et prenaient part à des séances de dhikr; parallèlement, un enseignement dans les différentes matières scolaires était prodigué.
La portée réformiste du soufisme moderne se manifeste actuellement dans l'action, là aussi très discrète mais efficace, que mène l'organisation exclusivement féminine des Qubaysiyya. D'obédience naqshbandie, elle a été fondée par la shaykha Munîra al-Qubaysî et rayonne sur plusieurs pays du Moyen-Orient. Son objectif est d'islamiser – ou de ré-islamiser – la société, en touchant plus particulièrement les femmes appartenant à un milieu social et culturel assez élevé, et en créant un réseau professionnel très étendu. La structure de cette organisation est pyramidale et initiatique, car la novice progresse dans la hiérarchie qubaysie en assumant toujours davantage de responsabilités extérieures et en pratiquant une discipline spirituelle plus exigeante; par ailleurs, les membres ne connaissent que leurs enseignantes directes et non celles qui se trouvent aux degrés supérieurs. La formation intensive qui y est dispensée concerne les sciences religieuses, mais une solide culture générale est également demandée et le suivi d'un enseignement universitaire recommandé. Il ne faut pas négliger l'aspect caritatif de l'organisation, du fait de son recrutement essentiel dans les classes favorisées. Le rôle éducatif des Qubaysiyya s'incarne dans les écoles privées qu'elles gèrent à Damas, et qui sont parmi les plus cotées de la ville. La discipline qui règne au sein de l'organisation se traduit par le quasi-uniforme que portent ces femmes : manteau bleu marine et foulard bleu cobalt ; à noter que les plus initiées portent un voile noir qui leur cache le visage (mindîl). Le régime syrien a pris ombrage de l'influence grandissante des Qubaysiyya et a interdit leurs activités publiques, mais les « cercles » (halaqât) de formation et d'enseignement n'ont fait que prospérer dans les maisons.

Face au pouvoir syrien

II existe une sorte d'alliance naturelle entre toutes les tendances sunnites de la population à l'encontre des Alaouites, qui dirigent la Syrie depuis 1970. Ces chiites hétérodoxes, appelés Nusayris jusqu'à l'époque du mandat français, sont assimilés aux Qarmates qui avaient notamment volé la Pierre Noire de la Ka'ba en 930. Les sunnites les accusent également de complicité avec les ennemis historiques de l'islam syrien, c'est-à-dire les Croisés et les Mongols, et plus récemment les Français36. Sur ce point, leur référence reste la fatwa d'Ibn Taymiyya, qui appelait au jihâd contre les Nusayris, « plus mécréants que les chrétiens et les juifs »37. À propos du consensus sunnite contre le pouvoir, il ne faut pas oublier que la répression orchestrée par celui-ci a touché, outre les Frères musulmans, tous les milieux religieux. Il y avait donc une quasi-unanimité sur la nécessité de se débarrasser de ce régime. Seules divergeaient les méthodes, et il est intéressant de relever que les options choisies ne déterminent pas un clivage entre soufis et Frères musulmans, mais qu'elles partagent en leur sein l'un et l'autre courants :
- Certains se sont prononcés en faveur d'une méthode douce, cherchant au préalable à réformer en profondeur les mentalités. Selon eux, le peuple syrien n'était pas mûr pour une révolution islamique. Telle était la position du leader des Frères musulmans exilé en Allemagne, 'Isâm al-'Attâr, rapidement mis en minorité par les partisans de la lutte armée38. À l'instar des ulémas et des soufis de Damas, les Frères de cette ville se montraient également plus souples en la matière que ceux du nord du pays : l'appareil répressif y était évidemment beaucoup plus présent qu'ailleurs. Certaines personnalités religieuses ont tenté d'atténuer l'opposition du parti Baath envers la religion, et d'éviter que survienne une rupture totale entre les deux. Le shaykh Kuftârû ne prône pas seulement un islam tolérant et éclairé ; il appelle également à l'unité arabe39. De même qu'al-Bûtî, il entretient jusqu'à maintenant une relation privilégiée avec le président Hafez al-Assad, dont l'ouverture à un islam sunnite non politisé se manifeste d'ailleurs de plus en plus. D'aucuns accusent ces shaykh de compromission avec le régime. Contentons-nous de remarquer que réapparaît ici l'accusation trop facilement maniée dans l'histoire islamique de la corruption des ulémas à la solde du pouvoir.
- Les partisans de la lutte armée se trouvaient plutôt – on l'a vu – dans les régions de Hama et d'Alep. On ne saurait sous-estimer la participation des soufis, principalement shâzilis, à cette lutte. Y ont contribué les disciples de 'Abd al-Qâdir 'Isâ, shaykh maintenant exilé en Jordanie, ou encore ceux du shaykh 'Abd al-Ghaffâr al-Durubî, de Homs, qui ont été massacrés dans leur prison de Palmyre le 26 juin 1980, partageant ainsi le sort de Frères musulmans40. Ainsi F. de Jong affirme peut-être trop hâtivement que « le cas de la Rifâ'iyya de Hamâ est le seul cas connu de répression directe contre une confrérie »41. Le rôle des soufis a également été minimisé dans ce qu'on appelle pudiquement les « événements de Hama » de février 1982, au cours desquels il y aurait eu jusqu'à 25 000 morts. Cette ville, fief du radicalisme sunnite, témoigne en effet d'une implantation ancienne et profonde du soufisme. La grande famille Kîlânî, qui descend du saint de Bagdad 'Abd al-Qâdir al-Jîlânî, s'engagea totalement dans le combat, notamment Munîr Kîlânî, un soufi shâzilî ; la plupart de ses membres furent tués, leur zâwiya et leur quartier rasés42. En tout état de cause, l'insurrection armée de la population ne peut être imputée aux seuls Frères musulmans, comme l'ont prétendu les dirigeants syriens. Les divers rapports montrent que le mufti et les ulémas de Hama ont été exterminés43. Les chefs des Frères musulmans auraient même pu prendre la fuite, semble-t-il, alors que beaucoup de sunnites traditionnels n'ont pas échappé au carnage.
Que l'on analyse la doctrine ou les comportements, il nous incombe donc de corriger le préjugé simpliste qui oppose le soufisme, « religiosité populaire et passéiste », au réformisme, « mouvement moderne et activiste ». Le regain de fréquentation des ordres soufis que l'on constate actuellement en Égypte comme dans le Bilâd al-Shâm s'explique en partie par l'interdiction ou les entraves à leurs activités que rencontrent les Frères musulmans44. Le phénomène est particulièrement net en Syrie; où les turuq comblent le vide laissé par le réformisme politique bien éradiqué, mais aussi par certains milieux religieux trop frileux. Soulignons ici que les milieux soufis syriens ont accueilli des Frères musulmans dans leurs rangs, après les mesures de répression dont ceux-ci ont fait l'objet45 ; cette capacité d'absorption par le soufisme d'éléments étrangers s'est d'ailleurs manifestée dans maints autres contextes historiques. On peut donc suivre Bruno Étienne jusqu'à un certain point lorsqu'il range ce qu'il appelle le « néo-turuquisme » parmi les « associations islamistes »46 ; par contre, on ne peut voir là « un phénomène de réappropriation du politique sur un mode populaire »47 : divers exemples montrent à l'évidence que le soufisme significatif – et non le dervichisme de quartier, peu important en Syrie au demeurant – attire les classes moyennes et même supérieures de la société48. Du fait de cette diffusion, peut-être ce soufisme a-t-il moins d'exigences spirituelles ou initiatiques ; car il s'efforce avant tout de préserver les valeurs islamiques d'une société désormais largement perméable à l'influence occidentale.

Notes:

1 Majmû' al-fatâwâ, X, Riyâdh, 1398 H, p. 339-340.
2 Cf. Hawâ S., Tarbiyatu-nâ al-rûhiyya (Notre éducation spirituelle), Beyrouth-Amman, 1989, p. 18.
3 Mentionnons à cet égard le livre de Julian Johansen, Sufism and Islamic Reform in Egypt, Oxford, 1996, dont je prépare le compte rendu pour le Bulletin critique des Annales islamologiques.
4 Cité notamment par S. Hawâ, op. cit., p. 17.
5 Cf. Luizard P.-J, « Le rôle des confréries soufies dans le système politique égyptien », Maghreb-Machrek n0131, janv.-mars 1991, p. 52. Quelques lignes plus bas, le chercheur impute au même Ibn Taymiyya le fait que les islamistes rejettent le fanâ' soufi (ibid.).
6 En ce qui concerne les pays arabes, cf. Al-Bûtî M. S., Al-salafiyya, Damas, 1988 ; Al-Makki A. H., Mawqif a'immat al-haraka al-salafiyya min al-tasawwuf wa l-sûfiyya, Le Caire, 1988 ; Al-Lablâwî M., Al-tasawwuf fi turâth Ibn Taymiyya, Le Caire, 1984 ; M. Zakî Ibrâhîm (shaykh Shâzilî), Ahl al-qibla, Le Caire, 1993. Dans la revue officielle du soufisme égyptien, al-tasawwuf al-islâmî, le chef des confréries affirme qu'il lutte contre les mêmes déviations qu'a combattues en son temps Ibn Taymiyya (numéro de Janvier 1994,. p. 7). Pour l'Occident, voir surtout G. Makdisi, « Ibn Taymiyya: a Sûfî of the Qâdiriyya Order », American Journal of Arabic Studies, vol. 1, Leiden, 1973.
7 Un universitaire égyptien me faisait remarquer que les fondamentalistes qui critiquent Ibn 'Arabî au nom d'Ibn Taymiyya n'ont pas toujours lu l'un et l'autre.
8 Cf. les tomes II, X et surtout XI de son Majmû' al-fatâwâ,
9 Cf. Laoust H., Les schismes dans l'Islam, Paris, 1965, p. 340-341.
10 'Abd Al-Qâdir 'Isâ, Haqâ'iq 'an al-tasawwuf, Alep, 1970, p. 586.
11 Cf. l'épître qu'il a rédigée en 1874, intitulée risâla fî-l-wâhidât : l'auteur y épouse la thèse de l'« unicité de l'Être » (wahdat al-wujûd).
12 Cf. Carré 0., Michaud G., Les Frères musulmans, Paris, 1983, p. 14 ; TRIMINGHAM J. S., The Sufi Orders, Oxford, 1971, p, 251.
13 Cf. Seurat M., L'Etat de barbarie, Paris, 1989. p. 73 ; LE GAC D., La Syrie du général Assad, Paris, 1991, p. 137.
14 Carré 0., Michaud G., Op. cit., p. 23.
15 Cf. par exemple Kaminsky C., Kruk S., La Syrie : politiques et stratégies, Paris, 1987, p. 161.
16 Cf. Carré 0., Michaud G., op. cit., p. 158.
17 Cf. Hawâ S., op. cit., p. 17.
18 Ibid.
19 Les deux autres volumes s'intitulent al-Mustakhlas fî tazkiyat al-anfus, Beyrouth, s.d., et Muzakkirât fî manâzil al-siddîqîn wa-l -rabbâniyyîn, Beyrouth, 1988.
20 Cf. Al-Bûtî M. S, op. cit., p. 156, 158, 199 et 266.
21 Cf. Qutb M,, Mafâhîm yanbaghî an tusahhah, Le Caire, 1987, p. 311-332.
22 Bornons-nous à des auteurs syriens, tels S. Hawâ, qui affirme que le soufisme doit revenir à sa vraie nature qui est le Jihâd (op. cit., p. 11), et M. Shaykhani, Al-tarbiya al-fûhiyya bayna al-sûfiyyin wa-l -salafiyyîn, Damas, 1985, p. 11-12.
23 Mentionnons le shaykh 'Alî al-Daqr (m. 1943} et le shaykh Ahmad al-Hârûn (m. 1962) ; celui-ci est considéré comme le grand saint damascène du xxe siècle.
24 Cf. Geoffroy Eric, Le soufisme en Égypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, Ifead, Damas, 1995, p. 116-119 et p. 172-175.
25 Cf. Luizard P.-J., op. cit., p. 31-32.
26 Cf. Geoffroy Eric, op. cit., notamment p. 161-163.
27 Cf. 'Al-Habash M., al-Shaykh Amîn Kuftârû, Damas, 1989, p. 107.
28 Shaykhânî, un de ses disciples, souligne d'ailleurs qu'il a voulu réduire le clivage entre soufis et salafis ; cf. al-Tarbiya al-rûhiyya, p. 101. Notons au passage la similitude du titre de ce livre et de celui de S. Hawâ.
29 Shaykhânî, op. cit., p. 280.
30 Ibid., p. 279, et Hawâ S., op. cit., p. 13.
31 Al-Bûtî M. S., op. cit., p. 196-197.
32 Al-Habash, op. cit., p. 76-81 ; Shaykhani, op. cit., p. 278-279. À ce propos, M. S. Al-Bûtî affirme que beaucoup de questions litigieuses concernant le soufisme s'éclairent si l'on a recours à l'ijtihâd (op. cit., p. 193). Sur la position des salafiyya concernant l'ijtihâd et le taqlîd, cf. Encyclopédie de l'Islam 2, IV, p. 158.
33 Cf. Geoffroy E., op. cit., p. 485-486.
34 Cf. O'Fahey R. S., Enigmatic Saint Ahmad Ibn Idris and the Idrisi Tradition, Londres, 1990 ; Vikor K. S., Sufi and Scholar on the Desert Ëdge: Muhammad b. 'AIî al-Sanûsî, thèse de philosophie soutenue à l'université de Bergen, Norvège, en 1991.
35 Cf. Al-Bânî M. B. (disciple du shaykh Kuftârû), AI-Murshid al-mujaddid, Damas, s.d., p.123, 131-137, 144-145...
36 Cf. Seurat M.,op. cit.,p.60.
37 Cette fatwa a été reproduite dans le Journal Asiatique XVIII, série 6,1871, p. 167-178. L'intransigeance d'Ibn Taymiyya à l'égard des « gens du Livre » est notoire.
38 Cf. Carré 0., Michaud G., op. cit., p. 158.
39 Al-Bânî M. B., op. cit.,p.139.
40 G. Michaud indique seulement que les détenus étaient des « Frères musulmans ou apparentés pour la plupart » ; il y aurait eu entre 700 et 1 100 morts ; cf. Carré 0., Michaud G., op. cit.. p. 147-148,229...
41 Cf. De Jong F., « Les confréries mystiques musulmanes au Machreq arabe », Les ordres mystiques dans l'Islam, cheminements et situation actuelle, Paris, 1986, p. 216. En 1979, le shaykh de la Rifâ'iyya avait été tué et les activités de cette voie initiatique interdites.
42 Cf. Majzarat Hamâ {« le massacre de Hama »), livre édité en 1983 par l'Alliance nationale pour la libération de la Syrie, p. 32 ; voir également Cf. Carré 0., Michaud G., op.cit ., p.160.
43 Majzarat Hamâ, p,73.
44 P. J. Luizard en fait le constat pour l'Égypte, op. cit., p. 31.
45 Comme le remarque F. De Jong, op. cit., p. 216.
46 Cf. Etienne B., L'islamisme radical, Paris, 1987, p. 218.
47 Ibid.
48 P.-J. Luizard fait la même observation en ce qui concerne l'Égypte, op. cit., p. 31.

Source: http://ema.revues.org/index253.html#ftn2

samedi 13 mars 2010

Zheng He, navigateur musulman chinois du XVe siècle


Zheng He, navigateur musulman chinois du XVe siècle

Zheng He 鄭和 (1371-1433), surnommé “l'Eunuque aux trois joyaux”, né en 1371 et mort en 1433, était un eunuque chinois et un explorateur maritime célèbre. Il a fait le tour du monde il y a 600 ans, a permis à la Chine d'acquérir une réputation de pays amical et puissant.

En tant qu'émissaire commercial et politique de l'empereur chinois, il a parcouru les mers, avec ses 27 000 hommes à bord de 200 navires, sur plus de 50 000 kilomètres, et visité plus de 30 pays en Asie et en Afrique, dont l'Indonésie, durant 28 ans de 1405 à 1433. Ses voyages ont devancé de 87 ans ceux de Christophe Colomb, de 92 ans ceux de Vasco da Gama et de 114 ans ceux de Fernand de Magellan.

Zheng He, Ma He de son nom d'origine, est né en 1371 dans une famille pauvre de l'ethnie Hui (qui partique l'Islam), dans la province du Yunnan dans le sud-ouest de la Chine.

Son grand-père et sont père ont effectué un pèlerinage à la Mecque par voie terrestre. Leurs voyages ont beaucoup contribué à l'éducation du jeune Zheng He. Dès son adolescence, il parlait l'arabe et le chinois.

Recruté comme serveur par la famille impériale à l'âge de dix ans, Zheng He fut désigné deux ans plus tard comme faisant partie de la suite du prince Yan, qui devint plus tard l'empereur Yong Le.

L'empereur Yong Le chercha à améliorer son image et celle de la Chine en envoyant des flottes spectaculaires et en accueillant des ambassadeurs de pays étrangers à la cour impériale.

Le gouvernement de la flotte a été confié à son favori, Zheng He.

Ses voyages ont beaucoup contribué à la renommée de la dynastie des Ming comme un puissant pouvoir à l'Est et ont aidé à réaliser de grands progrès dans les domaines économique et diplomatique.

Zheng He est décédé dans la 10e année du règne de l'empereur Xuande (1433) des Ming et fut enterré dans la colline de Tête de taureau (Niushou) dans la banlieue sud de la ville actuelle de Nanjing dans la province du Jiangsu.

En 1983, lors du 580e anniversaire du voyage de Zheng He, son tombeau a été restauré. Le nouveau tombeau a été construit sur le site du tombeau original et reconstruit selon les moeurs et coutumes islamiques.



Hypothèse de la découverte de l'Amérique

Une thèse récente, exposée en 2002 par l'auteur britannique Gavin Menzies, prétend même qu'une partie de la flotte aurait contourné le sud du continent africain pour remonter l'Atlantique jusqu'aux Antilles, une autre partie aurait franchi le détroit de Magellan pour explorer la côte ouest de l'Amérique et, finalement, une autre aurait navigué dans les eaux froides de l'Antarctique. Les côtes de l'Australie n'auraient pas été laissées de côté lors des ces voyages d'exploration.

Cette thèse fut élaborée à partir de l'étude d'anciennes cartes maritimes italiennes et portugaises antérieures aux voyages de Christophe Colomb et montrant des îles et territoires inconnus des Européens à cette époque, interprétés généralement par les historiens comme des îles imaginaires. L'auteur affirme que ces territoires correspondent bel et bien à des terres réelles, contredisant l'explication généralement admise. Bien que cette thèse fût bien accueillie par les milieux universitaires chinois, elle est toutefois controversée et recueille un scepticisme prudent de la part des historiens. Seule la découverte de vestiges physiques (épaves de navires, artefacts chinois) et la découverte de textes historiques relatant ces voyages (qui en théorie, ont tous été détruits) dans les archives chinoises pourront confirmer les affirmations de l'auteur.

À l'époque de Zheng He, la marine chinoise était la plus puissante du monde, de par le nombre et la taille de ses navires, le nombre de ses marins et la modernité des technologies employées. Mais toutes les explorations entreprises n'aboutirent à aucune colonisation, la Chine se repliant sur elle-même pour vivre en autarcie dès 1433. L'interdiction de construire de grands navires, la destruction des grandes jonques et de leurs plans, réduisirent à néant l'immense potentiel chinois en matière d'exploration et toute capacité de tenir en respect les Européens qui allaient bientôt sillonner les mers d'Asie.

Pour expliquer le peu de suites de ces expéditions, on met généralement en avant le fait que la Chine impériale se considérait comme le centre du monde (« l'Empire du Milieu »). Il faut surtout comprendre que la Chine de l'empereur Yongle n'avait, en termes commerciaux, pas beaucoup à attendre des autres nations - alors que les grands voyages espagnols et portugais étaient à l'origine motivés par le commerce des épices.

Les voyages de Zheng He étaient donc avant tout des opérations de prestige destinées à affirmer la puissance de l'Empire des Ming et à gagner la reconnaissance de royaumes lointains - d'où les échanges de produits de luxe, qui relevaient plus de la pratique du tribut que de vraies opérations commerciales. La différence est donc grande avec les expéditions qui partirent d'Europe quelques années plus tard. Si les expéditions de Zheng He augmentèrent grandement le prestige de l'Empire dans toute l'Asie, elle n'étaient pas rentables économiquement et ne constituaient pas un enjeu politique primordial - ce qui explique sans doute que la Chine ait sabordé ce qui était alors la marine la plus formidable de l'Histoire.

Source: http://www.chine-informations.com/guide/chine-zheng-he_222.html

mardi 2 mars 2010

Un soufi réformiste, le shaykh Muhammad Hasanayn Makhlûf (1861-1936) Critique du soufisme officiel (7sur8)



Un soufi réformiste, le shaykh Muhammad Hasanayn Makhlûf (1861-1936) Critique du soufisme officiel (7sur8)

Critique du soufisme officiel


Le shaykh Makhlûf rend le Conseil soufi responsable de la propagation de ces « innovations », l'accusant de ne pas remplir le rôle pour lequel il a été créé. La création du Conseil soufi (1895) a constitué l'aboutissement d'une législation mise en place tout au long du XIXe siècle afin de contrôler les activités des confréries soufies1. En 1812, Muhammad 'Alî promulgua un firman attribuant au shaykh Muhammad al-Bakrî (m. 1855) une autorité exclusive sur toute la mystique selon un principe d'ancienneté (qadam) qui obligeait les confréries à se soumettre à son contrôle. Désormais le choix de tout nouveau shaykh devait être approuvé par al-Bakrî. En outre, ce dernier nommait les gardiens de tombeaux, présidait aux festivités des grands mawlid-s et arbitrait les conflits entre confréries. Les activités de ces dernières, réunions soufies (hadra) et mawlid devaient recevoir l'autorisation du shaykh. Pour échapper à ce contrôle, nombre de confréries refusèrent de se faire enregistrer au Conseil soufi et vécurent jusqu'à aujourd'hui dans une semi-clandestinité.


Ce contrôle sur les confréries s'est accompagné d'une volonté de l'État de les pousser vers la voie de la modernisation. Il interdit certaines pratiques confrériques jugées scandaleuses comme la cérémonie du piétinement, dawsa. Cette pratique était surtout propre aux membres de la Sa'diyya et de la Rifâ'iyya ; le shaykh passait à cheval sur les corps des disciples étendus à plat ventre sur le sol. Le shaykh à l'origine de ces réformes fut Muhammad Tawfîq al-Bakrî (m. 1932). Il succéda à son frère 'Abd al-Bâqî à la présidence des shaykh-s de confréries soufies (shaykh mashâyikh al-turuq al-sûfiyya) et à la fonction de syndic des descendants du Prophète (naqîb al-ashrâf) (Delanoue, 1982 : 254). Fortement influencé par le réformisme de Muhammad 'Abduh et de Rashîd Ridâ, il tenta lui-même d'appliquer leurs principes aux confréries soufies entre la fin du XIXe et le début du XXe siècles. Pourtant, dans les années vingt, M. H. Makhlûf estimait que le Conseil soufi était composé de membres qui n'étaient pas à la hauteur de leur charge : « les objectifs de ce conseil, écrivait-il, sont clairs et précis : suivre la voie de Dieu et guider les gens sur cette voie » (Makhlûf, 1926 : 24). Le président du Conseil soufi a reçu cet héritage prophétique qu'il doit transmettre. Sa tâche est lourde et nécessite des qualifications : être savant en sciences religieuses et agir en fonction de cette science ('âliman 'âmilan).

Le problème résidait pour M. H. Makhlûf dans le manque de guides qualifiés et de vrais disciples. Tous les manuels de soufisme consacrent un chapitre à la fonction de guide spirituel, de shaykh, et aux qualifications que cette fonction requiert afin que l'aspirant à la voie puisse faire la différence entre le vrai soufi et le pseudo-shaykh qui corrompt la voie : « Les pseudo-shaykh-s sont sortis du droit chemin, ils ont laissé tomber leurs prières, suivi leurs passions, haï la science et prétendu que la voie avait ses propres règles autres que la sharî'a, alors que la tarîqa n'est que l'application de la sharî'a » (Makhlûf, 1926 : 25).


M. H. Makhlûf chercha à purifier le soufisme pour le rendre conforme aux idées réformistes tout en gardant une identité soufie. Au-delà d'un discours qui entendait coller à la pensée religieuse moderne et s'adapter aux changements de la société, il ne pouvait interdire radicalement des pratiques violemment attaquées par les réformistes, c'est-à-dire la visite des saints, car comme l'écrit Michel Chodkiewicz, « soufisme et sainteté sont inséparables : sans les saints, il n'y a pas de soufisme ; il naît et se nourrit de leur sainteté et a pour fonction de la reproduire » (Chodkiewicz, 1986 : 24).

Notes:

Sur l'institutionnalisation de la mystique en Égypte, voir F. De Jong (1978).