lundi 31 janvier 2011

La dimension spirituelle et gnostique de la calligraphie : du sentiment esthétique à la voie vers l’Origine de toute beauté
















L’œuvre d’art est le résultat d’un processus complexe dont les composantes principales sont recherche, réaction au milieu, sensibilité, choix de matériaux et de thèmes. La combinaison de ces composantes donnerait à la création artistique une signification particulière. Il est évident que l’analyse et l’évaluation esthétique de l’œuvre d’art ne peuvent pas rester indifférentes à l’influence et au mode de combinaison de ces éléments.
                                                          Calligraphie de Esrâfil Shirtchi

L’évaluation rationnelle de l’œuvre d’art est une discipline dont les origines remontent au siècle des Lumières. C’était une réaction à l’ambiguïté tant détestée par les philosophes de cette époque. La critique rationnelle de l’œuvre d’art est donc un phénomène né dans le monde occidental. Il est vrai pourtant que les philosophes classiques de la Grèce antique, notamment Platon et Aristote, avaient eux aussi étudié les valeurs rationnelles de l’œuvre d’art ; mais chez eux, les analyses esthétiques des arts – surtout les arts plastiques – n’avaient jamais été aussi méthodiques que chez les critiques des Temps modernes.



Dans les cultures orientales, l’analyse rationnelle de l’œuvre d’art n’a jamais pris la forme d’une science. Autrement dit, quelle qu’en soit la raison, la science esthétique n’est jamais apparue dans l’esprit oriental. En absence d’une science esthétique locale (surtout en Iran et dans le domaine des arts traditionnels), les critiques d’art n’ont eu d’autre choix que de s’adapter aux critères de l’esthétique occidentale : la philosophie, la psychologie et la sociologie de l’art, telles qu’elles avaient été perçues en Occident. Dans de très nombreux cas, cette adaptation a entraîné la mauvaise analyse, voire le reniement de certains arts traditionnels et de leurs valeurs esthétiques dans le monde oriental. En effet, l’évaluation esthétique des arts traditionnels islamiques, en s’appuyant sur les références et les critères strictement rationnels, ont conduit souvent les critiques d’art à de mauvais résultats, et ce d’autant plus que leur perception du rationalisme occidental était parfois trop superficielle.



Sans vouloir dédaigner les acquis de l’esthétique occidentale, il nous semble parfois qu’elle n’est souvent qu’une science des formes et des figures dans le cadre de leur perception humaniste. Ceci étant dit, l’esthétique occidentale tend à connaître le fait objectif et rationnellement définissable. Son but est donc de connaître et de faire connaître la réalité matérielle.



Par contre, l’art traditionnel oriental est un phénomène composé de formes et de figures d’une part, de l’intuition et de la métaphysique de l’autre. Par conséquent, pour évaluer les valeurs esthétiques des arts traditionnels ou pour analyser l’expérience esthétique des artistes traditionnels, il conviendrait d’exploiter les méthodes de l’esthétique occidentale, tout en essayant de le développer et de lui donner une marge de manœuvre pour identifier les aspects inconnus et occultes de l’art traditionnel.



La calligraphie est l’art traditionnel oriental le plus méthodique qui obéit à une géométrie déterminée et strictement définie. En effet, la calligraphie semble nier souvent l’importance de la créativité et de l’individualité de l’artiste, d’où le jugement sévère de certains critiques qui estiment que la calligraphie n’est pas un art, mais une technique rigide et sans âme. Dans le présent article, nous nous interrogerons sur les valeurs esthétiques de la calligraphie islamique, pour y chercher les traces de la créativité artistique qui font consister la valeur de la représentation dans l’intensité de l’expression.



Définition de la calligraphie

Dans les cultures orientales et asiatiques, la calligraphie (du grec : kalligraphia « belle écriture ») [Osborne, p. 185] est une activité noble, « considérée par les musulmans comme une vertu » [Soudâvar, p. 20]. Cette valeur n’est pas produite uniquement par la création de belles formes pour les lettres de l’alphabet et de belles compositions visuelles pour les mots d’un texte, car la calligraphie est un effort pour créer des liens sémantiques entre la forme visuelle du texte et son contenu, à travers l’esprit de l’artiste calligraphe. En réalité, l’apparition de l’art calligraphique est due au fait que certains textes n’étaient pas considérés comme un ensemble de mots véhiculant un message ordinaire, mais un contenu céleste. Ainsi pour pouvons définir la calligraphie comme un effort visant à révéler et à manifester les liens entre l’apparence et la substance d’un texte.



Dans les cultures musulmanes, la calligraphie est avant tout un instrument esthétique pour l’écriture du texte coranique, de sorte que la forme visuelle de l’écriture soit à la hauteur de la parole céleste. Les musulmans se sont peut-être demandé : « Ne pourrions-nous pas inventer un spectacle pour les yeux aussi agréable que le chant coranique pour les oreilles ? » [Ferrier, p. 29]. Cela a conduit les calligraphes musulmans à perfectionner la cohérence entre la forme et le contenu. Mais pouvons-nous limiter la définition de la calligraphie dans le cadre du texte calligraphié ? « La vraie calligraphie est composée de plusieurs facteurs : la compréhension sociale de l’écriture, l’importance du texte sur le plan sociologique, les lois de la calligraphie fondées souvent sur une vision mathématique, le rapport entre le texte et la mise en page, les matériaux utilisés par le calligraphe, et enfin l’habilité et l’expérience ­[du calligraphe] » [Gaver, p. 207].





Calligraphie de Mohammad Heydari La communauté musulmane avait donc saisi la nécessité d’une compréhension de l’écriture, d’où l’obligation d’écrire et de lire correctement. Cela a conduit les musulmans à inventer des lois et des règles claires et transparentes pour l’écriture. D’après les documents historiques, cela s’est avéré être une nécessité vitale, car l’écriture n’avait pas de racines très profondes dans la société arabe d’avant l’islam. [Ayati, p. 10] La compréhension de l’écriture, l’importance du texte coranique aux yeux des musulmans, et enfin l’importance que les cultures voisines (perse et byzantine) donnaient à la géométrie et aux mathématiques, ont préparé le terrain à la naissance de la calligraphie islamique.



Etant donné que la modification de la forme des lettres de l’alphabet semblait difficile, voire impossible, les copistes et les calligraphes musulmans ont essayé progressivement d’épurer et d’affiner l’écriture en s’inspirant des règles géométriques et mathématiques. Ils ont donc créé une « géométrie spirituelle » [Khatibi & Sijelmassi, p. 6] pour souffler de l’âme dans le corps des lettres et des mots. Dans les civilisations perse et byzantine, les mathématiques et la géométrie étaient considérées comme les sciences permettant de découvrir, à un certain niveau, les vérités spirituelles et métaphysiques. Ils estimaient que « les mathématiques et la science des nombres et des chiffres étaient des instruments entre les mains des divinités pour qu’elles se manifestent dans le monde matériel, en donnant de la transparence à la matière et de la translucidité à la masse informe. » [Khatibi & Sijelmassi, p. 6]



Les formes géométriques prennent ainsi une grande importance dans les arts islamiques. Quant à la calligraphie, le premier pas à franchir consistait à acquérir une compréhension géométrique des éléments de base de l’écriture arabe : a) point standard, b) ‘Alef’ standard (première lettre de l’alphabet arabe :ا ,الف), c) cercle standard. [Gaver, p. 209]



Les liens profonds entre l’écriture et les croyances religieuses des musulmans, au travers du Coran qui, dans la vision islamique, est le fait céleste par excellence, ont donné à la calligraphie le prestige d’être l’art le plus noble et le plus vertueux. Le calligraphe était donc un artiste religieux pour qui le fait céleste (le Coran) était la source d’inspiration la plus importante. Pour lui, l’expérience artistique est un périple de l’univers de la matière vers l’univers des essences. Dans l’analyse esthétique de la calligraphie islamique, il faut donc être sensible à ces aspects métaphysiques attribués à l’art de la belle écriture, et ne pas s’enfermer dans la rationalité des perceptions humaines.



Les instruments et les matières utilisées pour l’écriture n’ont pas joué de rôle fondamental dans l’apparition de l’art calligraphique, mais il est certain qu’ils ont eu un rôle important à jouer dans la détermination des « types » de la calligraphie. De ce point de vue, l’usage du calame (roseau taillé dont les Anciens se servaient pour écrire) et de l’encre de Chine est une caractéristique importante de la calligraphie islamique et joue un rôle déterminant dans certaines valeurs esthétiques de cet art. Dans la calligraphie de l’Extrême-Orient, ce rôle est joué par le pinceau. Il est évident que dans les deux arts calligraphiques islamique et chinois, le calame et le pinceau ne peuvent se substituer, car chaque instrument fait partie de la géométrie qui est propre à chacun de ces deux arts calligraphiques.





Calligraphie de Alirezâ Barezkâr Particularités esthétiques de l’art calligraphique

Expressivité de l’art sacré



Dans le jargon de l’esthétique moderne, on utilise souvent des qualificatifs comme dynamique, brillant, médiocre, efficace, etc. [Henfling, p. 97]. Dans la culture traditionnelle, on utilisait d’autres termes pour qualifier une œuvre calligraphique : solide, doux, correct, simple, sincère, majestueux… Mais au-delà de ces qualificatifs modernes ou anciens, « l’expressivité » est un élément important qui permet d’évaluer les caractéristiques esthétiques d’une œuvre d’art. Selon ce principe d’expressivité, l’œuvre d’art doit véhiculer un sens. En d’autres termes, elle doit exprimer une idée, une sensation ou une intuition. La calligraphie est-elle un art « expressif » ? Si nous supprimons la rhétorique, la signification des mots et des phrases, quel autre message pourrait être véhiculé par la calligraphie ? Dans le domaine des arts religieux, si la calligraphie n’avait pas été mise au service de l’écriture du texte coranique, comment aurait-elle été considérée comme art religieux ? Est-ce uniquement le thème (le Coran) qui fait de l’art calligraphique, un art religieux ?



Pour répondre à ces questions, il faut préciser que si la calligraphie n’avait pas été exploitée en tant que moyen d’expression des notions métaphysiques, elle n’aurait pas dépassé les limites de « technique » et ne serait jamais devenue un art. Il est donc exclu de croire que la calligraphie aurait pu ne pas être utilisée pour l’écriture du texte coranique. Comme nous l’avons déjà évoqué, la présence du livre sacré est à l’origine de l’apparition et du développement de la calligraphie islamique. Il est à noter ici que dans les civilisations où il n’existait pas de liens avec un texte sacré, comparable aux liens existant dans les civilisations orientales, la nécessité du développement de l’art calligraphique n’a jamais été ressentie.



En tout état de cause, dans le monde musulman et dans les civilisations de l’Extrême-Orient, certains textes étaient considérés comme particulièrement sacrés. « Ce caractère sacré signifiait que ces textes étaient porteurs d’une essence pure, invisible et surnaturelle » [Sattâri, p. 71]. Dans ce sens, nous pouvons dire que le premier verset de la sourate LXVIII du Coran (« Le Calame ») est une indication qui pourrait inspirer les humains pour qu’ils réfléchissent aux caractéristiques inconnues de l’écriture et des propriétés occultes des lettres de l’alphabet : « Noun. Par le calame et ce qu’ils écrivent. » Cela a amené les artistes calligraphes musulmans à s’efforcer constamment de créer de nouvelles formes d’écriture. [Ferrier, p. 306]



La réalité du monde spirituel et son lien avec l’expression



Dans la vision traditionnelle du monde, l’existence du monde spirituel est considérée comme une réalité indéniable. « Le sacré est assimilé d’abord au pouvoir ensuite à la vérité. Le sacré est plein d’existence, tandis que le pouvoir sacré signifie la pure vérité, de la continuité et de l’utilité » [Eliade, p. 13]. Dans cette vision des choses, l’artiste calligraphe a des liens avec la vérité du sacré et le monde spirituel. Mais de quel aspect de ce monde sacré la calligraphie se fait-elle l’expression ? Le monde spirituel n’est pas celui des émotions et des sentiments humains. C’est le monde des vérités pures et de la perfection. Dans la vision traditionnelle du monde, le monde spirituel est l’univers des idées où chaque phénomène est représenté dans sa forme la plus parfaite (donc la plus belle). Par conséquent, la vérité serait la beauté absolue. L’artiste qui se tourne vers ce monde spirituel se détache de l’expression des différents aspects de ce bas monde, et se met au service de l’expression de la vérité céleste. Voilà la particularité la plus remarquable de l’art religieux. « L’art traditionnel s’occupe des vérités qui ont des liens profonds avec les traditions dont l’art doit être l’expression esthétique. » [Nasr, p. 495]



Les arts traditionnels sont des arts appliqués et expressifs



Etant donné le statut des traditions en tant que vérités indéniables, les arts traditionnels apparaissent comme des instruments qui répondent aux besoins réels et effectifs de l’humanité. L’art traditionnel est donc dans sa définition un art appliqué. Il est intéressant de savoir que les détracteurs des arts traditionnels s’attaquent exactement à leur vocation utilitaire. En ce qui concerne la calligraphie, ils disent que l’artiste calligraphe se sert des formes statiques et très peu évolutives de l’alphabet pour véhiculer certaines pensées humaine ou ses idées et croyances hiératiques. Ces critiques proposent ensuite l’hypothèse de la suppression des significations sémantiques de l’écriture pour en déduire que dans ce cas, la calligraphie (libérée des conventions sémantiques de l’écriture) révélerait sa juste valeur esthétique fondée sur des formes qui ne signifieraient pratiquement rien. Ils concluent finalement que la calligraphie n’est qu’un instrument à vocation utilitaire pour enregistrer et exprimer les pensées humaines.



Or, dans la vision traditionnelle, l’aspect utilitaire de l’art est sa valeur principale, car il met l’art au service de l’expression de la beauté absolue, c’est-à-dire la vérité absolue. « L’art traditionnel est un art utilitaire dans le sens exact du terme. Mais cette utilité n’est pas au service de l’homme en tant qu’être mortel, mais au service de l’homme dans le sens que l’humain est le lieu-tenant (khalifa) de Dieu sur la terre. La beauté est une nécessité de la vie pour l’homme traditionnel qui en a besoin, il a besoin d’une maison pour s’abriter contre la chaleur et le froid. » [Nasr, p. 496]



La compréhensibilité de la beauté est un moyen pour l’homme qui vit dans une civilisation traditionnelle de sortir de la matérialité de son existence, et de se rapprocher de la divinité. L’homme mortel se tourne ainsi vers la spiritualité en tant que moyen lui assurant son éternité. Le lien qu’il établit avec le monde occulte est un rapprochement de la perfection infinie. Chaque beauté et chaque expérience esthétique permettent à l’homme traditionnel de se rapprocher davantage de la source de l’émanation divine.



L’expression de la beauté est la finalité de l’art calligraphique



L’artiste calligraphe s’efforce de comprendre la beauté. Cette recherche de la beauté prend tout son sens dans une sphère culturelle où la calligraphie est considérée comme un phénomène provenant de la spiritualité. L’artiste se met en quête de la perfection, et pour reproduire les formes calligraphiques, il s’inspire du monde spirituel. En d’autres termes, l’imagination de l’artiste est fortement influencée par l’idée de la reproduction de la beauté absolue : la vérité. Le philosophe et théologien Ghazzâli (1058-1111) écrit que l’imagination ne prend pas les formes et figures du monde des apparences et des sensations, mais s’inspire directement de la source principale des formes et figures du monde céleste. Ghazzâli ajoute que l’expression de la beauté absolue est donc celle de la pure vérité. De ce point de vue traditionnel, « la calligraphie est l’expression de la spiritualité » [Ferrier, p. 306]. Le calligraphe cherche donc la meilleure équation entre les composantes de l’écriture et les formes géométriques. Les particularités esthétiques de son travail font ressortir somptuosité, énergie, mobilité et désir d’émancipation.



La calligraphie créative

Pour montrer que la calligraphie peut être une activité artistique créative et inventive, il faut évoquer plusieurs caractéristiques de son esthétisme.



Innovation



L’art calligraphique est souvent accusé de répéter à l’infini des formes statiques. Certes, ces formes ont évolué pour arriver à une perfection relative, et les artistes n’ont plus la possibilité d’y intervenir pour innover ou inventer [Castera, p. 20]. Il faut admettre que l’art calligraphique est sous l’emprise de la géométrie et des mathématiques. Mais au sein de cette géométrie stable, l’artiste calligraphe dispose d’une marge de manoeuvres qui lui donne la liberté de varier et d’inventer des styles différents. La diversité des écritures islamiques témoigne de la liberté d’action du calligraphe pour exhaler son imagination, sa créativité et son individualité. Mais la nature géométrique de la calligraphie confine ces innovations, et les force à rester dans l’espace défini par les règles mathématiques. Il ne s’agit donc pas d’innovation dans le sens occidental du terme, car dans l’art occidental, l’artiste est autorisé à considérer les choses d’une manière subjective en donnant la primauté à ses états de conscience. Le travail du calligraphe oriental semble plus difficile, car il devra encadrer sa subjectivité par les règles. La créativité et l’individualité sont exprimées à posteriori, lorsque l’artiste calligraphe réussit à montrer sa « sincérité » et sa « dignité ».



Sincérité et dignité



Au-delà des règles techniques, la calligraphie islamique est fondée sur une série de caractéristiques qualificatives. Le calligraphe apprend d’abord les principes techniques de son art. Ensuite, les qualités visuelles de son travail ressortent progressivement de ses œuvres. Il peut arriver à l’étape de la « sincérité » [Mayel Heravi, p. 151], une qualité plus ou moins mystique qui permet à l’artiste de manifester un peu sa subjectivité. Cependant, les signes extérieurs de l’innovation et de l’individualité ne sont pas encore visibles.



L’artiste calligraphe doit ensuite atteindre l’étape suivante, celle de la « dignité ». En s’appuyant à ce qu’il a appris techniquement, le calligraphe a le droit de montrer ses perceptions et idées, en respectant les principes et les caractéristiques des formes stables. L’artiste qui arrive à cette étape n’imite plus son maître. Son œuvre est témoin d’une nouvelle personnalité artistique. L’artiste devra alors « se libérer » de tout ce qui est pompeux et emphatique.





Calligraphie de Alirezâ BarezkârLiberté



Un style libéré de tout élément emphatique permet à l’artiste calligraphe d’exprimer son imagination, dans le respect des règles. C’est en atteignant ce stade que l’artiste crée des œuvres originales et inimitables. Le calligraphe n’obéit plus qu’à sa foi. Les mouvements du calame ne répètent plus ce que l’artiste avait déjà appris et longtemps répété, mais une forme perfectionnée et évoluée des formes qui lui semblaient autrefois statiques et éternelles. Plus l’artiste se libère, plus les lignes droites disparaissent dans son œuvre pour céder la place aux courbes. En effet, dans la calligraphie iranienne, l’évolution historique de l’art calligraphique est caractérisée par un mouvement général conduisant les artistes de la ligne droite vers la courbe. C’est une évolution cosmique, car le cercle est le symbole du cosmos (du grec « kosmos », bon ordre), c’est-à-dire l’univers considéré comme un système bien ordonné. Dans la vision traditionnelle, l’homme est un microcosme, un petit univers et une image réduite du monde auquel il correspond, partie à partie. Il a donc la capacité de créer. Les formes calligraphiques évoluées et innovées symbolisent le processus de la création à l’intérieur de l’homme. La technique artistique de l’art abstrait, si cher aux yeux des artistes occidentaux, est alors manifestée dans la calligraphie islamique sous forme d’une abstraction géométrique. Cette expression ne devient possible que lorsque l’artiste arrive à l’étape de la « liberté ». Dans cette vision propre à l’art traditionnel, la créativité, l’innovation et l’individualité ne sont pas perçues à la lumière de la rupture ou la négation, mais dans le sens de la continuité et de la perfection.



Conclusion

L’évaluation des valeurs esthétiques des arts traditionnels en général, et de la calligraphie en particulier, ne serait possible que grâce à la connaissance de la nature et de l’essence de ces activités artistiques. Il est certain que cette connaissance ne peut être comprise selon des références et des critères étrangers à la vision du monde de l’art traditionnel. « La compréhension de l’art calligraphique est rendue possible uniquement grâce à la connaissance des origines culturelles, littéraires, religieuses et historiques de la civilisation au sein de laquelle la calligraphie a évolué. » [Safwat, p. 9] L’objectif de l’historien des arts n’est pas de prouver que les arts traditionnels correspondent ou non aux valeurs et aux critères occidentaux. La comparaison avec ces critères ne serait donc légitime que pour rendre justice à la calligraphie et reconnaître que ses valeurs vont au-delà de son cadre local.

L’esthétisme de la calligraphie islamique

L’esthétisme de la calligraphie islamique

Alirezâ Hâshemi-Nejâd 

Traduit par :
Babak Ershadi



Introduction
L’œuvre d’art est le résultat d’un processus complexe dont les composantes principales sont recherche, réaction au milieu, sensibilité, choix de matériaux et de thèmes. La combinaison de ces composantes donnerait à la création artistique une signification particulière. Il est évident que l’analyse et l’évaluation esthétique de l’œuvre d’art ne peuvent pas rester indifférentes à l’influence et au mode de combinaison de ces éléments.

L’évaluation rationnelle de l’œuvre d’art est une discipline dont les origines remontent au siècle des Lumières. C’était une réaction à l’ambiguïté tant détestée par les philosophes de cette époque. La critique rationnelle de l’œuvre d’art est donc un phénomène né dans le monde occidental. Il est vrai pourtant que les philosophes classiques de la Grèce antique, notamment Platon et Aristote, avaient eux aussi étudié les valeurs rationnelles de l’œuvre d’art ; mais chez eux, les analyses esthétiques des arts – surtout les arts plastiques – n’avaient jamais été aussi méthodiques que chez les critiques des Temps modernes.

                                                                                                               

                                 Calligraphie de Esrâfil Shirtchi 

Dans les cultures orientales, l’analyse rationnelle de l’œuvre d’art n’a jamais pris la forme d’une science. Autrement dit, quelle qu’en soit la raison, la science esthétique n’est jamais apparue dans l’esprit oriental. En absence d’une science esthétique locale (surtout en Iran et dans le domaine des arts traditionnels), les critiques d’art n’ont eu d’autre choix que de s’adapter aux critères de l’esthétique occidentale : la philosophie, la psychologie et la sociologie de l’art, telles qu’elles avaient été perçues en Occident. Dans de très nombreux cas, cette adaptation a entraîné la mauvaise analyse, voire le reniement de certains arts traditionnels et de leurs valeurs esthétiques dans le monde oriental. En effet, l’évaluation esthétique des arts traditionnels islamiques, en s’appuyant sur les références et les critères strictement rationnels, ont conduit souvent les critiques d’art à de mauvais résultats, et ce d’autant plus que leur perception du rationalisme occidental était parfois trop superficielle.

Sans vouloir dédaigner les acquis de l’esthétique occidentale, il nous semble parfois qu’elle n’est souvent qu’une science des formes et des figures dans le cadre de leur perception humaniste. Ceci étant dit, l’esthétique occidentale tend à connaître le fait objectif et rationnellement définissable. Son but est donc de connaître et de faire connaître la réalité matérielle.

Par contre, l’art traditionnel oriental est un phénomène composé de formes et de figures d’une part, de l’intuition et de la métaphysique de l’autre. Par conséquent, pour évaluer les valeurs esthétiques des arts traditionnels ou pour analyser l’expérience esthétique des artistes traditionnels, il conviendrait d’exploiter les méthodes de l’esthétique occidentale, tout en essayant de le développer et de lui donner une marge de manœuvre pour identifier les aspects inconnus et occultes de l’art traditionnel.

La calligraphie est l’art traditionnel oriental le plus méthodique qui obéit à une géométrie déterminée et strictement définie. En effet, la calligraphie semble nier souvent l’importance de la créativité et de l’individualité de l’artiste, d’où le jugement sévère de certains critiques qui estiment que la calligraphie n’est pas un art, mais une technique rigide et sans âme. Dans le présent article, nous nous interrogerons sur les valeurs esthétiques de la calligraphie islamique, pour y chercher les traces de la créativité artistique qui font consister la valeur de la représentation dans l’intensité de l’expression.
Définition de la calligraphie

Dans les cultures orientales et asiatiques, la calligraphie (du grec : kalligraphia « belle écriture ») [Osborne, p. 185] est une activité noble, « considérée par les musulmans comme une vertu » [Soudâvar, p. 20]. Cette valeur n’est pas produite uniquement par la création de belles formes pour les lettres de l’alphabet et de belles compositions visuelles pour les mots d’un texte, car la calligraphie est un effort pour créer des liens sémantiques entre la forme visuelle du texte et son contenu, à travers l’esprit de l’artiste calligraphe. En réalité, l’apparition de l’art calligraphique est due au fait que certains textes n’étaient pas considérés comme un ensemble de mots véhiculant un message ordinaire, mais un contenu céleste. Ainsi pour pouvons définir la calligraphie comme un effort visant à révéler et à manifester les liens entre l’apparence et la substance d’un texte.

Dans les cultures musulmanes, la calligraphie est avant tout un instrument esthétique pour l’écriture du texte coranique, de sorte que la forme visuelle de l’écriture soit à la hauteur de la parole céleste. Les musulmans se sont peut-être demandé : « Ne pourrions-nous pas inventer un spectacle pour les yeux aussi agréable que le chant coranique pour les oreilles ? » [Ferrier, p. 29]. Cela a conduit les calligraphes musulmans à perfectionner la cohérence entre la forme et le contenu. Mais pouvons-nous limiter la définition de la calligraphie dans le cadre du texte calligraphié ? « La vraie calligraphie est composée de plusieurs facteurs : la compréhension sociale de l’écriture, l’importance du texte sur le plan sociologique, les lois de la calligraphie fondées souvent sur une vision mathématique, le rapport entre le texte et la mise en page, les matériaux utilisés par le calligraphe, et enfin l’habilité et l’expérience [du calligraphe] » [Gaver, p. 207].



                               Calligraphie de Mohammad Heydari 

La communauté musulmane avait donc saisi la nécessité d’une compréhension de l’écriture, d’où l’obligation d’écrire et de lire correctement. Cela a conduit les musulmans à inventer des lois et des règles claires et transparentes pour l’écriture. D’après les documents historiques, cela s’est avéré être une nécessité vitale, car l’écriture n’avait pas de racines très profondes dans la société arabe d’avant l’islam. [Ayati, p. 10] La compréhension de l’écriture, l’importance du texte coranique aux yeux des musulmans, et enfin l’importance que les cultures voisines (perse et byzantine) donnaient à la géométrie et aux mathématiques, ont préparé le terrain à la naissance de la calligraphie islamique.

Etant donné que la modification de la forme des lettres de l’alphabet semblait difficile, voire impossible, les copistes et les calligraphes musulmans ont essayé progressivement d’épurer et d’affiner l’écriture en s’inspirant des règles géométriques et mathématiques. Ils ont donc créé une « géométrie spirituelle » [Khatibi & Sijelmassi, p. 6] pour souffler de l’âme dans le corps des lettres et des mots. Dans les civilisations perse et byzantine, les mathématiques et la géométrie étaient considérées comme les sciences permettant de découvrir, à un certain niveau, les vérités spirituelles et métaphysiques. Ils estimaient que « les mathématiques et la science des nombres et des chiffres étaient des instruments entre les mains des divinités pour qu’elles se manifestent dans le monde matériel, en donnant de la transparence à la matière et de la translucidité à la masse informe. » [Khatibi & Sijelmassi, p. 6]

Les formes géométriques prennent ainsi une grande importance dans les arts islamiques. Quant à la calligraphie, le premier pas à franchir consistait à acquérir une compréhension géométrique des éléments de base de l’écriture arabe : a) point standard, b) ‘Alef’ standard (première lettre de l’alphabet arabe :ا ,الف), c) cercle standard. [Gaver, p. 209]

Les liens profonds entre l’écriture et les croyances religieuses des musulmans, au travers du Coran qui, dans la vision islamique, est le fait céleste par excellence, ont donné à la calligraphie le prestige d’être l’art le plus noble et le plus vertueux. Le calligraphe était donc un artiste religieux pour qui le fait céleste (le Coran) était la source d’inspiration la plus importante. Pour lui, l’expérience artistique est un périple de l’univers de la matière vers l’univers des essences. Dans l’analyse esthétique de la calligraphie islamique, il faut donc être sensible à ces aspects métaphysiques attribués à l’art de la belle écriture, et ne pas s’enfermer dans la rationalité des perceptions humaines.

Les instruments et les matières utilisées pour l’écriture n’ont pas joué de rôle fondamental dans l’apparition de l’art calligraphique, mais il est certain qu’ils ont eu un rôle important à jouer dans la détermination des « types » de la calligraphie. De ce point de vue, l’usage du calame (roseau taillé dont les Anciens se servaient pour écrire) et de l’encre de Chine est une caractéristique importante de la calligraphie islamique et joue un rôle déterminant dans certaines valeurs esthétiques de cet art. Dans la calligraphie de l’Extrême-Orient, ce rôle est joué par le pinceau. Il est évident que dans les deux arts calligraphiques islamique et chinois, le calame et le pinceau ne peuvent se substituer, car chaque instrument fait partie de la géométrie qui est propre à chacun de ces deux arts calligraphiques.















Particularités esthétiques de l’art calligraphique

Expressivité de l’art sacré

Dans le jargon de l’esthétique moderne, on utilise souvent des qualificatifs comme dynamique, brillant, médiocre, efficace, etc. [Henfling, p. 97]. Dans la culture traditionnelle, on utilisait d’autres termes pour qualifier une œuvre calligraphique : solide, doux, correct, simple, sincère, majestueux… Mais au-delà de ces qualificatifs modernes ou anciens, « l’expressivité » est un élément important qui permet d’évaluer les caractéristiques esthétiques d’une œuvre d’art. Selon ce principe d’expressivité, l’œuvre d’art doit véhiculer un sens. En d’autres termes, elle doit exprimer une idée, une sensation ou une intuition. La calligraphie est-elle un art « expressif » ? Si nous supprimons la rhétorique, la signification des mots et des phrases, quel autre message pourrait être véhiculé par la calligraphie ? Dans le domaine des arts religieux, si la calligraphie n’avait pas été mise au service de l’écriture du texte coranique, comment aurait-elle été considérée comme art religieux ? Est-ce uniquement le thème (le Coran) qui fait de l’art calligraphique, un art religieux ?

Pour répondre à ces questions, il faut préciser que si la calligraphie n’avait pas été exploitée en tant que moyen d’expression des notions métaphysiques, elle n’aurait pas dépassé les limites de « technique » et ne serait jamais devenue un art. Il est donc exclu de croire que la calligraphie aurait pu ne pas être utilisée pour l’écriture du texte coranique. Comme nous l’avons déjà évoqué, la présence du livre sacré est à l’origine de l’apparition et du développement de la calligraphie islamique. Il est à noter ici que dans les civilisations où il n’existait pas de liens avec un texte sacré, comparable aux liens existant dans les civilisations orientales, la nécessité du développement de l’art calligraphique n’a jamais été ressentie.

En tout état de cause, dans le monde musulman et dans les civilisations de l’Extrême-Orient, certains textes étaient considérés comme particulièrement sacrés. « Ce caractère sacré signifiait que ces textes étaient porteurs d’une essence pure, invisible et surnaturelle » [Sattâri, p. 71]. Dans ce sens, nous pouvons dire que le premier verset de la sourate LXVIII du Coran (« Le Calame ») est une indication qui pourrait inspirer les humains pour qu’ils réfléchissent aux caractéristiques inconnues de l’écriture et des propriétés occultes des lettres de l’alphabet : « Noun. Par le calame et ce qu’ils écrivent. » Cela a amené les artistes calligraphes musulmans à s’efforcer constamment de créer de nouvelles formes d’écriture. [Ferrier, p. 306]

La réalité du monde spirituel et son lien avec l’expression

Dans la vision traditionnelle du monde, l’existence du monde spirituel est considérée comme une réalité indéniable. « Le sacré est assimilé d’abord au pouvoir ensuite à la vérité. Le sacré est plein d’existence, tandis que le pouvoir sacré signifie la pure vérité, de la continuité et de l’utilité » [Eliade, p. 13]. Dans cette vision des choses, l’artiste calligraphe a des liens avec la vérité du sacré et le monde spirituel. Mais de quel aspect de ce monde sacré la calligraphie se fait-elle l’expression ? Le monde spirituel n’est pas celui des émotions et des sentiments humains. C’est le monde des vérités pures et de la perfection. Dans la vision traditionnelle du monde, le monde spirituel est l’univers des idées où chaque phénomène est représenté dans sa forme la plus parfaite (donc la plus belle). Par conséquent, la vérité serait la beauté absolue. L’artiste qui se tourne vers ce monde spirituel se détache de l’expression des différents aspects de ce bas monde, et se met au service de l’expression de la vérité céleste. Voilà la particularité la plus remarquable de l’art religieux. « L’art traditionnel s’occupe des vérités qui ont des liens profonds avec les traditions dont l’art doit être l’expression esthétique. » [Nasr, p. 495]

Les arts traditionnels sont des arts appliqués et expressifs

Etant donné le statut des traditions en tant que vérités indéniables, les arts traditionnels apparaissent comme des instruments qui répondent aux besoins réels et effectifs de l’humanité. L’art traditionnel est donc dans sa définition un art appliqué. Il est intéressant de savoir que les détracteurs des arts traditionnels s’attaquent exactement à leur vocation utilitaire. En ce qui concerne la calligraphie, ils disent que l’artiste calligraphe se sert des formes statiques et très peu évolutives de l’alphabet pour véhiculer certaines pensées humaine ou ses idées et croyances hiératiques. Ces critiques proposent ensuite l’hypothèse de la suppression des significations sémantiques de l’écriture pour en déduire que dans ce cas, la calligraphie (libérée des conventions sémantiques de l’écriture) révélerait sa juste valeur esthétique fondée sur des formes qui ne signifieraient pratiquement rien. Ils concluent finalement que la calligraphie n’est qu’un instrument à vocation utilitaire pour enregistrer et exprimer les pensées humaines.

Or, dans la vision traditionnelle, l’aspect utilitaire de l’art est sa valeur principale, car il met l’art au service de l’expression de la beauté absolue, c’est-à-dire la vérité absolue. « L’art traditionnel est un art utilitaire dans le sens exact du terme. Mais cette utilité n’est pas au service de l’homme en tant qu’être mortel, mais au service de l’homme dans le sens que l’humain est le lieu-tenant (khalifa) de Dieu sur la terre. La beauté est une nécessité de la vie pour l’homme traditionnel qui en a besoin, il a besoin d’une maison pour s’abriter contre la chaleur et le froid. » [Nasr, p. 496]

La compréhensibilité de la beauté est un moyen pour l’homme qui vit dans une civilisation traditionnelle de sortir de la matérialité de son existence, et de se rapprocher de la divinité. L’homme mortel se tourne ainsi vers la spiritualité en tant que moyen lui assurant son éternité. Le lien qu’il établit avec le monde occulte est un rapprochement de la perfection infinie. Chaque beauté et chaque expérience esthétique permettent à l’homme traditionnel de se rapprocher davantage de la source de l’émanation divine.

L’expression de la beauté est la finalité de l’art calligraphique

L’artiste calligraphe s’efforce de comprendre la beauté. Cette recherche de la beauté prend tout son sens dans une sphère culturelle où la calligraphie est considérée comme un phénomène provenant de la spiritualité. L’artiste se met en quête de la perfection, et pour reproduire les formes calligraphiques, il s’inspire du monde spirituel. En d’autres termes, l’imagination de l’artiste est fortement influencée par l’idée de la reproduction de la beauté absolue : la vérité. Le philosophe et théologien Ghazzâli (1058-1111) écrit que l’imagination ne prend pas les formes et figures du monde des apparences et des sensations, mais s’inspire directement de la source principale des formes et figures du monde céleste. Ghazzâli ajoute que l’expression de la beauté absolue est donc celle de la pure vérité. De ce point de vue traditionnel, « la calligraphie est l’expression de la spiritualité » [Ferrier, p. 306]. Le calligraphe cherche donc la meilleure équation entre les composantes de l’écriture et les formes géométriques. Les particularités esthétiques de son travail font ressortir somptuosité, énergie, mobilité et désir d’émancipation.
La calligraphie créative

Pour montrer que la calligraphie peut être une activité artistique créative et inventive, il faut évoquer plusieurs caractéristiques de son esthétisme.

Innovation

L’art calligraphique est souvent accusé de répéter à l’infini des formes statiques. Certes, ces formes ont évolué pour arriver à une perfection relative, et les artistes n’ont plus la possibilité d’y intervenir pour innover ou inventer [Castera, p. 20]. Il faut admettre que l’art calligraphique est sous l’emprise de la géométrie et des mathématiques. Mais au sein de cette géométrie stable, l’artiste calligraphe dispose d’une marge de manoeuvres qui lui donne la liberté de varier et d’inventer des styles différents. La diversité des écritures islamiques témoigne de la liberté d’action du calligraphe pour exhaler son imagination, sa créativité et son individualité. Mais la nature géométrique de la calligraphie confine ces innovations, et les force à rester dans l’espace défini par les règles mathématiques. Il ne s’agit donc pas d’innovation dans le sens occidental du terme, car dans l’art occidental, l’artiste est autorisé à considérer les choses d’une manière subjective en donnant la primauté à ses états de conscience. Le travail du calligraphe oriental semble plus difficile, car il devra encadrer sa subjectivité par les règles. La créativité et l’individualité sont exprimées à posteriori, lorsque l’artiste calligraphe réussit à montrer sa « sincérité » et sa « dignité ».

Sincérité et dignité

Au-delà des règles techniques, la calligraphie islamique est fondée sur une série de caractéristiques qualificatives. Le calligraphe apprend d’abord les principes techniques de son art. Ensuite, les qualités visuelles de son travail ressortent progressivement de ses œuvres. Il peut arriver à l’étape de la « sincérité » [Mayel Heravi, p. 151], une qualité plus ou moins mystique qui permet à l’artiste de manifester un peu sa subjectivité. Cependant, les signes extérieurs de l’innovation et de l’individualité ne sont pas encore visibles.

L’artiste calligraphe doit ensuite atteindre l’étape suivante, celle de la « dignité ». En s’appuyant à ce qu’il a appris techniquement, le calligraphe a le droit de montrer ses perceptions et idées, en respectant les principes et les caractéristiques des formes stables. L’artiste qui arrive à cette étape n’imite plus son maître. Son œuvre est témoin d’une nouvelle personnalité artistique. L’artiste devra alors « se libérer » de tout ce qui est pompeux et emphatique.

Calligraphie de Alirezâ Barezkâr

Liberté

Un style libéré de tout élément emphatique permet à l’artiste calligraphe d’exprimer son imagination, dans le respect des règles. C’est en atteignant ce stade que l’artiste crée des œuvres originales et inimitables. Le calligraphe n’obéit plus qu’à sa foi. Les mouvements du calame ne répètent plus ce que l’artiste avait déjà appris et longtemps répété, mais une forme perfectionnée et évoluée des formes qui lui semblaient autrefois statiques et éternelles. Plus l’artiste se libère, plus les lignes droites disparaissent dans son œuvre pour céder la place aux courbes. En effet, dans la calligraphie iranienne, l’évolution historique de l’art calligraphique est caractérisée par un mouvement général conduisant les artistes de la ligne droite vers la courbe. C’est une évolution cosmique, car le cercle est le symbole du cosmos (du grec « kosmos », bon ordre), c’est-à-dire l’univers considéré comme un système bien ordonné. Dans la vision traditionnelle, l’homme est un microcosme, un petit univers et une image réduite du monde auquel il correspond, partie à partie. Il a donc la capacité de créer. Les formes calligraphiques évoluées et innovées symbolisent le processus de la création à l’intérieur de l’homme. La technique artistique de l’art abstrait, si cher aux yeux des artistes occidentaux, est alors manifestée dans la calligraphie islamique sous forme d’une abstraction géométrique. Cette expression ne devient possible que lorsque l’artiste arrive à l’étape de la « liberté ». Dans cette vision propre à l’art traditionnel, la créativité, l’innovation et l’individualité ne sont pas perçues à la lumière de la rupture ou la négation, mais dans le sens de la continuité et de la perfection.
Conclusion

L’évaluation des valeurs esthétiques des arts traditionnels en général, et de la calligraphie en particulier, ne serait possible que grâce à la connaissance de la nature et de l’essence de ces activités artistiques. Il est certain que cette connaissance ne peut être comprise selon des références et des critères étrangers à la vision du monde de l’art traditionnel. « La compréhension de l’art calligraphique est rendue possible uniquement grâce à la connaissance des origines culturelles, littéraires, religieuses et historiques de la civilisation au sein de laquelle la calligraphie a évolué. » [Safwat, p. 9] L’objectif de l’historien des arts n’est pas de prouver que les arts traditionnels correspondent ou non aux valeurs et aux critères occidentaux. La comparaison avec ces critères ne serait donc légitime que pour rendre justice à la calligraphie et reconnaître que ses valeurs vont au-delà de son cadre local.



 







  Ayati, Abdol-Mohammad, Mo’allaqât-e Sab’eh (Les Sept Suspendus), éd. Soroush, Téhéran, 1998.
Eliade, Mircea, Moqaddas va na-moqaddas (Le Sacré et le Profane), traduit en persan par Nasrollah Zangou’i, éd. Soroush, Téhéran, 1996.
Sattâri, Jalâl, Ramz-andishi va honar-e qodsi (Le mysticisme et l’art sacré), éd. Nashr-e Marzak, Téhéran, 1997.
Soudâvar, Abol’Ala, Honar-e darbar-hâye irân (Les arts courtisans en Iran), traduit en persan par Nahid Mohammad-Shirani, éd. Karang, Téhéran, 2001.
Ferrier, R.W., Honar-hâye irân (L’art de la Perse), traduit en persan par Parviz Marzbân, éd. Farzân-e Rouz, Téhéran, 1995.
Gaver, Albertine, Târikh-e khat (L’histoire de l’écriture), traduit en persan par Abbâs Majd, éd. De la Fondation des recherches islamiques, Mashhad, 1993.
Mayer Heravi, Najib, Ketâb-ârâ’i dar tamadon-e eslâmi (L’illustration de texte dans la civilisation musulmane), éd. De la Fondation des recherches islamiques, Mashhad.
Nasr, Seyyed Hossein, Negâre, Honar-e qodsi dar farhang-e irân (Les figures, articles sur les arts sacrés dans la culture iranienne), éd. Sohrevardi, Téhéran, 2001.
Henfling, Oswald, What is art ? (Tchisti-ye honar), traduit en persan par Ali Râmin, éd. Hermes, Téhéran, 1998.
Osborne, Harold, The Oxford companion to art, Oxford Claredon Press, New York, 1996.
Castera, Jean-Mark, Arabesques, ACR Edition, France, 1999.
Ferrier, R.W., The art of Persia, Yale University Press, Hong Kong, 1999.
Safwat, Nabil, The art of Pen, The Nasser D, Khalili collection of Islamic Art, Oxford University Press, New York, 1996.
Khatibi, Abdelkabir & Sijelmassi, The Splendour of Islamic Caligraphy, Thames and Hudson, New York, 1996.
 

Source de l'article:  http://www.teheran.ir/spip.php?article1322#formulaire_forum

lundi 24 janvier 2011

La communauté ouzbèke d’Arabie Saoudite : entre assimilation et renouveau identitaire

Le rôle du Hadj, pèlerinage musulman

Bayram Balci*


Comme beaucoup de villes saintes dans le monde, La Mecque et Médine se caractérisent par un peuplement multiethnique, particularité bien visible quand on se perd dans leurs marchés, aux alentours des haram1 ou, plus encore, quand on visite les
quartiers populaires situés à la périphérie de ces deux agglomérations. Villes symboles de l’islam et de son prophète Mahomet, la Mecque et Médine ont toujours exercé une fascination sur les musulmans qui, par foi ou à la suite d’un cataclysme, ont choisi de s’installer à La Mecque, beyt Allah, la maison de Dieu, ou à Médine, la maison du Prophète, beyt al Nabi.

Parmi les nombreuses communautés établies dans ces villes, on rencontre celle que les Saoudiens appellent les Turkistani ou Boukhari, en réalité, des Ouzbeks ou des Ouighours partis d’Asie centrale à partir des années trente dans le contexte de convulsions révolutionnaires qui bouleversèrent les deux Turkestan, russo-soviétique, puis chinois. À cette première vague viennent s’ajouter des Ouzbeks d’Afghanistan, réfugiés en Arabie Saoudite au lendemain de l’invasion de leur pays par les troupes soviétiques en décembre 1979, et qui forment aujourd’hui la troisième communauté turcique d’Arabie Saoudite.

La présente étude se focalise sur la communauté originaire de l’actuel Ouzbékistan qui fit l’objet de deux recherches de terrain à l’occasion de « pèlerinages » effectués dans les villes saintes. Des enquêtes furent également menées en Ouzbékistan auprès d’une poignée d’individus qui, régulièrement, effectuent de longs séjours dans la mère patrie. L’enquête a été étendue à la diaspora ouzbèke de Turquie, où des entretiens ont été réalisés dans le quartier stambouliote d’Aksaray. En cours, cette recherche s’étendra dans les mois à venir aux deux autres communautés turciques, Ouïghours et Ouzbeks afghans, dans une perspective comparatiste.

L’objectif est multiple : mener une réflexion sur le processus migratoire adopté par la communauté ouzbèke lors de sa sortie du Turkestan ; analyser la stratégie et les ressources déployées pour faciliter son adaptation au pays d’accueil ; suivre l’évolution de l’identité d’une communauté turcique dans un pays de culture arabo-musulmane.

L’hypothèse centrale de cette recherche est que la conscience communautaire et ethnique ouzbèke, en voie de sortir de sa léthargie depuis une dizaine d’années, ne doit pas être expliquée par l’apparition sur la scène internationale d’un Ouzbékistan indépendant mais par la combinaison d’une série de pratiques sociales au centre desquelles se trouve le pèlerinage à la Mecque et à Médine.

Les membres de la communauté dont il est question ici utilisent, au choix ou simultanément, depuis leur « sortie du territoire » plusieurs termes pour se définir : Turkistani, Boukhari, O’zbek, Muhajir, Kokandi, Marghilani. Un des soucis de cette recherche est aussi d’expliquer les raisons qui président au choix d’un terme au détriment d’un autre ou de son cumul avec un autre. Mais il convient d’emblée de préciser que le label « ouzbek » est bien à la mode depuis une dizaine d’années seulement, sans doute du fait de l’accession de l’Ouzbékistan à l’indépendance.

Une émigration liée à la dégradation des conditions socio-économiques au Turkestan russo-soviétique 

Faiblesse des sources historiques sur l’émigration ouzbèke 

 Les Ouzbeks dont on trouve aujourd’hui les descendants en Arabie sont partis d’une région historiquement appelée Turkestan qui, à la charnière des XIXe et XXe siècles, est en voie d’être complètement colonisée par la Russie tsariste, engagée dans un mouvement d’expansion coloniale depuis au moins les années 1750. A la veille de la conquête russe, l’Asie centrale relève du pouvoir politique de trois émirats et de différentes confédérations tribales. Les khanats de Kokand et Khiva, l’émirat de Boukhara, sont les principaux Etats de la région et leur étendue territoriale dépasse légèrement les frontières de l’actuel Ouzbékistan (Sellier et Sellier, 1993). Quant au désert turkmène et aux steppes kazakhes, ils sont respectivement sous le contrôle des groupes tribaux turkmènes (entre autres Teke, Yomut, Ahal et Ersarï ; Ochs, 1997) et kazakhs (Orta Jüz, Ulu Jüz, Kichi Jüz ; Akiner 1984).

Selon les historiens, la Russie s’est lancée à la conquête du Turkestan pour des motifs économiques et stratégiques. Economiquement, elle avait des visées sur la région afin d’y développer la culture du coton pour satisfaire les besoins d’une industrie textile en pleine croissance. D’un point de vue stratégique, les Tsars étaient avant tout préoccupés par la constitution aux frontières de l’Asie centrale d’une réelle zone d’influence britannique. Pour la Russie, la progression dans ce sud était aussi un moyen d’éviter que les Britanniques ne remontent vers le nord (Hopkirk, 1990).

Facilitée par l’arriération technologique et les divisions tribales, la conquête russe progressa à pas de géant. Entre 1860 et 1876, les principales villes de Turkestan sont tour à tour conquises et les pouvoirs en place défaits. Les actions de résistance, même déterminées, notamment la révolte de Tachkent en 1892 et celle d’Andijan en 1898, ne suffirent pas à stopper les armées coloniales russes. À la veille de la révolution bolchevique, c’est un ordre russe qui règne en Asie centrale sous une forme militaire et coloniale, à l’exception de l’émirat de Boukhara qui jouit d’une relative et provisoire autonomie (Anderson, 1997). La Révolution d’Octobre se propage en Asie centrale, facilitée par la présence de colons russes. Au départ, la population musulmane n’est pas la bienvenue dans les comités révolutionnaires locaux où prédominent les personnalités européennes (Anderson, 1997). La situation ne change qu’au lendemain de la révolution quand le Parti s’ouvre aux populations locales dans l’objectif d’asseoir un nouvel ordre politique (faire triompher les idéaux du communisme), économique (instaurer une économie planifiée avec collectivisation des terres et du bétail) et social (abolir les structures juridiques et sociales traditionnelles, lancer une campagne d’alphabétisation et d’émancipation de la femme, hudjum). Avec un dosage savant de répression et de persuasion, ce nouvel ordre fut globalement accepté par les populations locales, à l’exception d’une minorité qui prit le chemin de l’exil.

La mémoire vivante de l’émigration

Depuis une dizaine d’années, des travaux intéressants ont été réalisés sur les mouvements migratoires en Asie centrale. La plupart de ceux-ci concernent le début du régime bolchevique et portent sur les mouvements en direction et non à partir de l’Asie centrale (Komastu, Obiya et Schoeberlein, 2000). De ce fait, une bonne partie des nos enquêtes s’appuie sur des entretiens avec des personnes qui ont vécu cette période troublée. Ils sont encore une poignée de vieux intellectuels disséminés entre la Mecque, Médine et Istanbul, principales villes vers lesquelles ils se sont dirigés à leur sortie du pays. Cette émigration, avant d’atteindre ces destinations lointaines, va suivre des chemins déjà connus de l’exil. Ils correspondent à une « tradition » de mouvement migratoire entre le Turkestan russe et le Turkestan chinois (la route entre Andijan, Och et Kachgar). Des travaux récents nous apprennent que, depuis le début du XVIIIe siècle, une main-d’œuvre active circule entre les deux Turkestan (Besson, 1998). Les travaux saisonniers attiraient de nombreux Ouïghours vers le Turkestan russe où le travail dans les champs de coton était mieux rémunéré que les divers travaux dans la région de Kachgar. Le phénomène migratoire pour raisons économiques dans l’autre sens, de la vallée de Ferghana vers la région de Kachgar, était plus rare. Mais, avec la restauration d’un pouvoir russe (puis soviétique) au Turkestan, une partie des réfugiés en conflit avec le nouveau régime émigrent en direction de Kachgar où se forme peu à peu une petite communauté ouzbèke, toujours présente dans la province autonome chinoise du Xinjiang (autrefois transcrite Sin Kiang, Turkestan oriental pour les autonomistes ouïghours). Une bonne part des Ouzbeks installés aux environs de Kachgar finira par s’assimiler à la population ouïghoure locale. D’autres, à partir des années cinquante, au lendemain de la prise du pouvoir par les partisans de Mao Tsé Toung, s’exilent au Pakistan puis en Arabie Saoudite où ils rejoindront une communauté ouzbèke déjà bien installée.

Cependant, les récits d’exil, recueillis auprès des vieux de la communauté turkestanaise en Arabie, montrent que la plupart des exilés ont emprunté un autre itinéraire, passant par l’Afghanistan, frontière difficilement franchissable de nos jours, mais qui l’était moins à une époque où elle n’était guère surveillée. L’Afghanistan, où la présence ethnique ouzbèke est fort ancienne, possède une frontière avec l’Union Soviétique, matérialisée par l’Amou Darya. Les mouvements de population existaient déjà avant les bouleversements engendrés dans la région par la conquête russe et l’avènement d’un régime bolchevique. Le fait que les mêmes tribus ouzbèkes vivaient sur les deux rives du fleuve a facilité ces mouvements de population avant et après la soviétisation2.

Pour des raisons économiques (collectivisation forcée), politiques (imposition du pouvoir russe) et sociales (contraintes apportées aux pratiques religieuses), précédemment citées, des vagues d’émigrants décidèrent de traverser l’Amou Darya pour se réfugier en Afghanistan ou dans d’autres pays. La frontière est franchie en deux phases bien distinctes. Entre 1917 et 1928, les exilés sont des paysans dépossédés et des victimes de la famine. La plupart de ces gens seraient retournés chez eux après quelques années d’expatriation sur l’autre rive de l’Amou Darya (Shalinsky, 1994). Dans la deuxième phase, de 1928 à 1939, les réfugiés quittent, au contraire, surtout des zones urbaines et pour des raisons bien plus idéologiques qu’économiques puisque la politique répressive de Staline bat son plein au cours des années trente (Shalinsky, 1994). Une partie de ces exilés de la deuxième vague éprouvait une réelle sympathie pour le mouvement basmatchi (Hayit, 1997)3. La traversée de l’Amou Darya s’effectuait sur de petites embarcations de misère4. Les réfugiés arrivaient d’abord à Imam Shahib (appelée aussi Kïzïl Kala et Shir Khan Bandar) puis s’installaient à Khanabad, capitale de la province de Kattagan. En dépit de leur dispersion dans différentes villes afghanes, les réfugiés conservent leur mode traditionnel d’organisation urbaine de la mahalla5. Si l’on en croit l’onomastique, la plupart des réfugiés ouzbeks en Arabie provenaient de la vallée de Ferghana6.

Installation en Arabie Saoudite et formation d’une diaspora 

Tous ces émigrants ne se sont pas installés en Arabie saoudite. Une bonne partie est restée dans le « premier pays d’accueil », c’est-à-dire en Afghanistan ou dans le Turkestan chinois. Après la Seconde Guerre mondiale, certains de ces réfugiés, depuis plusieurs années en Afghanistan, obtiendront le droit de s’établir en Turquie ou en Egypte, après de longues négociations entre le Haut Comité pour les Réfugiés des Nations Unies et les autorités turques ou égyptiennes. Les exilés restés en Afghanistan ont fini par s’assimiler à la population ouzbèke locale même si, dans les régions de Kunduz et de Mazar-i Charif, certaines familles ouzbèkes revendiquent toujours leur origine ferghanaise (Shalinsky, 1994). Quelques groupes de réfugiés ouzbeks vont pousser leur exil jusqu’aux villes de Peshawar et de Karachi dès le début des années quarante. L’intérêt de ces villes était leur situation sur le chemin de la Mecque, notamment Karachi, depuis fort longtemps port d’embarquement pour les candidats au hadj. Partis de Karachi, les futurs hadji débarquaient dans le Hadramaout ou, mieux, à Djedda avant de prendre le chemin de la Mecque7. Pour beaucoup d’exilés, les villes saintes constituent un refuge idéalisé. De façon plus générale, il convient de rappeler que le caractère sacro-saint de la Mecque a toujours exercé une très forte influence sur les musulmans du monde entier. Se rendre aux villes saintes, embrasser la « pierre noire » (hajar al aswad) située dans la ka’aba, boire l’eau de la source zamzam pour se purifier sont les vœux les plus chers de tout musulman — et l’une des cinq obligations imposée par l’islam. La vie du prophète Mahomet, la tradition qu’il a initiée et son exode de la Mecque à Médine (l’hégire) sont des symboles forts qui ont marqué l’imaginaire de millions de musulmans, sans oublier, bien sûr, que ce dernier événement marque le début du calendrier islamique. Du fait de cette très forte influence qu’exercent ces villes saintes sur les fidèles, beaucoup de musulmans ont décidé un jour de s’installer à la Mecque et à Médine dans l’espoir de mourir et d’être enterré non loin du prophète. J’ai constaté cette forte attirance lors de ma mission sur le terrain où de nombreux étrangers ou descendants d’étrangers déclaraient encore être venus vivre dans les villes saintes pour se rapprocher du prophète. Parmi ces gens installés de longue date, certains se disaient descendants de vieux Turkestanais.

 Les contraintes de l’hospitalité saoudienne

Quand on travaille sur une communauté réfugiée, une question qui traverse l’esprit est de savoir quelle stratégie le groupe déploie pour maintenir ou maximiser ses ressources, pour améliorer sa situation et vaincre les obstacles qui se dressent devant lui (Eisenstadt, 1974). Dans le cas des Ouzbeks, cette stratégie existe dès le départ et elle se manifeste notamment dans le mode d’auto-définition. Dès la sortie du territoire, plusieurs appellations servent à désigner ces réfugiés. Entre eux, ils se définissent par leur appartenance villageoise, régionale ou ethnique. Les études consacrées à cette population parlent de Ferghanachi (puisque la plupart étaient originaires de la vallée de Ferghana), de Kokandi ou de Kasani (en rapport avec la ville d’origine). Le terme Turkistani est également très souvent employé, aussi bien par la communauté elle-même que par les gens qu’elle côtoie sur le chemin de l’exil. Le terme Ouzbek, jusque là cité sans être défini, désignait à cette époque une confédération de tribus turciques. Très peu utilisé par les réfugiés, son usage se répand plus tard, notamment après la création d’un Ouzbékistan soviétique. Par ailleurs, preuve que la communauté avait une vision claire de ce qu’elle voulait, deux identités revendiquées par les réfugiés avaient pour but de faciliter le voyage en Arabie. La première est le terme arabe de muhajir. Ce terme (racine arabe : H’J’R, migration), ou son pluriel muhajirun, est souvent traduit dans les langues occidentales par émigrant ou immigré, voire réfugié. Terme courant dans tout le monde musulman et pas seulement en Arabie, il a une charge symbolique très forte. Il s’applique avant tout au prophète Mahomet et à ses premiers compagnons au moment où, persécutés dans leur nouvelle foi, ils ont dû quitter la Mecque pour s’installer à Médine. Par extension, ce même terme a longtemps désigné toute population musulmane ou tout groupe musulman qui, persécuté dans sa foi et condamné à vivre sous un ordre non musulman, a choisi l’exil pour mieux défendre son identité religieuse. Ainsi, il est utilisé pour les musulmans chassés d’Espagne par la Reconquista ou, de nos jours, dans la république laïque turque, pour les musulmans turcs des Balkans (ancienne Roumélie, dans le langage administratif ottoman) réfugiés en Turquie au moment de la perte des Balkans (transcrit en turc par Muhacir). Sous la forme mohajer, on le retrouve en Afghanistan, en Iran, au Pakistan (où les Mohajer sont les musulmans indiens réfugiés en terre pakistanaise après 1948). Autrement dit, il s’agit d’un terme noble qui apporte prestige et reconnaissance aux personnes auxquelles il s’applique. De ce fait, afin de faire face aux nombreuses embûches qui les attendent sur le chemin de la Mecque, les exilés ouzbeks se présentaient systématiquement comme muhajir. Certains attendaient en Afghanistan ou au Pakistan cinq ans, dix ans, voire plus, avant de se retrouver à la Mecque et à Médine, sur la tombe du premier muhajir de l’histoire musulmane.

Une autre identité utilisée par ces réfugiés était susceptible de leur fournir prestige et reconnaissance : celle de Bukharî. La ville de Boukhara est, en effet, l’un des plus anciens et des plus prestigieux centres théologiques pour le monde musulman. De grands savants de la civilisation islamique comme Avicenne sont originaires de Boukhara et le commun des réfugiés ne manquait pas de le rappeler aux gens qu’il croisait sur le chemin du Pèlerinage. Ismail al Bukharî, le grand juriste musulman qui a composé le Sahih (ou l’authentification des hadiths du Prophète), originaire de la Boukhara historique, était également une référence souvent citée par les réfugiés désireux de donner un visage noble à leur entreprise migratoire. Ces marques prestigieuses de reconnaissance aidant, peu à peu, par vagues successives, la communauté ouzbèke s’est installée, quoique de façon inégale, dans les trois villes importantes que comptait alors l’Arabie Saoudite : La Mecque, Médine et Djedda.
 

Les muhajir arrivaient souvent au terme d’un éprouvant voyage en bateau et débarquaient sur les côtes de l’actuel Yémen ou sur le port de Djedda. Sur place, ils bénéficiaient éventuellement de l’aide des vieux Turkestanais, installés en très faible minorité, minuscule communauté établie là de longue date, non pour fuir une quelconque invasion étrangère de leur pays, mais par dévotion à l’endroit des villes saintes8. Ces réfugiés sont
difficiles à dénombrer, car très peu de chiffres sont disponibles et moins encore sont fiables. Des archives établies par les services consulaires britanniques ou américains qui envoyaient des dépêches diplomatiques à leurs capitales respectives donnent quelques estimations dont l’exactitude est délicate à vérifier. Ainsi, une dépêche datée du 31 mars 1953, envoyée par l’Ambassade américaine, évalue le nombre de Turkestanais à 17 000 âmes, chiffre qui englobe les deux communautés turkestanaise, de Chine et d’Union Soviétique (Records of the Hajj, 1993). D’après ce document, la plupart des Turkestanais habitent dans le périmètre La Mecque-Djedda, où ils travaillent dans les domaines de la restauration, de la cordonnerie, de la boulangerie et, pour les plus fortunés, dans le petit négoce. Le processus migratoire suit une logique classique : d’abord un ou plusieurs membres d’une même famille débarquent en Arabie puis, peu à peu, les autres membres de la famille, au sens strict mais aussi parfois des parents éloignés, les rejoignent. Il fallait parfois plusieurs années pour que le regroupement familial s’effectuât complètement. Avec l’augmentation numérique des Turkestanais, de véritables mahalla turkestanaises voient le jour dans les périphéries des villes saoudiennes sans que les autorités du royaume des Saoud ne soient impliquées dans ces regroupements.

L’attitude saoudienne face à l’arrivée de ces immigrés est singulière mais, pour mieux la cerner, commençons par rappeler brièvement comment l’État saoudien s’est formé. Durant la période où les Turkestanais arrivent dans les villes saintes, entre les années 1930 et 1940, l’Arabie est un grand désert vide — et un État jeune, dont l’émergence s’étale sur plusieurs décennies. C’est en 1902, en effet, qu’Abdelaziz Ibn Abderrahman al Saoud, parti du Koweït (où il avait trouvé refuge) avec une quarantaine de fidèles, s’est emparé par surprise de la forteresse de Mousmak, à Riyad, où s’était retranché le gouverneur nommé par la dynastie rivale, al Rachid (Al Rasheed, 2002). A partir de 1910, profitant de la faiblesse de l’empire ottoman dont la fin est proche, Abdelaziz al Saoud entreprend une politique de conquête qui, en quelques années, lui permet de multiplier par trois ou quatre l’étendue de la zone qu’il contrôle. En 1920, c’est au tour de l’Assir, région frontalière de l’actuel Yémen, de tomber sous la domination saoudienne. En mars 1924, la Mecque est prise. D’autres campagnes militaires étoffent le territoire saoudien. Approximativement, c’est en 1936 que les frontières du royaume sont définitivement fixées même si certains tracés frontaliers avec le Yémen et Oman sont épisodiquement contestés par l’un des protagonistes.

Deux raisons au moins expliquent l’excellent accueil que les autorités saoudiennes ont réservé à cette communauté turkestanaise dont les membres débarquent sur le sol saoudien dans un état de pauvreté et de dénuement absolus. La première est que le pouvoir saoudien a tout de suite perçu la capacité « peuplante » de cette population du Turkestan. Territoire immense et faiblement humanisé, l’Arabie Saoudite pouvait être mise en valeur par cette population travailleuse, motivée et désireuse de se faire sa place dans les villes saintes. C’est en partie grâce à elle, en effet, que le jeune État saoudien va exploiter son vaste territoire — avant de bénéficier de la manne pétrolière. L’ARAMCO (Arabian-American Oil Company), certes créée en 1944, ne devient une pièce maîtresse de l’économie saoudienne qu’à partir des années soixante.

Remarquons au passage que les vieux intellectuels rencontrés en Arabie expriment constamment leur reconnaissance envers les dirigeants saoudiens pour leur hospitalité et leur générosité. A la même époque, d’autres communautés débarquaient en Arabie saoudite, qui pour effectuer son pèlerinage, qui pour commercer, qui pour faire de l’agitation politique. D’importantes vagues de travailleurs yéménites et égyptiens sont arrivés à la même période en Arabie Saoudite, sans jamais bénéficier de la même qualité d’accueil.

La deuxième raison de ce bon accueil était de nature plus politique et internationale. Le jeune royaume saoudien fonde sa légitimité en grande partie sur sa vocation à préserver les lieux saints et, par extension, à protéger la foi musulmane dans le monde. D’ailleurs, dans la titulature du roi d’Arabie Saoudite, figure la formule « gardien des lieux saints ». L’accueil chaleureux réservé à ces réfugiés était une sorte de proclamation à l’intention du monde musulman dans son ensemble, invité à respecter les prétentions saoudiennes au leadership religieux. Ancré solidement dans le camp occidental en cette période de guerre froide, le régime saoudien, déjà fidèle allié des États-Unis, voulait ainsi participer à sa manière à la croisade contre le communisme dans le monde.

L’hospitalité saoudienne envers cette communauté a cependant ses limites. Les cours de langue nationale ne sont pas autorisés, les associations à caractère ethnique (culturelles, politiques ou autres) ne peuvent être créées du fait de l’hostilité des autorités. Curieusement, on constate même que les populations concernées ne demandent quasiment jamais la création d’établissements scolaires en langue ouzbèke. La langue arabe, langue de la révélation et du Coran, sacralisée à outrance par les Saoudiens comme par les Turkestanais, laisse au second plan les revendications linguistiques chez les Ouzbeks. On observe la même attitude chez l’autre communauté turkestanaise, les Ouïghours, qui n’ont jamais rêvé et encore moins obtenu le droit à l’éducation dans leur propre langue. Sans parler de la communauté indo-pakistanaise dont la présence sur le sol saoudien est à peine reconnue officiellement. Mais ces restrictions aux droits culturels des Ouzbeks n’empêchent pas les autorités saoudiennes d’avoir une excellente image de cette communauté, perçue dès son arrivée, à juste titre, comme très travailleuse et respectueuse des lois du pays.
 

 Le maintien difficile d’une identité ouzbèke

Comme toute groupe qui vient de sortir du pays natal, la communauté ouzbèke vivait au départ suffisamment fermée sur elle-même et préservait ainsi indirectement ses principales caractéristiques identitaires. La langue, les coutumes, les costumes se défendaient bien durant les premiers temps de l’exil puisque, globalement, ces muhajir vivaient dans des quartiers quasi mono-ethniques. Ils avaient créé leurs propres mahalla et continuaient à vivre comme au pays natal : les pratiques sociales (fêtes, mariages) s’effectuaient sur le modèle du pays. Les mariages entre Ouzbeks et Arabes étaient rares, de la même manière que les échanges matrimoniaux avec une autre communauté turcique d’Asie centrale, les Ouïghours, étaient quasiment inexistants. Arrivée de fraîche date, cette communauté était encore largement contrôlée par ses leaders, qui faisaient du mieux qu’ils pouvaient pour que le souvenir de la mère patrie reste vivant dans la mémoire collective.

Malgré toutes les précautions prises par les chefs de la communauté pour limiter la perte identitaire, au fur et à mesure de leur intégration à la société et à l’économie du pays, les Ouzbeks n’ont pu éviter que de très peu la dilution identitaire. Par dilution identitaire, nous voudrions simplement signifier l’effacement de la conscience identitaire ouzbèke condamnée à se fondre dans l’identité arabo-islamique en Arabie Saoudite. Une communauté peut préserver son identité à condition d’entretenir des contacts réguliers avec le pays d’origine, de pratiquer sa culture, notamment la langue, enseignée par des associations autonomes ou par l’État d’accueil. Dans le cas des Ouzbeks d’Arabie Saoudite, on constate que, pour une multitude de raisons, qu’il convient d’analyser brièvement, la culture d’origine a failli être absorbée par celle du pays d’accueil, la culture arabe.

En effet, les principaux marqueurs identitaires susceptibles de maintenir vivante la culture d’origine n’ont pu perdurer ou même se créer. Prenons quelques exemples. Aucune association turkestanaise n’a vu le jour du fait de l’hostilité intrinsèque des institutions saoudiennes. La langue a néanmoins survécu pendant les premiers temps de l’exil mais, avec le temps, les jeunes générations ont été très largement arabisées, du moins linguistiquement (Landau 1986 : 75-102). L’absence de liberté associative a également privé les Ouzbeks — comme toutes les autres ethnies non arabes de l’Arabie Saoudite — d’un remarquable agent de conservation de la culture. On sait qu’à la même époque, les Ouzbeks vivant en Turquie avaient leurs associations et leurs publications, en ouzbek et en turc de Turquie (Bezanis, 1994). Les rares associations créées par des Ouzbeks à la Mecque et à Médine étaient des waqf, fondations pieuses spécialisées dans l’enseignement du Coran, mises au service d’enfants turkestanais. Musulmans au même titre que la population du pays d’accueil, en dépit de quelques différences cultuelles qui s’estomperont avec le temps, les Ouzbeks ne pouvaient bénéficier du rôle de conservateur identitaire d’une éventuelle église. Même si certaines mosquées de quartier dans les périphéries de la Mecque ou de Médine portent des noms turkestanais — la communauté avait pour coutume de baptiser al Boukharî la plupart des mosquées qui poussaient dans ses mahalla — on ne constate pas une différence notable entre ces lieux de culte et les mosquées classiques gérées par des Saoudiens. Il était et il demeure toujours rare qu’une mosquée soit fréquentée de façon exclusive par les gens d’une même ethnie (ouzbèke, yéménite, pakistanaise). Enfin, l’impossibilité totale d’avoir des contacts avec le pays d’origine a également contribué à un véritable affaiblissement de la conscience identitaire. En effet, la fermeture totale de l’URSS rendit impossible tout voyage au pays natal, à l’exception de quelques Ouzbeks d’Afghanistan, autorisés à regagner leurs villes d’origine. Interrogés sur cette période, la plupart des « leaders » de la communauté ouzbèke en Arabie répondent que « durant les premières années de l’exil, on croyait encore à un possible retour au pays. Mais, avec le renforcement progressif du pouvoir soviétique au Turkestan désormais morcelé en plusieurs républiques socialistes, l’espoir laissa peu à peu la place au pessimisme au sein de toute notre communauté, convaincus que nous étions du caractère inéluctable de notre assimilation définitive dans la population d’Arabie Saoudite »9.

Le rôle de relais de la Turquie dans le maintien de l’identité 

Pour la plupart des Ouzbeks, le fait de se rendre en Turquie, d’avoir des contacts avec les expatriés turcs installés en Arabie Saoudite et le fait d’apprendre le turc constituaient des moyens de compenser la nostalgie du pays. Durant les recherches de terrain effectuées en Arabie, nous avons été frappés par le nombre de Turkestanais qui parlent bien le turc de Turquie, pourtant suffisamment différent de la langue ouzbèke pour nécessiter un important investissement intellectuel. De façon générale, la communauté ouzbèke se sentait et se sent toujours très solidaire de la Turquie. Le voyage en Turquie permettait, d’après de nombreux témoignages recueillis, « de se procurer une odeur proche de celle du pays natal ». Les séjours en Turquie et les contacts avec les pèlerins et expatriés anatoliens aident à comprendre la bonne connaissance du turc de Turquie par la diaspora ouzbèke. Ses membres se rendaient aussi en Turquie pour nouer des contacts avec de nombreux Ouzbeks, partis du pays dans les mêmes conditions qu’eux mais installés dans les villes turques. Et nombre d’entre eux se sont choisis une épouse ou un époux au sein de la communauté ouzbèke turque. L’arrivée en Arabie Saoudite d’une importante main-d’œuvre turque durant les décennies soixante-dix et quatre-vingt a permis le développement de ces échanges matrimoniaux.

En dépit de tous ses efforts pour préserver ses particularités identitaires, la communauté ouzbèke, à la fin des années quatre-vingt, était en passe d’oublier sa langue et ses racines turkestanaises. Il lui restait tout de même une certaine mémoire, entretenue par la poignée de vieux intellectuels ouzbeks. Socialement parlant, il ne subsistait guère de pratiques spécifiquement ouzbèkes, à part la cuisine (persistance des mets typiquement ouzbeks comme les manti et les lagman ou l’habitude de consommer du thé vert sans sucre, comme on l’a toujours fait dans la vallée de Ferghana). Notons au passage que si certaines pratiques sont restées vivaces, c’est grâce aux femmes, plus attachées à leurs traditions, et sans doute aussi beaucoup moins en contact avec la société extérieure10. Mais la situation évolue à partir de la fin des années quatre-vingt grâce à un changement majeur : le bouleversement de l’ordre international, qui rétablit des liens entre Ouzbeks saoudiens et Ouzbeks soviétiques puis, en rouvrant les routes du pèlerinage, tire la conscience ouzbèke de sa torpeur.

Indépendance de l’Ouzbékistan et renouveau identitaire chez les ouzbeks d’Arabie Saoudite 

Comme on pouvait s’y attendre, la fin de l’URSS, qui se traduisit par l’indépendance de l’Ouzbékistan, a eu des répercussions sur les perceptions identitaires chez les Ouzbeks d’Arabie Saoudite, surpris de la « libération » de leur pays d’origine. Avant de s’interroger sur les conséquences réelles de cette indépendance soudaine, il convient de s’intéresser quelque peu à la manière dont les Ouzbeks turkestanais de la diaspora étaient perçus par le pouvoir soviétique. La propagande soviétique, entre les années trente et l’ère gorbatchévienne, parle peu de l’existence d’une diaspora ouzbèke à l’étranger. Les Turkestanais qui quittent le pays, juste après la révolution ou au lendemain des purges staliniennes, sont globalement considérés comme des éléments « anti-révolutionnaires, réactionnaires, traîtres à la patrie », pour ne citer que les appellations les plus courantes. Le pouvoir soviétique avait beaucoup de « bonnes raisons » d’ignorer l’existence de ces émigrés dont les leaders se sont dès les premiers temps de l’exil impliqués dans diverses activités de dénonciation du régime soviétique, notamment dans le cadre d’une intense activité intellectuelle organisée par le biais de plusieurs associations en Turquie, en Allemagne et en Égypte (Bezanis 1992).

Même si aucune association ou revue n’a été créée sur le sol saoudien, bon nombre d’Ouzbeks d’Arabie Saoudite collaboraient à des publications dont la ligne éditoriale oscillait entre nostalgie du pays et un discours pan-turquiste fortement influencé par la droite turque. Les leaders de la diaspora turkestanaise installés en Turquie ou en Europe se rendaient fréquemment en Arabie Saoudite, en pèlerinage ou en mission politique, et étaient bien reçus et appréciés par leurs compatriotes installés à la Mecque ou à Médine. La présence à la Mecque et à Djedda des fils d’Amir Alim Khan, dernier khan de Boukhara, exerçait un attrait sur bon nombre de réfugiés ouzbeks. Certains intellectuels ouzbeks d’Arabie Saoudite, à l’instar de Zuhriddin Turkistanî, intervenaient activement dans des revues de la diaspora comme Milliy Turkiston11.

À partir de la Seconde Guerre mondiale, l’animosité du régime soviétique envers la communauté turkestanaise en exil devient plus véhémente, notamment après la création par les Allemands de la Légion Turkestan, un régiment constitué de soldats de l’Armée Rouge faits prisonniers et essentiellement composés de recrues appartenant à des ethnies turques (Ouzbeks, Kazakhs, Azéris, etc.). L’objectif des Allemands était de provoquer une révolte des peuples turcophones contre l’Union Soviétique et d’engager la Turquie dans la guerre. Après la défaite allemande (Warren Hostler, 1993), les rescapés de cette légion sont bien évidemment restés sur place (en Allemagne et en Turquie) et ont développé d’importantes relations avec l’ensemble des Ouzbeks de l’étranger, y compris ceux d’Arabie Saoudite. Parmi eux, Wali Kayum Khan et Baymirza Hayit, étaient des personnalités bien connues et estimées par les leaders de la communauté ouzbèke d’Arabie Saoudite.

Les conséquences de la perestroïka sur les rapports entre les Ouzbeks du pays et ceux de la diaspora 

 Les années perestroïka en Ouzbékistan inaugurent une nouvelle ère de relative liberté de débats sur les questions culturelles et identitaires. C’est la période où, un peu sur l’exemple des pays baltes, des associations culturelles ou écologiques voient le jour (Dudoignon, 1993). Peu à peu, une rupture s’opère dans la manière dont sont perçus les émigrés à l’étranger, appelés tantôt Turkistoni, tantôt O’zbeklar. Une brève analyse de la presse ouzbèke de la période qui précède l’indépendance montre clairement le revirement du pouvoir officiel sur la question de la diaspora. Un journal littéraire hebdomadaire connu en Ouzbékistan, O’zbekiston Edebiyoti va San’ati (Art et Littérature d’Ouzbékistan), avant même la déclaration d’indépendance, inaugure dans ses colonnes une rubrique, composée d’articles et d’interviews, intitulée O’zbeklar wa Dunyo (les Ouzbeks et le monde). Cette série présente à son lectorat les lettres envoyées par des Ouzbeks vivant à l’étranger. Elle consacre également des reportages aux Ouzbeks qui vivent en Turquie, aux États-Unis, en Allemagne et en Arabie Saoudite. La rédaction invite les Ouzbeks à être fiers de leurs compatriotes qui ont réussi à l’étranger, vante les mérites de célèbres professeurs qui enseignent dans les universités occidentales. L’éditeur du journal ose même aborder des questions plus délicates en diffusant dans ses colonnes des reportages consacrés à des Ouzbeks longtemps considérés par le régime soviétique comme de véritables « collaborateurs fascistes qui ont trahi leur patrie », allusion aux soldats soviétiques engagés dans la légion Turkestan. Au fur et à mesure qu’approche l’indépendance, les articles sont plus explicites. Ainsi, dans un reportage effectué avec Baymirza Hayit, célèbre professeur ouzbek qui a fait carrière en Allemagne, dont tout le monde savait qu’il avait été enrôlé dans la légion Turkestan, le journal invite le peuple ouzbek à demander pardon à ses compatriotes qu’il a longtemps insultés en les traitant de fascistes. Cette ouverture vers les Ouzbeks de la diaspora touche peu à peu le pouvoir en place qui, une semaine après la déclaration d’indépendance, par la voie de son propre leader, Islam Karimov, rend hommage à tous ceux qui ont été obligés de partir du pays ainsi qu’à leurs descendants installés à l’étranger12.

Ce soudain et vif intérêt pour la communauté expatriée n’est pas propre au gouvernement ouzbek. À la même période, les gouvernements kazakh, kirghize et turkmène adoptent la même attitude envers leurs compatriotes qui forment des communautés plus ou moins nombreuses dans des pays voisins ou lointains. Au Kazakhstan, le président Nazarbaev a déployé une véritable stratégie pour faire revenir les minorités kazakhes vivant en Mongolie. La même tentative a été faite, plus timidement, pour attirer les Kazakhs de Chine, installés dans la région autonome du Xinjiang.

Au Turkménistan, cette solidarité a pris des allures plus extravagantes puisque le régime du Président Türkmenbachi a développé le mythe d’une immense diaspora turkmène à l’étranger, installée depuis des siècles, et entrée dans l’histoire grâce à ses grandes réalisations — comme la présence d’une flotte turkmène en Méditerranée au XVIe siècle, allusion, sans doute, à la manière présidentielle, à la parenté entre Turcs ottomans et Turkmènes. Toutes ces soudaines solidarités avaient en réalité des buts politiques précis. Si, pour le Kazakhstan, il s’agissait, en rapatriant des compatriotes — encore qu’on soit en droit de se demander quelle est leur véritable patrie — de rendre la composition ethnique du jeune Kazakhstan plus favorable aux Kazakhs, dans le cas turkmène l’objectif était d’inviter le peuple turkmène à se montrer fier de son glorieux passé, réel ou reconstruit. En Ouzbékistan, la motivation est du même ordre : il s’agit de montrer non seulement aux Ouzbeks mais au monde entier que les Ouzbeks constituent un grand peuple, représenté dans bon nombre de pays, en Asie centrale et ailleurs, et que ses savants ont grandement participé au progrès de la civilisation mondiale13.
D’autre part, pris au dépourvu par une indépendance tout à fait inattendue, le régime ouzbek avait sans doute besoin de l’aide et de l’appui de cette diaspora pour ouvrir le pays, le moderniser en lui attirant des investissements. C’est dans cet esprit que le gouvernement post soviétique facilite et encourage même, dès l’indépendance, la pratique du hadj par les fidèles ouzbeks.

Le pèlerinage à la Mecque, un des cinq piliers de l’islam, a toujours exercé une forte attraction sur les musulmans du continent asiatique en dépit des milliers de kilomètres que devaient parcourir les pèlerins avant d’arriver à la Ka’aba. Depuis les Timourides, un des principaux soucis des pouvoirs en place était de permettre aux pèlerins de se rendre dans les villes saintes dans de bonnes conditions. Les archives sur les relations tardives entre l’Empire ottoman (Faroqhi, 1994) et les émirats d’Asie centrale montrent que les États de l’époque n’étaient pas indifférents à la question du pèlerinage (Kuru, 1998). Si la conquête russe de l’Asie centrale apporte peu d’entraves à cette pratique (tolérance non étrangère au souci des Tsars de pas envenimer leurs relations avec les sultans ottomans), l’instauration du régime bolchevique va au contraire limiter cette pratique, la propagande officielle considérant le hajj comme une pratique « rétrograde et obscurantiste ». L’interdiction était telle que les musulmans d’Asie centrale, de l’Union Soviétique et de Chine et de l’Albanie ont pendant un certain temps été désignés de « musulmans à quatre piliers ».


Elle ne fut cependant pas absolue. Une infime minorité de musulmans pouvait se rendre d’Union Soviétique à la Mecque. Mais il s’agissait la plupart du temps de membres du clergé officiel, souvent employés des Directions des Affaires spirituelles de Tachkent, Oufa ou Bakou. Ainsi, en 1945, selon des statistiques soviétiques officielles14, corroborées par des
données officielles saoudiennes15, il y avait 17 pèlerins
soviétiques qui avaient accompli le hadj. La liste détaillée des participants fournie par ces même sources montre que tous les pèlerins avaient des fonctions officielles (Records of the Hajj, 1993 : 631-644). Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Union Soviétique assouplit son contrôle sur le pèlerinage, notamment au début de la guerre froide. Cet assouplissement était un message destiné à certains pays musulmans du Tiers Monde que l’Union Soviétique invitait à rejoindre le camp des travailleurs et du progrès. Cet intérêt soviétique pour le pèlerinage n’était en fait pas aussi nouveau. Déjà dans les années vingt, afin de fragiliser les empires coloniaux, l’Union Soviétique était suspectée d’envoyer des agitateurs musulmans à la Mecque. C’est ce que révèle la lecture des archives diplomatiques britanniques et américaines de cette époque. Pratique courante mais loin d’être exclusivement soviétique même si les Soviétiques avaient peut être plus que leurs rivaux de l’époque bien saisi les opportunités politiques offertes par le pèlerinage à la Mecque.

Remarquons que, de nos jours également, la plupart des États musulmans accordent une grande importance à l’encadrement de leurs pèlerins dès qu’ils arrivent dans les villes saintes, sans doute pour les mettre à l’abri de toute « influence pernicieuse ». En réalité il en a toujours été ainsi : la Mecque a toujours été un lieu privilégié pour planifier une révolte, un coup d’état ou une révolution dans un pays musulman16. Mais, pour revenir au
sujet qui nous préoccupe en premier lieu, on ne peut pas dire qu’il y avait un réel pèlerinage soviétique à la Mecque, tant le nombre de pèlerins était limité. Il faut attendre la perestroïka puis l’implosion de l’Union Soviétique pour voir se développer les pratiques du hadj par des fidèles venus des nouvelles républiques.

Convergences des actions publiques ouzbèkes et saoudiennes pour la réouverture du chemin de La Mecque 

Dès la perestroïka, mais surtout au lendemain de la déclaration d’indépendance en Ouzbékistan, en parallèle à la réhabilitation de la diaspora ouzbèke, on assiste à une spectaculaire réconciliation entre l’État et la religion. Cette soudaine ouverture du régime à l’égard de l’islam, qui touche également les pays voisins de l’Ouzbékistan, entre dans le cadre d’une politique identitaire visant à ne pas exclure la religion de la société. Pour signifier leur réconciliation avec l’islam, tous les dirigeants d’Asie centrale se rendirent à la Mecque — à Canossa diraient les mauvaises langues — dès leur arrivée (ou confirmation) au pouvoir, c’est-à-dire à partir de fin 1991. Le président Islam Karimov est arrivé à Djedda en avril 1992, reçu triomphalement par les plus hautes autorités saoudiennes. Le roi Fahd lui a rendu un grand honneur en lui servant de guide pendant son tawaf17 et lui a ouvert les
portes de la Ka’aba, privilège exclusivement réservé d’ordinaire aux plus éminents serviteurs de l’islam. On constatera à cette occasion que les démarches entreprises par les leaders de la communauté ouzbèke d’Arabie expliquent la qualité exceptionnelle en termes de protocole diplomatique accordée à « Islam Karimov, venu d’Ouzbékistan, descendant d’al Bukharî, un des plus grands juristes qu’ait connus le monde musulman ». Présenté de la sorte, il méritait pleinement les meilleurs égards des autorités saoudiennes. Ce pèlerinage présidentiel donna le coup d’envoi aux autres pèlerinages, moins fastueux mais tout aussi lourds de charges symboliques. A partir de 1992, c’est l’euphorie du pèlerinage. Longtemps interdite, cette pratique redevenue licite est même facilitée par la coopération entre trois organisations bien distinctes.

La première est la Direction des Affaires spirituelles de Tachkent, récemment restructurée pour se mettre au service des seuls musulmans d’Ouzbékistan et non plus de toute l’Asie centrale et du Kazakshtan, comme pendant la période soviétique. La jeune compagnie aérienne nationale ouzbèke, O’zbekiston Hovo Yollari, se concerta avec cette institution religieuse pour acheminer à Djedda les milliers de pèlerins attendus18. De nombreux
candidats au hadj préférèrent partir en voiture, en suivant parfois des trajets complexes, par exemple en se rendant à Ankara avant de descendre sur la Mecque19. Le pèlerinage est
aussi un moyen de faire du commerce avec l’Arabie. Ainsi, durant les premières années de l’indépendance, nombreux étaient les commerçants à se rendre en Arabie Saoudite pour étudier les possibilités de faire du commerce avec les pays du Moyen Orient. Au départ quelque peu intéressant, ces échanges cesseront de l’être à cause de l’incapacité de l’économie ouzbèke à s’ouvrir aux lois de l’économie du marché et de la concurrence internationale. Pour nombre de Centrasiatiques, notamment les Ouïghours de Chine, La Mecque et Médine sont des villes de business : on y vient de Chine, de Turquie et d’Asie centrale (où vivent des colonies ouïghoures venues du Xinjiang) pour y échanger des articles chinois, des foulards turcs de marque (souvent des contrefaçons chinoises !), des articles textiles… Pour les Ouzbeks, cette activité de « commerce à la valise » a été largement entravée par des habitudes économiques restées très soviétiques.

L’autre institution puissante qui a contribué au renouveau du pèlerinage au profit des Ouzbeks est la Rabita20, la Ligue Islamique Mondiale, connue pour ses engagements pour la promotion et la défense de l’islam dans le monde. Dès l’indépendance, afin de favoriser un réveil islamique en Asie centrale, elle noua des liens directs avec la direction des affaires spirituelles de Tachkent. Avant même l’indépendance, la Rabita était entrée en contact avec le consulat général de l’URSS à Djedda. Ses demandes étaient au départ limitées : permettre à de vieux Turkestanais de se rendre en Ouzbékistan afin de voir leur famille. Au lendemain de l’indépendance, elle joua un rôle crucial dans l’accueil des pèlerins ouzbeks, assistée dans cette tâche par une organisation informelle, l’amicale des sages du Turkestan — en d’autres termes les membres actifs de la communauté ouzbèke. Concrètement, ces vieux nostalgiques du pays, une minorité active, assistaient leurs compatriotes retrouvés dans toutes les procédures du pèlerinage : les règles vestimentaires, le rituel du tawaf, les questions logistiques, etc.

La convergence des actions de ces trois institutions aboutit à la création d’un véritable réseau qui joua un rôle considérable dans les retrouvailles et les redécouvertes identitaires entre Ouzbeks. Si l’on n’a pas à l’esprit l’action concomitante de ces trois acteurs, on ne peut comprendre comment, subitement, alors qu’aucun lien n’avait subsisté entre la diaspora et la mère patrie, de véritables liens se sont tissés entre elles. Nous avons plusieurs arguments pour soutenir que le rétablissement du pèlerinage permet depuis une dizaine d’années à la communauté ouzbèke d’Arabie de ralentir le processus d’acculturation qui pesait sur elle ces derniers temps. Grâce au pèlerinage, des liens familiaux que l’on croyait défaits se sont revitalisés. La mémoire des aksakal — barbes blanches — entretient le souvenir des parents partis du pays. De même, la possibilité de retourner au pays, d’accomplir un pèlerinage en sens inverse, permit aux vieux Ouzbeks d’Arabie de retrouver des membres de la famille restés au pays, souvent des membres jamais vus auparavant. En d’autres termes, grâce au pèlerinage, une grande mutation affecte l’identité ouzbèke. La communauté, jusque là mythique et émotionnelle, devient de plus en plus consciente et consistante. Elle se met à se penser et à se voir en quelque sorte.

Des institutions particulières, précédemment citées, ont joué un rôle considérable dans les retrouvailles et les influences réciproques entre Ouzbeks du pays et Ouzbeks d’Arabie. Il s’agit des fameux ribat qui pullulent dans les deux villes saintes. Le mot ribat désignait, pendant la conquête arabe, des fortins construits par les Arabes aux marges du monde musulman pour les besoins de la guerre sainte. Plus tard, il a connu un léger glissement sémantique pour désigner un couvent de derviches (Zarcone, 1996 : 227-257). En Arabie Saoudite, parmi la communauté turkestanaise, le ribat à une signification proche du wakf, fondation de main morte. Lors de l’enquête sur le terrain, nous avons été surpris par l’existence d’un très grand nombre de ribat dans les deux villes saintes. Au départ, le ribat est fondé par une personne riche qui, par piété et générosité, veut faciliter le pèlerinage des gens pauvres de son pays, de sa région ou de sa ville. Il existe des ribat créés par des philanthropes de Namangan, d’Andijan ou Kokand. Les pèlerins venaient séjourner dans ces lieux durant toute la période du hadj et y étaient logés et nourris gratuitement. Chaque ribat fonctionnait grâce à la richesse apparemment inépuisable de son fondateur et à la générosité des donateurs qui venaient en pèlerinage. Jusqu’à la réouverture des routes du pèlerinage, ces établissements constituaient autant de lieux de rencontre et de sociabilité pour les Turkestanais. Ils jouaient en quelque sorte, pour la communauté, le rôle des associations culturelles que le pouvoir saoudien lui interdisait de créer. En d’autres termes ils avaient une fonction de marqueur identitaire et territorial dans la mesure où ils incarnaient une sorte de « minuscules Turkestan transplantés » dans les villes saintes. Mais leur fréquentation se limitait surtout aux vieux de la communauté, qui se réunissaient là pour évoquer leurs souvenirs du pays perdu. A partir de 1991, ils commencent à attirer les pèlerins directement débarqués d’Ouzbékistan et deviennent ainsi les lieux privilégiés de rencontre, de discussions et d’échanges de points de vue sur la mère patrie entre Ouzbeks du pays d’origine et Ouzbeks du pays d’accueil.

À ces rencontres suscitées par le pèlerinage il convient d’ajouter celles qui s’effectuent par le biais de la coopération éducative et religieuse entre l’Arabie Saoudite et l’Ouzbékistan. Au lendemain de son indépendance, le jeune Ouzbékistan accepte et encourage même certains de ses ressortissants à étudier en Arabie Saoudite. Des dizaines de jeunes se sont ainsi inscrits à l’université islamique de Médine qui, dans son campus à l’américaine, accueille des étudiants du monde entier. Les étudiants ouzbeks, souvent venus avec une bourse gouvernementale saoudienne, ont contribué au développement des liens entre les Ouzbeks d’Arabie et le pays natal. Certaines familles, se souvenant d’un lointain cousin émigré en Arabie, n’ont pas hésité à envoyer leur fils étudier à Médine. Leur influence sur les Ouzbeks d’Arabie est indéniable, mais tout aussi indiscutable est l’influence qu’ont exercée les vieux Turkestanais sur ces jeunes venus étudier l’islam. Au même titre que le pèlerinage, l’échange éducatif entre l’Arabie et l’Ouzbékistan a été quasiment suspendu, à la suite du développement d’un islamisme politique dans la vallée de Ferghana, durement réprimé par le pouvoir de Tachkent.

Ainsi, si le nombre de pèlerins venus d’Ouzbékistan a été très élevé durant les premières années de l’indépendance (entre 1991 et 1994), les statistiques baissent par la suite, à cause des entraves mises par le gouvernement ouzbek, de plus en plus inquiet de la montée de l’islamisme. A ses yeux, le développement du wahhabisme21 sur son sol, terme souvent
utilisé à tort et à travers, est imputable en partie à l’établissement de liens entre l’Arabie Saoudite et l’Ouzbékistan. Les compatriotes d’Arabie Saoudite, au départ perçus comme des frères qui avaient dû quitter le pays de leurs ancêtres, cessent à partir de 1994 de s’attirer les sympathies du régime. S’enfermant de plus en plus dans une véritable paranoïa, basée sur la mythique importation du wahhabisme par les pèlerins et les Ouzbeks d’Arabie Saoudite22, le gouvernement, sans aller
jusqu’à interdire le hadj, cherche à le contrôler plus étroitement. Ainsi, les initiatives individuelles sont découragées et les pèlerins, envoyés en convois officiels, sont sur place étroitement surveillés pour éviter tout contact avec les Ouzbeks locaux suspectés de wahhabisme. Les pèlerins ouzbeks ont de moins en moins la possibilité de séjourner dans les ribat, la délégation officielle leur réservant des hôtels loin des quartiers ouzbeks, pour éviter leur « contamination par ces idées sulfureuses ». De même, les vieux émigrés ouzbeks, désireux de se rendre dans leur pays d’origine, éprouvent, à partir de 1994, les plus grandes difficultés pour obtenir un visa ouzbek. Le consulat ouzbek à Djedda reçoit même des ordres lui demandant de délivrer des visas au compte goutte23. En agissant de la sorte, le gouvernement ouzbek
voulait empêcher ces nostalgiques du pays natal de pratiquer de la da’wa durant leur séjour en Ouzbékistan24. Mais ces
restrictions n’ébranlèrent guère le processus de redécouverte identitaire engagé chez les Ouzbeks. En dépit de toutes les restrictions de ces dernières années, le pèlerinage se poursuit, même sous le contrôle tatillon du gouvernement ouzbek. Il a été et continue d’être une sorte de « sauveur » de l’identité ouzbèke en Arabie même si cette identité suit son cheminement propre.

Quelle nouvelle identité et quel avenir ? 

L’exemple de la communauté ouzbèke d’Arabie Saoudite nous montre les modalités de préservation d’une identité singulière dans un contexte diasporique. Dans le cas ouzbek, la langue, la mémoire, mais surtout le pèlerinage ont très largement été utilisés à des fins diverses. Dans ce cas précis, transformation et adaptation de l’identité seraient des termes plus appropriés. En effet, et c’est valable pour tout groupe ethnique, l’identité de ces Turkestanais exilés dans les villes saintes n’a cessé d’évoluer. En fonction des opportunités du moment, ses membres ont su utiliser une des facettes de leur identité plutôt qu’une autre. Ainsi, tout à tour, des membres de cette communauté se sont définis comme Kokandî (ou Marghilanî, ou Andijanî), Turkistanî, Muhajir, Boukharî ou Ouzbek. Sur les chemins de l’exil en direction de la Mecque, afin de rendre le chemin moins épineux, les membres de la communauté se sont définis comme des pauvres muhajirs, victimes de l’invasion d’un pouvoir infidèle. En Arabie Saoudite, afin de bénéficier du prestige de la science islamique qui a tant rayonné dans le passé de Boukhara, ces Ouzbeks se définissaient comme Boukharî, autrement dit, du pays d’Ismail al Boukharî. Dans leur commerce avec les expatriés de Turquie, la carte d’identité brandie était la turkestanaise et parfois même le discours pan-turquiste. Depuis une dizaine d’années, en contact avec les Ouzbeks partis d’Ouzbékistan, on se définit comme ouzbek même si pour eux cette identité n’a encore guère de sens et qu’elle est souvent associée à l’idée péjorative de qawm (tribu). Ce terme, d’origine arabe, est polysémique : il désigne au départ la tribu et par extension le groupe ethnique, voire la nation (en ottoman, kavmiyet, un moment en concurrence avec millet). Pour beaucoup, il renvoie à une formation politique archaïque et même primitive. Qawm est en quelque sorte le lien tribal, souvent considéré comme dépassé par les nouvelles formes d’allégeance, nation, communauté islamique. C’est notamment le point de vue des intellectuels les plus politisés. Lors de l’exil, le terme ouzbek désignait tout au plus une confédération tribale. Sous les Soviétiques, il obtiendra une épaisseur sémantique et une dimension nationale. A la veille de l’indépendance, certains intellectuels ouzbeks d’Arabie refusaient encore ce terme, produit selon eux d’un découpage colonial. Turkestan était leur terme préféré. Mais depuis 1991, constatant à quel point ce « morcellement colonial » avait pris sens dans l’esprit des gens, ils s’inclinèrent en acceptant de s’identifier comme Ouzbeks et en faisant l’éloge d’un Ouzbékistan indépendant, tel qu’il est conçu par Islam Karimov25.

On voit donc que l’identité n’est jamais figée, elle évolue et s’adapte à son contexte (Constant, 1994). Elle est parfois conditionnée voire assignée par l’Autre ou par l’environnement dans lequel se trouve le groupe ethnique. C’est le cas également pour les Ouzbeks d’Arabie Saoudite. Leur remarquable adaptation (assimilation et acculturation, pourrait-on dire), n’a jamais fait d’eux, aux yeux des Saoudiens « de vrais nationaux ». Autrement dit, quelle que soit l’évolution que prend l’identité ouzbèke, le Saoudien moyen appellera toujours un Ouzbek Turkistanî ou Boukharî. Cela montre donc qu’une identité n’est pas entièrement choisie, elle peut être parfois imposée, en tout cas partiellement. Cette façon qu’a la société saoudienne d’assigner une identité à ces Ouzbeks ne doit pas être mal comprise. Même si cette société est connue pour sa fermeture et son refus d’intégrer les communautés étrangères installées sur le territoire saoudien depuis bon nombre d’années, il faut bien reconnaître que, et le cas des Turkestanais nous l’atteste, cette société a tout de même des mécanismes d’intégration. Les Ouzbeks d’Arabie (mais aussi les Ouïgours qui sont partis de leur pays dans les mêmes conditions) sont globalement très bien intégrés dans la société saoudienne. Tous de citoyenneté saoudienne dans un pays qui accorde ce droit au compte goutte, ces Ouzbeks sont présents à tous les échelons de la société. On les trouve commerçants, médecins, fonctionnaires ou universitaires à travers tout le pays. Le nom de Boukharî ou de Turkistanî fait partie de la réalité quotidienne du pays, tellement ces noms se sont diffusés dans toutes les catégories socio-professionnelles du royaume.

L’avenir de cette communauté dans le proche avenir ne risque pas de changer considérablement. Une transformation radicale n’est pas à l’ordre du jour puisque après quelques années d’échanges intense avec le pays natal, cette communauté a choisi le cantonnement en Arabie Saoudite. À l’heure actuelle, les relations économiques entre l’Ouzbékistan et l’Arabie Saoudite ne sont pas suffisamment dynamiques pour engendrer plus de contacts entre Ouzbeks et Ouzbeks saoudiens, situation qui ne serait pas sans conséquences sur la communauté installée en Arabie. L’Ouzbékistan n’exerce pas sur cette communauté la fascination qu’exerçait le « Turkestan occupé par les armées d’un pays infidèle ». Ceci explique pourquoi les frontières entre l’identité ouzbèke et l’identié ouzbèko-saoudienne n’est pas prête de s’estomper. Soixante ans de vie soviétique pour les uns et autant d’années de vie arabe pour les autres ne s’effacent pas en une retrouvaille. D’ailleurs risquent-elles de s’effacer un jour ?


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Oum al Qura, 30 novembre 1949.

O’zbekiston Edibiyoti va San’ati, 27 septembre 1991.

O’zbekiston Edebiyoti wa San’ati, après le hadj de 1992, 1993 et 1994.

Soviet Monitor, 4 janvier 1945.

Principaux entretiens et matériel non publié : 

Interview avec Sofohon Ibn Seyyid Jelal Han Töre, Mecque , 25 décembre 2000 et 10 novembre 2001.

Interview avec Abdulhakim Khalifa Ismail al Bukharî, Médine, 19 décembre 2000.

Interview avec Zuhriddin al Turkistanî, Mecque, 14 décembre 2000.

Interview avec Abdulhamit Andijanî, Djedda 22 décembre 2000.

Interview avec Ahmet Ali al Turkistanî, Djedda, 14 novembre 2001.

Interview avec Zuhriddin al Turkistanî, Tachkent, 6 juin 2002.

Archives familiales (photos, lettres familiales).


Notes 

Cette étude a été réalisée dans le cadre d’un programme de recherche mené par le CERMOC (Centre français d’Etude et de Recherche sur le Moyen Orient Contemporain) d’Amman, intitulé « Migrations au Moyen Orient arabe : politiques migratoires et communautés dans le contexte de la mondialisation ». Nous remercions infiniment Hana Jaber, responsable de ce programme, et France Métral qui nous a prodigué ses précieux conseils lors de la rédaction de l’article. Une première version de ce texte a été publiée dans Central Asian Survey, March 2003, 22 (1), 23-44. Carfax Publishing, ISSN 0263-4937 print ; ISBN 1465-3354 print on line.

‑Périmètres sacrés, lieux précis où se trouvent le tombeau du Prophète à Médine et la Ka’aba à la Mecque. À l’origine, hara’am signifie interdit, illicite, ce qui est interdit au public, d’où les extensions connues : haram (et son contraire : halal), harem.

2 ‑Selon Audrey C. Shalinsky qui a effectué une étude poussée sur les
Ouzbeks originaires de Ferghana et installés en Afghanistan, ces tribus à cheval sur le fleuve sont : Mangyt, Ming, Karluk, Kungrat, Kenegez, Kitay, Kiptchak, Kangly, Tchagatay, Kattagan, Durmen, Lakai, etc. L’auteur s’appuie sur les travaux de Gunnar Jarring, The classification of Turk tribes in Afghanistan, Lund Universitets Arsskrift, 1935, Vol. 35, n° 4, pp. 3-104.

3 ‑Le terme Basmatchis, du turc basmak (effectuer un raid) désignait en Asie
centrale une guérilla armée multiethnique et antibolchévique. Malgré quelques premiers succès éclatants, ce mouvement de résistance a été rapidement jugulé par le pouvoir soviétique.

4 ‑Entretien avec Abdulhakim al Bukharî, Médine, 19 décembre 2000 et 11
novembre 2001.

5 ‑Le quartier traditionnel ouzbek porte le nom de mahalla, unité
administrative quasi « naturelle », dirigée par un leader dont la désignation appartient aux chefs de famille (et à tous les habitants depuis une réforme récente). En Arabie Saoudite, on parle de mahalla ouzbek (ou Turkistanî ou Boukharî) quand le quartier est de fait ou par réputation habité majoritairement par des centrasiatiques.

6 ‑Shalinksiy les appelle les Ferghanachis. Son étude se limite à l’Afghanistan.
Les rencontres faites avec des Ouzbeks en Arabie Saoudite confortent cette thèse : la plupart des réfugiés étaient originaires de la vallée de Ferghana.

7 ‑Entretien avec Ahmet Ali Turkestanî, Djedda, décembre 2000.

8 ‑On trouve à la Mecque et à Médine beaucoup de descendants de
« squatters » des villes saintes, des « amoureux du Prophète » qui ont imité son exil. On sait historiquement que ces pèlerins qui éternisaient leur hadj ont causé d’importants ennuis aux gardiens des villes saintes. L’imam de la Mecque était parfois invité par le temporel à décréter une fatwa stipulant que le meilleur des pèlerinage était celui qui se concluait par un retour au pays natal (Zeghidour, 1989).

9 ‑Entretien avec Abdulhamid Andijanî, Djedda, 22 décembre 2000.

10 ‑Il semblerait qu’elles parlent globalement mieux l’ouzbek que leur époux
mais comme durant mes deux longues missions, je n’ai pu rencontrer aucune femme ouzbèke (ou femme tout court), je ne suis hélas en mesure ni l’infirmer ni de le confirmer.

11 ‑Entretien avec l’auteur, La Mecque, 14 décembre 2000 et Tachkent, 6 juin
2002.

12 ‑O’zbekiston Edibiyoti va San’ati, 27 septembre 1991.

13 ‑L’idée de participation à la civilisation mondiale est un thème récurrent
dans les discours historiographiques dans tous les pays türk (Copeaux, 1997).

14 ‑Soviet Monitor, 4 janvier 1945.

15 ‑Oum al Qura, 30 novembre 1949.

16 ‑Certaines révoltes en Algérie contre l’occupation coloniale française ont
été planifiées à la Mecque, de même que la révolte des Cipayes contre l’Empire britanniques a été conçue par les révoltés lors de leur hadj.

17 ‑Le tawaf est la circumambulation, autrement dit le fait pour le pèlerin
d’effectuer sept fois le tour de la Ka’aba en lisant différentes sourates du Coran. Habituellement, à la Mecque, les pèlerins peuvent bénéficier de l’aide d’un moutawwif, celui qui aide à accomplir les tournées autour de la Ka’aba. (Zeghidour, 1989).

18 ‑Il est quasiment impossible de donner un chiffre exact sur le nombre de
pèlerins qui se sont rendus chaque année à la Mecque depuis l’indépendance. Le siège de la direction des affaires spirituelle de Tachkent nous affirma ne pas être en mesure de les fournir, en décembre 2001. Cependant, les organisateurs rencontrés à la Mecque estiment que ce chiffre varie entre trois et quatre milles pèlerins chaque année (oumra et hadj compris).

19 ‑Voir les nombreux récits de pèlerinage parus sous forme d’articles de
presse dans O’zbekiston Edebiyoti wa San’ati, après les hadj de 1992, 1993 et 1994.

20 ‑Créée en 1962 à Djedda, la Ligue du Monde Musulman ou la Ligue
Islamique Mondiale (Rabita en arabe) dont le siège se trouve aujourd’hui à la Mecque est d’abord une émanation du gouvernement saoudien. Née en pleine guerre froide arabe opposant le « nationalisme arabe progressiste » du Caire à l’» l’Islam féodal et américain » de Riyad, la Ligue a eu pour première fonction d’opposer la Oumma planétaire à l’Etat-nation étriqué, la foi à la race, et l’islamisme à l’arabisme. De nos jours, sa fonction est triple : propager la foi par la diffusion à grande échelle du Coran ; promouvoir l’enseignement islamique partout où le besoin s’en fait ressentir ; fournir une aide humanitaire dont le coût annuel absorbe la moitié du budget global de l’institution.

21 ‑De nos jours interprétée de différentes sortes, la doctrine wahhabite est
une idéologie fondamentaliste islamiste qui vit le jour en Arabie Saoudite au milieu du XVIIIe siècle, prêchée par un certain Mohammad Abdel Wahhab. Depuis son élaboration, cette idéologie est l’alliée fidèle du pouvoir au royaume d’Arabie Saoudite. De façon sommaire, elle prône le retour aux pratiques islamiques qui étaient en cours à l’époque du prophète. Elle s’insurge contre les pratiques idolâtres, le soufisme et le culte des morts entre autres pratiques (Algar, 2003).

22 ‑Des travaux récents de Hisham Dawood (2002) montrent que le
wahhabisme saoudien est peu visible en dehors des frontières du royaume. Il existe selon lui des fondamentalismes proches du wahhabisme mais qui ne peuvent être considérés comme une exportation de l’idéologie fondée par Mohammad Abdel Wahhab.

23 ‑Entretien avec Abdulqadir Marghilanî, Médine, 12 novembre 2001.

24 ‑La participation des Ouzbeks d’Arabie Saoudite à la renaissance islamique
en Ouzbékistan, sans être considérable, ne peut pas être ignorée. Dès les premiers mois de l’indépendance, la Rabita a proposé aux chefs de la communauté ouzbèke de lui trouver des candidats pour pratiquer la da’wa en Ouzbékistan. La Rabita voulait des Ouzbeks, bilingue arabe-ouzbek et parfaitement hafiz, c’est-à-dire connaissant le texte coranique par cœur. La communauté ouzbèke a pu trouve seulement huit personnes satisfaisant aux critères de sélections. Ces individus furent envoyés dans leur village d’origine pour y prêcher la « bonne parole » l’engouement pour l’islam dans la vallée de Ferghana, sous sa forme radicale ou modérée, n’a pas été provoqué par ses missionnaires à la solde du gouvernement saoudien.

25 ‑Zuhriddin Turkistanî, intellectuel ouzbek respecté en Arabie Saoudite,
gardien de la mémoire turkestanaise en Arabie, fermement attaché au terme Turkestan se réfère de plus en plus au terme Ouzbékistan, par réalisme et par volonté de rendre service au régime d’Islam Karimov.


*Autteur: Bayram Balci est Pensionnaire scientifique, responsable du Programme de recherche Turquie-Caucase, Institut Français d’Etudes Anatoliennes, Nuru Ziya Sokak 22, PK 54, Beyoglu-Istanbul, Turquie 

Source: http://remi.revues.org/index2684.html