jeudi 19 mars 2009

La Mosquée Al-Azhar du Caire

La Mosquée Al-Azhar du Caire

Le nom d’Al Azhar ou "la brillante" est souvent mis en rapport avec l’épithète Al Zahrâ’ appliquée à Fâtima mais rien ne confirme cette interprétation alors que la seconde mosquée édifiée au Caire par les Fatimides s’appelait de façon similaire al-Anwar ou "la lumineuse". Peut-être faudrait-il voir dans ces deux qualificatifs une allusion à l’éclat de la doctrine ismaïlienne sur laquelle reposait la propagande particulière de leur da’wa.

Les travaux de la nouvelle mosquée, située à proximité du palais du souverain commençèrent en 970 et durèrent deux ans pour faire cet édifice où le calife devait se rendre normalement pour diriger la Prière, le splendide symbole de la ville de gouvernement et le centre d’endoctrinement ismaïlien organisé pour soutenir les positions religieuses des nouveaux maîtres de l’Egypte. Les transformations nombreuses que subit ensuite le bâtiment ont laissé subsister quelques vestiges témoignant, de son ancienne décoration et permettant de reconstituter son ordonnance primitive. On sait qu’en 1975, le fils du cadi al Nu’man y donna des cours de fiqh ismaëlien fondés sur les ouvrages de son père et que lui succédèrent des juristes installés par le calife Al-’Aziz dans une demeure voisine ainsi que d’autres savants qui travaillaient dans le Dâr al -Hikma ou "maison de la sagesse" créée un peu plus tard par le calife al Hâkim.

La diffusion officielle des idées ismaïliennes cessa lorsque Saladin eut renversé la dynastie fatimide : un enseignement nouveau, celui du fiqh sunnite fut alors confié aux diverses madrasas (écoles) créées dans la ville . Mais pas plus que dans les grandes mosquées d’Al- Hâkim, d’Ibn Tûlûn ou de Amr, l’activité intellectuelle, orientée désormais dans une direction contraire au chiisme, ne fût interrompue à Al-Azhar dont les Mamelouks favorisèrent ensuite la renaissance intellectuelle par des fondations en faveur de professeurs et de récitateurs du Coran. L’éclat de ces enseignements ne déclina qu’avec la domination des Ottomans, alors que se sclérosaient à Al-Azhar, comme un peu partout dans les pays islamiques, des cours de type traditionnel, qui consistaient le plus souvent dans la lecture ou le commentaire de manuels dispensant de recourir aux textes anciens fondamentaux.

On sait qu’en 1875, les étudiants, dont certains logeaient dans la mosquée et y vivaient pauvrement des distributions qui leur étaient faites ou des ressources de leurs familles, avaient encore conservé des habitudes médiévales. Chaque professeur se tenant au pied d’une colonne qui avait un titulaire attitré, et qui était la propriété d’une école juridique déterminée. On s’adonnait essentiellement à l’étude du fiqh et des autres disciplines faisant partie des sciences religieuses, telles les disciplines touchant au Coran, au hadith et à la langue arabe. Il y avait en 1876, 361 professeurs et plus de dix mille étudiants qui, pour la moitié, avaient choisi le droit chaféite.

Le XIXe siècle vit prendre place à Al-Azhar une réforme de l’enseignement qui se situa dans le cadre des transformations bouleversant alors l’Egypte pour l’ouvrir aux influences modernes. Il s’agissait non pas d’en faire une université de type européen, ce qui n’était pas concevable à l’époque, mais d’y rendre la formation des élèves plus efficace et d’améliorer un cycle d’études qui, jusque-là, n’était sanctionné par aucun véritable diplôme.

Les premières mesures prises par des autorités qu’avait réunies le khédive Ismaïl, le furent en 1872, année où fut créé un diplôme final qui donnait le droit d’enseigner à Al-Azhar. Puis une réorganisation d’ensemble fut inspirée par le réformiste Muhammad Abduh : création d’un conseil de direction, augmentation des traitements des professeurs, fixation de conditions d’admission des étudiants, introduction des matières modernes (arithmétique, géographie), création de trois cycles de quatre ans chacun.

En 1907, une école de cadis fut rattachée à Al-Azhar, tandis qu’en 1908 apparaissait l’Université libre du Caire, embryon des universités modernes, qui allaient entrer en concurrence avec Al-Azhar, et y encourager d’autres changements. Une loi de 1936 précisa ainsi de nouveau les conditions d’admission et les matières enseignées.

L’université d’Al-Azhar, qui accueillait toujours de nombreux étudiants venus d’Egypte ou d’autres pays islamiques, et qui se refusait à n’être qu’une faculté de sciences religieuses, poursuivait donc méthodiquement ses longs efforts de rénovation, tout en continuant à se voir reprocher bien souvent de n’être pas assez ouverte aux problèmes du monde moderne. »

Source : Dominique et Jeanine SOURDEL, Dictionnaire historique de l’islam, PUF, 1996.

vendredi 13 mars 2009

Le paradoxe de la nature humaine, selon Rumi

Le paradoxe de la nature humaine, selon Rumi

Par Éric geoffroy


« L’homme est quelque chose d’immense. En lui tout est inscrit, mais ce sont les voiles et les ténèbres qui l’empêchent de lire en lui cette science »
« Tu vaux plus que les deux mondes. Que faire ? Tu ne connais pas ta valeur... »
Rumi, Fîhi-mâ-fîhi


Dans l’ensemble de son œuvre, Rumi proclame éminemment la dignité humaine. Il voit en l’homme le but de la création, et le point d’aboutissement du projet divin. Si l’homme est la dernière créature à être entrée dans l’existence phénoménale, c’est que les autres règnes (minéral, végétal, animal..) avaient pour tâche de préparer son avènement ; ils sont donc des moyens pour lui de parvenir à la perfection. A cet effet, Rumi prend l’image, bien connue, du jardinier qui, pour mener à terme sa récolte, doit d’abord préparer le sol, semer les graines, arroser, tailler, etc. :
« La forme extérieure de la branche est l’origine du fruit, mais intérieurement la branche n’est venue à l’existence que pour le fruit.
S’il n’y avait eu ni désir ni espoir du fruit, pourquoi le jardinier aurait-il planté l’arbre ?
Donc, selon la réalité intérieure, le fruit a donné existence à l’arbre, même si, en apparence, l’arbre a donné naissance au fruit.
C’est pourquoi le Prophète a dit : ‘‘Adam et les autres prophètes me suivent derrière mon étendard’’
Et c’est pourquoi ce maître de connaissance a prononcé cette parole allusive : ‘‘Nous sommes les derniers et les devanciers’’ [1] ».
Nous sommes en effet les derniers dans l’ordre de la création physique, manifestée, et les premiers dans l’ordre métaphysique. Ce constat vaut aussi bien pour :
- le règne humain, par rapport aux autres créatures,
- l’islam, dernière religion révélée pour ce cycle d’humanité,
- Muhammad, « Sceau des prophètes », mais mobile et source de la création, raison d’être du cosmos. Rumi fait souvent référence au hadîth qudsî suivant : Law lâka mâ khalaqnâ al-aflâk : « N’eusse été pour toi [Ô Muhammad], Nous n’aurions pas créé le cosmos ! »
Rumi continue donc le passage précédent du Mathnawi en indiquant :
« Si en apparence je suis né d’Adam, en réalité je suis l’ancêtre de tout ancêtre [...]
C’est pourquoi le père (Adam) est né de moi, c’est pourquoi en réalité l’arbre est né du fruit » [2].
Pour Rumi, il y a trois sortes d’hommes : les êtres bestiaux, les êtres ordinaires, et les êtres angéliques, c’est-à-dire les prophètes et leurs successeurs, les saints. Parmi les êtres angéliques, Rumi affirme la précellence de Muhammad : pour lui, les prophètes et les saints sont comparables à des rayons issus du soleil muhammadien [3]. Un maître soufi quasiment contemporain de Rumi, Ibn ‘Atâ’ Allâh, exprimait en termes assez similaires ce thème de la « lumière muhammadienne » (al-nûr al-muhammadî) : « Puisque tu as conscience que la mission de guide spirituel ne saurait prendre fin, après le cycle de la prophétie, tu peux en déduire que la lumière qui se dégage des saints provient de l’irradiation de celle de la prophétie sur eux. Sache que la « réalité muhammadienne » ( al-haqîqa al-muhammadiyya) est semblable au soleil, et la lumière du coeur de chaque saint à autant de lunes. Tu le sais, la lune éclaire parce que la lumière du soleil se pose sur elle et qu’elle la réfléchit. Le soleil illumine donc de jour, mais aussi de nuit par l’intermédiaire de la clarté lunaire : il ne se couche jamais ! [4] ». Le Prophète est donc « l’Homme parfait » (al-insân al-kâmil) : cette expression appartient plutôt à la terminologie d’Ibn ‘Arabî qu’à celle de Rumi, mais la doctrine en est identique.
L’homme en général est le médiateur, le chaînon qui relie la création au Divin. A son insu, il purifie ce qui était souillé [5]. Il est la porte pour aller à Dieu :
« Tu es la porte de la cité de la connaissance [6], puisque tu es les rayons du soleil de la clémence [7] ».
D’évidence, Rumi fait fructifier l’enseignement coranique de la khilâfa : l’homme est le représentant de Dieu sur terre (khalîfat Allâh fî l-ard). Par ailleurs, une de ses assises doctrinales est celle du « Pacte » (mîthâq) passé, selon le Coran (7 : 172) entre Dieu et l’humanité dans le monde spirituel, pré-créaturel. Le thème corollaire de ce Pacte est le « dépôt sacré » (amâna) : selon le Coran 33 : 72, l’homme accepte, assume, ce dépôt, lors de l’alliance contractée avec Dieu, même si, toujours selon le Coran, il ne se montre pas à la hauteur de la tâche qui va lui incomber. Mais ce qui importe pour Rumi, dans ce contexte, c’est que l’homme est doté de la faculté de choisir ; il est libre, et c’est une qualité qu’il partage avec Dieu [8].
C’est précisément ce « dépôt » spécifique à la nature humaine, cette part divine que l’homme porte en lui, qui lui assigne un destin comparable à nulle autre créature, une mission particulière :
« Si tu dis : ‘‘Je n’accomplis pas la tâche qu m’incombe, mais je réalise d’autres choses’’, sache que l’homme n’a pas été créé pour faire ces autres choses. C’est comme si tu prenais dans le trésor du roi un sabre indien inestimable, du meilleur acier, et que tu l’utilisais comme un couteau de boucher pour couper de la viande putréfiée [9] ».
Suite au processus de l’incarnation, l’homme a en effet oublié son origine céleste et sa mission : il s’est identifié avec sa forme... Cependant, bien que sa conscience se soit obscurcie, il ressent un pénible sentiment d’aliénation, et une profonde nostalgie de son état primordial de pureté et d’unité, ce que l’islam appelle la fitra. Et l’on sait que le thème majeur de l’œuvre de Rumi est sans doute cet exil de l’homme sur terre, loin de la patrie spirituelle, et le sentiment d’enfermement dans la prison du corps et du monde phénoménal. La référence scripturaire ici est ce hadîth : « Ce bas-monde est la prison du croyant, et le paradis du mécréant ». Les êtres les plus conscients de cet état de déchéance n’auront pour but, au cours de leur existence, que de se souvenir du Pacte, et de chercher à re-trouver Dieu. D’où la pratique essentielle, dans le soufisme, du dhikr, « souvenir-invocation » de Dieu.
Pour autant, la chute de l’homme de son état paradisiaque vers la condition terrestre a un sens positif en islam et dans le soufisme. En effet, si Adam n’avait chuté, toutes les possibilités présentes, inhérentes dans l’Essence divine n’auraient pu se déployer. Si tous les humains atteignaient l’état d’« Homme parfait » (insân kâmil), le monde serait immédiatement réintégré dans le Principe divin, le Paradis serait rétabli, et le monde cesserait d’exister... C’est sa séparation d’avec Dieu qui solidifie le monde [10]. Il revient donc à l’homme de se réintégrer dans l’Unicité, de re-connaître Dieu dans le monde de la dualité, malgré l’action d’Iblîs, du Shaytân. En effet, conformément au sens de la racine arabe Sh T N, ou Sh Y T N, qui signifie « diviser, séparer », Satan tente d’empêcher l’homme de se résorber dans l’Unicité.
Mais comment se libérer de la dualité que nous impose notre ego et le monde ? Certainement pas par la raison raisonnante, nous dit Rumi, ce ‘‘mental’’ qui nous joue bien des tours, et stimule passions et illusions. Le seul moyen est la « mort initiatique », c’est-à-dire la purification de l’ego. Rumi insiste sur ce point en employant diverses images. Il qualifie par exemple l’ego non travaillé, non épuré sur le plan spirituel, d’« âne » ; or cet ego doit se transmuer en Jésus, en ‘‘ego christique’’ [11].
Les prescriptions et rites de l’islam, tels que la prière (salât) ont ici un effet salvateur :
« Tu es vivant, fils du Vivant, toi le bienheureux !
Tu n’étouffes donc pas dans cette tombe étroite ?
Tu es le Joseph de ton temps et le soleil du firmament
Sors de ce puits, sors de cette prison, montre ton visage !
C’est dans le cœur de la baleine que ton Jonas a mûri
Qu’est-ce qui l’a libéré ? De prier son Seigneur ! [12] »
Dans ce processus de purification, Rumi insiste sur les vertus de la souffrance :
« C’est la douleur qui guide l’homme en toute chose. Tant que l’on ne souffre pas du désir et de l’amour d’une chose, on ne forme pas l’intention de l’accomplir. Et sans douleur, on ne peut rien accomplir, que ce soit dans le domaine matériel ou spirituel [...] Tant que Marie n’éprouva pas les douleurs de l’enfantement, elle ne se dirigea pas vers l’arbre du bonheur [13] ».
Pour conclure, le paradoxe de la nature humaine et du monde phénoménal réside dans le fait que l’une et l’autre subsistent grâce à - ou à cause de ? - l’inconscience de la plupart des hommes, leur distraction (ghafla en arabe) à l’égard de la réalité divine, leur oubli, leur amnésie quasi générale à l’égard de leur patrie spirituelle. Il s’agit là d’un leitmotiv chez Rumi, notamment dans le Fîhi-mâ-fîhi, qu’il faut toujours placer en effet de miroir avec la supériorité que Rumi, conformément à l’enseignement coranique, accorde à la créature humaine. Bien conscient du hadîth selon lequel « Les hommes sont endormis, et ce n’est que lorsqu’ils meurent qu’ils s’éveillent », Rumi disait : « Je ne suis venu sur terre que pour réveiller les âmes endormies » [14], ou encore « Si nous nous laissions aller au sommeil, qui guérirait ces infortunés endormis ? Je les ai tous pris à ma charge afin de les demander à Dieu et de les faire parvenir à la perfection [15] ».
Et c’est précisément le rôle de l’être éveillé, du maître spirituel qu’était Rumi, que de pratiquer sur son disciple la maïeutique, comme l’affirmait Eva de Vitray-Meyerovitch [16], c’est-à-dire « l’art de faire accoucher » les esprits, de faire évoluer le petit moi vers le grand Soi, ou, pour reprendre la terminologie de Rumi, de transmuer l’âme bestiale en âme angélique et au-delà de l’état angélique, puisque, pour citer le penseur français Pascal (m. 1662), « l’homme passe infiniment l’homme ».


[1] Mathnawi, IV, 520-526. Voici le texte arabe du hadîth : Nahnu al-âkhirûn al-sâbiqûn.
[2] Ibid., IV, 527, 529.
[3] Mathnawi, III, 4542 ; VI, 2151-2162.
[4] La sagesse des maîtres soufis, introduction, traduction et notes par E. Geoffroy, Paris, 1998, p. 34.
[5] Fîhi-mâ-fîhi, chap. 8.
[6] Référence au hadîth où le Prophète déclare « Je suis la cité de la connaissance, et ‘Alî en est la porte ».
[7] Mathnawi, I, 3763.
[8] Mathnawi, V, 3087-3088 ; IV, 2914 notamment.
[9] Fîhi-mâ-fîhi, traduction par L. Anvar-Chenderoff, Rûmî, Paris, 2004, p. 180.
[10] W. Chittick, The Sufi Doctrine of Rumi, Bloomington (USA), 2005, p. 58-60.
[11] Dîwân, éd. Furûzânfar, Téhéran, 1957-1967, poème n° 1816.
[12] Mathnawi, traduction L. Anvar-Chenderoff, op. cit., p. 181.
[13] Fîhi-mâ-fîhi, traduction par L. Anvar-Chenderoff, op. cit., p. 188.
[14] Eva de Vitray-Meyerovitch, Islam, l’autre visage, Paris, 1995, p. 152.
[15] Eva de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Paris, 1977, rééd. 2005, p. 123.
[16] Ibid., p.130.

http://www.eric-geoffroy.net/article.php3?id_article=42

dimanche 8 mars 2009

Religion et argent: perspectives sur la finance islamique

Religion et argent: perspectives sur la finance islamique

Religioscope 7 Sep 2008



Face au capitalisme, les réactions musulmanes ont été variées: le "socialisme islamique" a eu ses partisans, mais nombre de musulmans pieux pensent aujourd'hui pouvoir concilier finance et religion grâce à des établissements fonctionnant selon les principes de l'islam.


Comme Religioscope a déjà eu l'occasion de le souligner, la finance islamique se trouve actuellement en plein essor, même si elle reste un acteur minoritaire, y compris dans les pays de tradition musulmane. L'islam prohibe formellement l'usure (riba), identifiée à l'injustice et à l'exploitation. Le système financier islamique interdit tout profit fondé sur un taux d'intérêt prédéterminé, et propose un partage des profits ou des pertes. L'argent est conçu comme un simple moyen d'échange, qui ne doit pas par lui-même créer plus d'argent, comme cela se passe avec des taux fixes. Le système islamique rejette donc la spéculation.


A vrai dire, les interprétations musulmanes contemporaines de la prohibition de la riba ont pu varier: certains auteurs musulmans ont voulu la replacer dans le contexte de son époque d'édiction et ont suggéré que, aujourd'hui, le service d'un intérêt n'équivalait pas automatiquement à une injustice. Mais ce n'est pas l'opinion dominante (Charles Tripp, Islam and the Moral Economy: The Challenge of Capitalism, Cambridge University Press, 2006, pp. 124-133). Pour des raisons qui tiennent probablement à la fois à des scrupules religieux et à de nouvelles affirmations d'une identité musulmane dans l'environnement contemporain, des projets d'établissements bancaires fondés sur les principes islamiques sont apparus dès les années 1950-1960 et se sont multipliés à partir des années 1970-1980.


Les services bancaires islamiques sont en train de s'étendre à de nouvelles régions: ainsi, en Syrie, deux première banque islamiques ont ouvert leurs portes en 2007; confrontées à un excès de liquidités, les banques islamiques du Golfe tournent leurs yeux vers l'Afrique, où le Kenya semble destiné à devenir la porte d'accès vers les populations musulmanes de l'Afrique subsaharienne (une Gulf Islamic Bank y a récemment vu le jour); au Proche-Orient, certaines banques de type classique ont fait le pas de se reconvertir en banques islamiques.


De nouvelles publications accompagnent ces développements. Parmi celles-ci, nous nous pencherons aujourd'hui sur le magazine Islamic Finance Today, qui paraît à Colombo, au Sri Lanka. Cette localisation géographique nous rappelle la présence en Asie du Sud et du Sud-Est de musulmans très intéressés par la finance islamique. En outre, depuis les événement du 11 septembre 2001 et les risques consécutifs de voir des fonds venant de pays arabes gelés ou confisqués, beaucoup d'investisseurs du Proche-Orient se tournent vers les marchés asiatiques.Islamic Finance Today combine des informations d'intérêt général avec des articles relatifs aux institutions financières islamiques au Sri Lanka. Ce magazine de présentation soignée a pour ambition d'informer et d'analyser les développements dans le domaine des activités financières et bancaires islamiques, en donnant notamment la parole à des experts. Mais l'on y trouve aussi des réflexions sur la nature et les perspectives de la finance islamique. Le contenu est généralement accessible même à des non spécialistes.


Dans le numéro de mars 2008, Sheikh Esam Mohammed Ishaq (Bahrein), membre du conseil de supervision de plusieurs banques islamiques et également directeur du Discover Islam Center à Bahrein, affirme qu'une nouvelle banque ou institution financière islamique ouvre ses portes chaque mois dans les pays du Golfe. Cependant, il admet que la majorité des musulmans ne sont pas encore vraiment convaincus des possibilités ouvertes par les banques islamiques. Seuls 10 à 20% recourent par principe à des institutions financières islamiques. Selon lui, le développement du secteur financier islamique ira de pair avec l'affermissement d'une prise de conscience et d'une pratique islamique dans les société musulmanes: elle serait, en quelque sorte, une conséquence d'efforts d'islamisation.


Sheikh Esame Ishaq fait en outre remarquer que la finance islamique se concentre jusqu'à maintenant surtout sur le secteur des services et des industries légères. Il suggère des efforts pour développer par exemple l'autosuffisance dans les secteurs alimentaires et médicaux, afin de renforcer l'indépendance des pays musulmans. Il note aussi une insuffisance du financement de la recherche et du développement dans la prise de risques, "l'une des principales raisons de la stagnation des économies musulmanes". Il déplore en outre que les banques islamiques ne se soient pas montrées suffisamment hardies dans le domaine de la microfinance, qui permet une redistribution de la richesse.


Dans le numéro d'avril 2008, le rédacteur en chef, Asiff Hussein, s'interroge sur les limites que doivent se poser les institutions financières islamiques. Certains investissements sont manifestement inacceptables pour des institutions islamiques: tout ce qui va clairement contre les règles de l'islam, par exemple les activités bancaires produisant de l'intérêt, l'alcool, la pornographie, les jeux de hasard... En revanche, comment approcher des zones grises? par exemple, des manufactures d'armes (qui peuvent être utilisées pour protéger, mais aussi pour causer du mal)? ou les aliments génétiquement modifiés (qui ont une dimension religieuse, puisque l'homme semble ici intervenir sur la création)? Asiff Hussein estime que se manifeste de plus en plus le besoin de lignes directrices éthiques pour approcher ces questions. Notons que le magazine affiche sous son titre, en page de couverture: "The pulse of ethical business".


L'islam n'est pas la seule tradition religieuse dans laquelle les pratiques se voient de plus en plus mesurées également selon des critères éthiques qui s'appliqueraient tout aussi bien à des contextes séculiers: par exemple, aux Etats-Unis, à la suite d'un récent scandale concernant une production de viande kasher à grande échelle en recourant aux services d'ouvriers clandestins et sous-payés, plusieurs figures religieuses ont souligné la nécessité de réfléchir et de se demander s'il est kasher d'acheter de la viande produite dans de telles conditions, même si toutes les prescriptions religieuses formelles sont respectées (Religion Watch, juillet-août 2008, p. 4).


Pour revenir au numéro d'avril d'Islamic Finance Today, un spécialiste pakistanais de finance islamique, Zubair Usmani, répond aux questions du magazine, notamment sur le risque que des banques islamiques introduisent des produits non islamiques. Ces risques sont faibles, selon lui: toutes les grandes banques islamiques emploient des spécialistes de la shari'ah (loi religieuse islamique), qui doivent approuver – ou rejeter – les nouveaux produits à la lumière des principes islamiques.


Comme on le sait, outre les banques islamiques, les plus grandes banques internationales ont également commencé à développer un secteur islamique: HSBC, Citigroup, UBS, Deutsche Bank, etc. Zubair Usmani précise les conditions qui, selon lui, doivent être remplies pour que des banques conventionnelles puissent offrir des services islamiques à l'intention de leur clientèle intéressée par ceux-ci. Ces conditions sont les suivantes:


1) Les comptes doivent être séparés.


2) Le personnel doit être différent, séparé du reste du personnel de la banque.


3) Le bâtiment même et les bureaux devraient être séparés

.4) La banque devrait avoir en permanence un spécialiste de la shari'ah travaillant en son sein, afin de pouvoir élucider toute question de compatibilité avec la shari'ah.


5) Les fonds ne devraient pas être mélangés avec ceux de la banque conventionnelle sous laquelle le secteur islamique fonctionne.


6) Les surplus des fonds ne devraient pas être placés dans des comptes de banques conventionnelles. Si cela arrive quand même, ils devraient être placés sur des comptes courants, et non dans des comptes d'épargne.


Bref, un véritable mur, une "banque dans la banque", reconnait Usmani. Il serait intéressant de savoir dans quelle mesure ces conditions sont respectées par les banques occidentales qui ont créé des fonds islamiques.


La rencontre entre institutions financières islamiques et systèmes financiers occidentaux est justement l'un des thèmes traversant plusieurs articles du numéro de juin-juillet 2008 d'Islamic Finance Today. En effet, outre les investisseurs étrangers, des segments des populations musulmanes en Europe commencent aussi à exprimer un intérêt pour un système leur permettant de recourir aux services bancaires tout en respectant les règles islamiques.


Au Royaume-Uni, malgré des premières tentatives dès les années 1980 et 1990, ce n'est qu'au cours de la décennie actuelle que la finance islamique a réellement pu prendre pied, en particulier grâce à l'initiative prise en 2002 par Eddie George, gouverneur de la Banque d'Angleterre, de mettre sur pied un groupe de travail afin d'examiner les moyens de créer un cadre adapté pour la finance islamique dans le pays ainsi que grâce aux efforts de l'instance de régulation qu'est la Financial Services Authority, rappelle Frédéric Coste dans un intéressant travail de master présenté à Sciences Po (Paris) en 2007 (The Institutionalization of Islamic finance in Britain, texte inédit, chapitre 2).


Au Royaume-Uni, le premier ministre Gordon Brown a exprimé le souhait que son pays devienne la porte d'accès à la finance et aux transactions commerciales islamiques. Cependant, observe Alberto Brugnoni, président de l'Association for the Development of Alternative Instruments and Innovative Finance (ASSAIF), dans un entretien avec Roshan Madawela (Islamic Finance Today, juin-juillet 2008), la finance islamique a traversé la Manche et plusieurs autres pays membres de l'Union européenne s'engagent – prudemment et à des degrés différents – sur ce terrain. Brugnoni pense que l'interaction avec les marchés européens pourrait exercer un effet stimulant sur la finance islamique, à condition bien sûr qu'un cadre légal approprié permettre le développement d'activités bancaires selon les normes islamiques.


Dans le même numéro, un chercheur musulman, MKV Nair (Monash University Malaysia), s'aventure beaucoup plus loin en suggérant que la crise des subprimes pourrait offrir de nouvelles occasions à la finance islamique, puisque l'application des principes de celle-ci aurait, selon ce chercheur, prévenu une telle débâcle. En théorie peut-être, mais reste à voir si beaucoup de financiers occidentaux seront tentés d'établir un tel lien: établir des banques islamiques en Occident est une chose, la présenter comme réponse aux problèmes du secteur financier du monde occidental semble un peu ambitieux, ou en tout cas pour le moins prématuré.


Ce qui est islamique ou non est sujet à discussion dans les cercles intéressés par le système financier islamique: les uns jugeront certains produits conformes aux principes islamiques, les autres non. Certaines autorités religieuses jugent même que les banques "islamiques" sont en fait pseudo-islamiques. Jusqu'où faut-il aller pour qu'une institution financière soit réellement islamique? le débat est loin d'être terminé: la présence de secteurs bancaires islamiques en Occident également est de nature à le stimuler encore. Il y a quelques semaines, une dépêche de l'ATS (Agence Télégraphique Suisse) nous apprenait qu'un nouveau complexe hôtelier qui devrait voir le jour en 2011 sur le Bürgenstock (un site touristique suisse) serait principalement financé par des investisseurs qatariotes, la Barwa Real Estate Company, qui entend respecter les règles islamiques. Pas question pour les investisseurs de créer un casino, puisque le code musulman prohibe l'investissement dans les jeux d'argent. Mais impossible de renoncer à vendre des boissons alcoolisées dans un grand complexe hôtelier en Europe. Les investisseurs ont donc finalement accepté une solution en forme de compromis: " Les gains issus de la vente d'alcool iront aussi à des organisations venant en aide aux victimes de l'alcoolisme" et serviront à la prévention, a expliqué le délégué du conseil d'administration (ATS, 25 juin 2008).


Dans son livre déjà cité, Islam and the Moral Economy: The Challenge of Capitalism, Charles Tripp (School of Oriental and African Studies, Londres) estime que les banques islamiques "n'ont mis au défi ni l'idée ni l'institution du marché des capitaux", mais qu'elles ont plutôt créé pour elles-mêmes une niche dans ce marché au cœur du capitalisme mondial (p. 146). Tout en donnant satisfaction aux principes religieux et éthiques de leurs clients, elles sont devenues "partie intégrante du système financier global" (p. 147).


Islamic Finance Today, Pioneer Publications, Level 05, Sharnell Building, 29/2 Visaka Road, Colombo 04, Sri Lanka. - Site: www.pioneer-publications.com.