vendredi 28 décembre 2007

Le soufisme et les confréries dans l'Inde comtemporaine (2)

2. LES CONFRÉRIES DANS LA SOCIÉTÉ


Aujourd’hui comme dans le passé le soufisme s’appréhende d’abord à travers ces grands lieux de sociabilité religieuse que sont les hospices qui ont été fondés par ses grands maîtres historiques et qui abritentleurs tombes. Essayons d’y retrouver la mise en oeuvre de la religiosité et de la culture mystique ainsi que les principes qui organisent les confréries et les insèrent dans la société. Demandons-nous de quelle façon ils peuvent servir de pont entre l’islam et l’hindouisme.

2.1. La vie des Dargâh.

Le terme le plus général pour désigner en Inde les hospices soufis est le mot persan dargâh, qui relève do vocabulaire royal; il signifie le “l’auguste seuil” d’un palais (comme on dit en français la “sublime porte” pour le palais ottoman). Le saint est le véritable maître du territoire, avons-nous vu plus haut. Il doit
donc être traité comme un sultan. Les descriptions de ces hauts lieux du soufisme, dont l’organisation varie selon les lieux et les confréries, sont nombreuses pour l’Inde pour l’ensemble du sous-continent (pour un
inventaire voir Subhan 1970; Troll 1989; Gaborieau 1995b; Matringe 1995; Landell-Mills 1995; Werbner & Basu 1999). On remarquera qu’ils sont presque toujours construits autour de tombes d’hommes: les sanctuaires organisés autour de tombes de femmes sont l’exception (Champion 1995).

2.1.1. Deux exemples: sobriété naqshbandie et flamboyance chishtie.

Deux exemples contrastés pris dans la ville de Delhi permettront de se faire une idée du large éventail des cas possibles. Le premier est celui de l’hospice naqshbandi fondé à Delhi autour de la tombe de Mirzâ Mazhar Jân-i Jânân (1699-1781), grand poète et mystique connu aussi pour sa sympathie pour les hindous: il pensait que les avatars du dieu hindou Vishnu était des prophètes et initiait des ascètes hindous à la pratique du dhikr. Ce sanctuaire toujours bien
vivant a fait l’objet d’une étude historique (Fusfeld 1981) et d’une description contemporaine (Gaborieau 1990). C’est, au coeur du quartier de Chitli Qabar dans la vieille Delhi moghole, un modeste lieu historiquement formé par la réunion de plusieurs maisons privées qui ont été réorganisées autour d’une cour qui contient les tombes du fondateur et de ses successeurs et une petite mosquée. Les bâtiments tout autour abritent la résidence du sajjâda-nishîn (successeur du fondateur qui est le maître spirituel et temporel de ce lieu saint) et sa famille ainsi que les pièces qui servent de lieu d’études et de réception. Ce sanctuaire est met l’accent sur les études et la dévotion. Le matin est consacré à l’enseignement des sciences religieuses exotériques; dans le reste de la journée le maître suit la formation mystique de ses disciples; et le soir a lieu la
hadra, c’est-à-dire la célébration du dhikr (silencieux) en commun. Les seules cérémonies un plus colorées sont la célébration des fêtes anniversaires (`urs) de la mort du fondateur et de ses successeurs: encore les cérémonies restent-elles toujours sobres, consistant essentiellement en la récitation collective du Coran suivie d’un repas communautaire (langar). Cet hospice soufi est renommé pour son rayonnement: il reste ouvert à des ascètes hindous qui viennent y prier; l’audience de ses maîtres soufis a toujours très largement débordé le
sous-continent vers l’Afghanistan — on l’appelle localement “le dargâh des Afghans” —, l’Asie centrale et le Moyen Orient — le grand Shaikh kurde Khâlid Baghâdî (1779-1826) y fut initié à la Naqshabaniyya- Mujaddidiiya qu’il contribua à répandre dans l’empire ottoman; des convertis occidentaux y ont aussi été
initiés, ce qui fait qu’on en parle aujourd’hui en plaisantant comme de la “dargâh des Italiens”.
Le second sanctuaire, devenu une ville en lui-même et une cour des miracles, est autrement coloré:
c’est Nizamuddin (Jeffery 1979 et 1981; Sharma 1974: 115-121). Cet étonnant complexe, situé à l’origine en dehors des villes musulmanes de Delhi, s’est développé autour de la tombe de Nizâmu’d-Dîn Awliyya qui avait tenu être enterré, comme il avait vécu, dans la campagne, c’est-à-dire à la fois séparé de la capitale, mais pas trop loin pour pouvoir influencer la politique; ce n’est que depuis l’indépendance que ce haut lieu du soufisme a été intégré dans le tissu urbain de la nouvelle mégalopole. Depuis la mort du saint au début du
XIVe siècle, ce sanctuaire n’a cessé d’être fréquenté et orné, étant devenu une sorte de musée archéologique de l’Inde musulmane avec l’une des plus vieilles mosquées de Delhi, et des tombes de saints, de lettrés et de princes qui illustrent l’évolution de l’architecture et de la décoration du XIVe au XVIIIe siècle. C’était aussi une qasba fortifiée dont l’entrée était commandée par des portes: le noyau de la population est constitué par les descendants du saint qui vivent encore à ce jour de leur fonctions de desservants du dargâh, tandis que
leur femmes voilées restent confinées dans leurs maisons. La vie religieuse tourne autour de ces trois points que sont le puits à gradins (bâ'olî) dont l’eau est considérée comme miraculeuse, la mosquée et surtout la tombe de Nizâmu’d-Dîn enclose dans un magnifique monument de marbre blanc entouré d’une colonnade d’époque moghole: les hommes peuvent entrer dans le monument et faire le tour de la tombe (dans le sens des aiguilles d’une montre comme le font les hindous, et non dans le sens inverse comme il est d’usage en islam, bel exemple d’acculturation !). Les femmes doivent rester à l’extérieur où elle viennent prier sous la colonnade au Nord, du côté de la tête du saint, à l’opposé de la porte d’entrée. De nombreux hindous viennent y implorer le saint. Le soir, particulièrement le jeudi, des musiciens (qawwâl), assis dans la cour face à l’entrée de la tombe, viennent y exécuter des chants mystiques en persan et en ourdou qui provoquent l’extase chez les fidèles. Chaque jour une distribution gratuite de nourriture (langar) attire une foule de mendiants, de
malades et de fous qui donnent à ce lieu l’aspect d’une cour des miracles. Les allées et venues quotidiennes sont incessantes de l’aurore jusqu’à tard dans la nuit, suscitant l’installation d’une multitudes de petits commerces dont les étals de fleurs et les librairies sont les plus directement liées au sanctuaire. Mais cette
animation quotidienne laisse place à des foules de dizaines de milliers de personnes le jours des quatre grandes fêtes. Trois d’entre elles sont fixées selon le calendrier lunaire musulman et se déplacent dans les saisons au fil des ans: ce sont les `urs de Nizâmu’d-Dîn et Amîr Khusrau, ainsi que le Bârâ Wafat qui
commémore les douze jours d’agonie et la mort du Prophète. La quatrième est fixée d’après le calendrier lunisolaire hindou et tombe toujours dans les premiers mois de nos années: c’est la fête du printemps (basant) empruntée à l’hindouisme. Pendant ces jours de festivité, aux visites habituelles à la tombe s’ajoutent alors des récitations du Coran, des concerts mystiques qui durent pendant des nuits et des distributions monstres de nourriture.

2.1.2.Les fonctions des sanctuaires.

Ces brèves descriptions donnent une idée des multiples fonctions
remplies par les dargâh. La moins apparente, parce qu’elle ne s’expose pas au grand jour, est l’initiation mystique et les pratiques extatiques qui lui sont liées. Les soufis attachés aux sanctuaires jouant alors le rôle de maîtres spirituels (shaikh ou pîr) formant des disciples (mûrid). L’instruction mystique (pîrî-mûrîdî),
comme l’ont souligné des études récentes (Buehler 1998: 190-223), tend depuis plus d’un siècle à céder le pas aux pratiques de médiation rituelle, les responsables des dargâh devenant plus des intercesseurs que des
maîtres spirituels. Mais elle est toujours présente: nous avons vu l’importance que lui accordent les Naqshbandis de Chitli Qabar; les multiples desservants rivaux de Nizamuddin sont aussi en concurrence pour former des disciples (Pinto 1995). Plus visibles que l’instruction mystique sont les pratiques extatiques qui lui sont liées. Même le dhikr silencieux des Naqshbandis évoqué plus haut, qui inclut au minimum la répétition rythmée d’invocations et le contrôle du souffle, suffit à induire des états seconds interprétés comme une union mystique à Dieu. A plus forte raison l’adjonction de la musique peut-elle porter ces effets à leur paroxysme: c’est la fonction du concert mystique qu’affectionnent particulièrement les Chishtis: chacune de leurs dargâh entretient une troupe
de chanteurs (qawwâl), s’accompagnant avec des tambours et un harmonium; ils donnent régulièrement des séances de chant (qawwâlî) dont la progression, dans les textes comme dans la musique, est savamment graduée pour faire monter l’émotion chez les auditeurs et les mener aux larmes, à l’extase, à la danse
possédée, voire à la mort puisque que la plus belle fin pour un soufi indien est de suivre l’exemple de Qutbu’d-Dîn, le saint patron de Delhi, qui mourut à l’issue de plusieurs jours de danse extatique sans jamais reprendre conscience (Digby 1986: 61). Cet aspect poétique et musical du soufisme indien a fait l’objet de
nombreuses publications de documents (Mi`râj Ahmad Qawwâl, Nusrat Fateh Ali Khan) et études (Qureshi 1986; Devos 1995 et 1998; Matringe 1989 et 2000). La ferveur extatique peut culminer dans des exploits fakiriques, où les disciples en transe, imperméables à la douleur, se transpercent le corps: les Rifâ`î sont tout
particulièrement célèbres pour ce genre d’exploit (McGilvry 1988); les Madârî étaient connus pour marcher sur le feu.
Comme les pouvoirs miraculeux liés à la mystiques affleurent sans cesse, les dargâh sont aussi des lieux de guérison des maux physiques et mentaux. Comme l’a montré une thèse récente (Speziale 2002), tout l’éventail des sciences curatives y est mis en oeuvre, depuis la médecine rationnelle, dit galénique ou yûnânî, jusqu’aux pratiques magiques (Gaborieau 1993a), en passant par la “médecine prophétique” (tibb-i nabawî) fondée sur des prières. Les desservants des sanctuaires sont de grands fournisseurs d’amulettes. Il est enfin
une fonction qui a rendu célèbres des dargâh spécialisées: le soin des maladies mentales. Les malades agités, délirants ou simplement déprimés y sont placés, enchaînés s’il le faut, sous la garde de membres de leur familles: la thérapie consiste, sous la direction des desservants, à les faire tourner à heures fixes autour de la tombe du saint, ce qui provoque des états de transe où les esprits qui possèdent ces malades s’expriment par leur bouches. Les patients se libèrent ainsi peu à peu de leurs conflits; dans les meilleurs des cas le saint leur
apparaît en rêve pour leur dire qu’ils sont guéris; ils peuvent alors rentrer chez eux. Plusieurs de ces sanctuaires ont fait l’objet d’études par des médecins (Rollier 1981 et 1983) et des orientalistes (Speziale 2002).
En dehors de ces activités spectaculaires, ce qui est au premier plan dans la vie quotidienne des sanctuaires c’est le rôle d’intercesseurs joué par les saints défunts qui y sont enterrés comme par ces saints que sont les soufis qui desservent leurs tombes. Les fidèles viennent en pèlerinage dans les dargâh avant tout pour obtenir des faveurs matérielles ou spirituelles d’Allah. Ils déposent, sous la direction des desservants, une mise sous forme d’offrandes qui sont en principe adressées à Allah au nom du saint, avec l’accompagnement
d’une invocation (du`â) demandant que les mérites de ces dons retombe sur le saint et sur les fidèles; ils récitent ensuite la fâtiha, la première sourate du Coran. Mais dans l’esprit de ceux-ci, il s’agit de prières adressées aux saints pour leur demander des faveurs. Aux prières s’ajoutent souvent des voeux par lesquels les suppliants s’engagent à faire tel ou tel don s’ils obtiennent telle ou telle faveur. Si les grands sanctuaires sont le plus souvent généralistes, d’autres sont spécialisés dans tel ou tel type de faveur, que ce soit la guérison des
maladies mentales comme nous l’avons vu plus haut, ou la guérison des maladies physiques comme la lèpre, ou l’obtention de la pluie et de récoltes abondantes, le saint Ghâzî Miyân en Inde du Nord ayant ces deux dernières spécialités (Gaborieau 1975 et 1996a; Mahmood 1989). La fonction centrale des sanctuaires est donc l’intercession (shafâ`a) qui s’exerce à plusieurs niveaux: le saint mort et plusieurs catégories de desservants vivants s’interposant entre Dieu et les fidèles pour obtenir des faveurs pour ces derniers.
Les fonctions spécifiques des dargâh sont donc l’instruction mystique, les pratiques extatiques, les soins curatifs et les multiples formes d’intercession. Elles s’accompagnent d’activités non spécifiques comme l’accomplissement du rituel canoniques dans les mosquées attachées au sanctuaires, l’enseignement des sciences religieuses exotériques dans les madrasa qui les jouxtent, et plus généralement l’entretien et la diffusion de la culture islamique avec les bibliothèques, les concours poétiques et les concerts mystiques qui
représentent un genre de musique reconnu. Ainsi, Nizamuddin demeure à beaucoup d’égards le grand centre de culture islamique de Delhi, voire de l’Inde du Nord.

2.2. La hiérarchie du soufisme

Nos descriptions sont restées jusqu’ici sur le plan spirituel et intellectuel. Elles ne doivent pas faire oublier les enjeux sociaux et économiques des dargâh, grands centres de redistribution de richesses, qui mettent en jeu des hiérarchies propres au soufisme et les pouvoirs qui leurs sont liés. Tout en incarnant un
idéal de renoncement, les mystiques musulmans — à la différence de leurs homologues hindous — n’ont pas complètement coupé les liens avec la société et restent tributaires de ses hiérarchies (Gaborieau 2002). Lors des grandes fêtes, certes, tous les fidèles sans distinction de classe mangent tous au langar, la cuisine communautaire. Il ne faut pas en déduire qu’ils sont sur un pied d’égalité, bien au contraire: même dans le strict cadre du sanctuaire, on constate une gradation des statuts qui reflète celle de la société musulmane dans
son ensemble que j’ai analysée par ailleurs (Gaborieau 1993b). Elle s’étage sur trois niveaux principaux, allant des privilégiés que sont les maîtres des sanctuaires aux musiciens de statut quasi intouchable, en passant par les fakirs infériorisés.

2.2.1. Un classe de privilégiés.

Même dans un sanctuaire qui n’est pas doté de terres comme Nizamuddin, les desservants qui vivent seulement des offrandes des fidèles et du commerce des fleurs et des livres, forment une classe privilégiée qui a bien été décrite dans une monographie ethnologique (Jeffery 1979).
S’affirmant descendants du Prophète, ils entrent dans la classe privilégiée des “nobles” ou ashrâf, réputés d’origine étrangère, qui occupent le sommet de la société musulmane: ils restent très largement endogames préférant le mariage dit “arabe” avec les filles du lignage; les rares unions externes restent cantonnées à des lignages “nobles”. Le principal symbole de leur statut est la stricte ségrégation des femmes: on ne les voit jamais dans le sanctuaire; elles restent cloîtrées leur maison dans le dédale des ruelles qui l’entourent.
De telles prétentions ont plus de substance dans le cas de sanctuaires richement dotés comme celui d’Ajmer (Currie 1992). Deux cas exemplaires ont récemment étudiés. Le premier est celui du dargâh de Bâbâ Farîd, le troisième grand Chishti, à Pak-Pattan, aujourd’hui au Pakistan (Eaton 1982 et 1984). Les desservants, eux aussi descendants du saints, sont de riches propriétaires fonciers qui comptent parmi les grands notables de la région; ils ont même pu, durant les troubles du XVIIIe siècle, s’ériger en principauté autonome. L’autre exemple est indien: c’est celui du sanctuaire de Salon dans le district de Rai Barely près de
Luchnow (Liebeskind 1998: 125-176). Relevant de la Chishtiyya-Nizamiyya), il fut fondée au début XVIIe par Shâh Pîr Muhammad Salonî (1586-1787), disciple de Shâh ‘Abd al-Karîm Manikpûrî (m.1647/8). Il s’agissait, comme dans le cas de Pak-Pattan d’un sanctuaire doté de grandes propriétés foncières depuis Aurangzeb (44 village !). Le sajjâda-nishîn vivait sur le pied d’un grand propriétaire, voire d’un Nawwâb, et ses dévots, hindous aussi bien que musulmans étaient aussi souvent ses métayers. Les fêtes étaient des plus
grandioses (avec une assemblée distincte pour les femmes, avec des musiciens-femmes) et une grande prédilection pour les rites coutumiers souvent d’origine hindoue. Le sajjâda-nishîn y tenait une espèce de cour où il instruisait toutes les requêtes possibles. Il avait le train de vie d’un grand propriétaire foncier dont il vait tous les attributs: costume, chasse, danseuses pour les cérémonies du cycle de vie…D’une façon générale, les maîtres des grands sanctuaires chishtis, qâdiris (Buehler 2000) et Suhrawardis appartiennent à l’aristocratie foncière: il est symptomatique qu’au Pakistan le terme mûrid signifie à la fois disciple et métayer.
Les représentants des grandes confréries dites orthodoxes se placent donc au sommet de la société musulmane, parmi les “nobles”. Leur prétentions s’appuient souvent sur une richesse réelle. Ils sont alors en mesure, nous l’avons vu plus haut, de jouer un rôle politique.

2.2.2. Des soufis de basse caste.

Mais ils ne sont pas les seuls soufis à hanter les sanctuaires dont ils
sont les maîtres. Il y en a d’autres qui sont en position nettement subordonnée et mendient à l’entrée. Au Pakistan, on a les Malang, “amantes” de Dieu, déguisés en femmes (Ewing 1984); en Inde du Nord, les Qalandars et les Madârîs; en Inde occidentale et méridionale, les Rifâ`îs. Ils sonttraditionnellement classés comme “hétérodoxe”, bî-shar`, c’est-à-dire n’observant pas la Loi divine. Comme je l’ai amplement démontré ailleurs (Gaborieau 1998), cette expression spécifiquement indienne équivaut à l’arabe malâmatî, désignant celui qui recherche le blâme en s’écartant de la Loi; elle est appliqué à ces soufis de seconde zone parce qu’on leur impute des manquements (vrais ou supposés) aux injonctions de l’islam. En fait cette condamnation
morale masque le vrai fondement de la distinction, qui est hiérarchique: tous ces soufis de seconde zone, réduits à mendier et à effectuer des exploits fakiriques, sont dans les sanctuaires en position de subordination par rapport aux grandes confréries orthodoxes. Ce sont en quelques sortes des soufis de basse caste: certains d’entre eux, comme les Madârîs sont même devenus de véritables castes de mendiants et de prêtres funéraires qui officient auprès des musulmans des castes respectables pour recueillir les dons funéraires qui sont infériorisants (Gaborieau 1993: 295-296 et passim; Gaborieau 2002: 89). Mais ces fakirs ne sont pas les plus bas dans la hiérarchie.

2.2.3. Des musiciens infériorisés.

Au-dessous d’eux viennent les musiciens, qui ne sont pas des soufis, mais font partie intégrante de la vie des sanctuaires. Celui de Ghâzî Miyân a des dafâlî, nommé d’après leur tambour daf: ils conduisent les processions qui convergent les jours de fête vers la tombent du saint en chantant ses exploits du saint (Mahmood 1989: 24-25, 42-43). Plus célèbres sont les qawwâl, les chanteurs
mystiques que nous avons rencontrés plus haut: la poésie mystique chantée, propre à provoquer l’extase, tient une large place dans la spiritualité soufie indienne, particulièrement dans la Chishtiyya; et les qawwâl sont les réels dépositaires de ce répertoire. Ce sont de grands artistes cultivés, même s’ils sont souvent illettrés et transmettent oralement leur savoir. Il ne s’ensuit pas pour autant qu’ils soient haut placés. Dans la civilisation indienne, comme dans le monde islamique, les musiciens professionnels, même s’ils remplissent une fonction religieuse, sont infériorisés et rangés parmi les plus basses castes intouchables. Dans les sanctuaires soufis, il n’en va guère mieux: visitant un jour Nizamuddin avec un universitaire musulman ethnologue célèbre, je lui demandai dans quel rang il attribuait aux qawwâl; il les rangea sans hésiter parmi les Bhangî, balayeurs, c’està- dire la plus basse des castes intouchables. Même s’il nous manque une enquête ethnologique détaillée sur la place exacte de ces musiciens dans la hiérarchie, il est sûr qu’il s’agit d’une très basse caste.
Les dargâh, avec cette triple gradation de statut, résument en quelque sort la société musulmane indienne qui est fortement hiérarchisés: on y trouve les classes “nobles” détentrices du pouvoirs et de la richesses qu’ils accumulent et redistribuent. Il ont autorité à la fois sur les soufis infériorisés qui se trouvent au
niveau médian de la hiérarchie, et sur les musiciens qui sont relégués tout en bas.

3.3. Le soufisme comme moyen terme entre l’hindouisme et l’islam.

Le lecteur aura peut-être été étonné de me voir décrire les musulmans indiens en des termes qui paraissent très hindous, en leur attribuant notamment des castes. Une telle vue va à l’encontre des préjugés courants inspirés de théories du “clash des civilisations”, selon lesquels hindouisme et islam seraient
diamétralement opposés, le premier étant hiérarchique, le second égalitaire. De telles idées ont connu un succès politique avec la théorie des deux nations de Jinnah qui justifia la partition de 1947, et avec la construction sociologique de Dumont (Dumont 1966: 261-67; Gaborieau 2002: 72-76) qui considérait la
partition comme “quasi-inéluctable”. Mais il y a un fait curieux: Dumont doit beaucoup à René Guénon qui termina sa vie au Caire sous l’habit d’un soufi (Lardinois 1995), et pourtant il ne mentionne mentionne jamais
le soufisme, forme islamique du renoncement, alors qu’il brode à l’infini sur les renonçants de l’hindouisme. Une prise en considération de cet aspect de l’islam, nous allons bientôt le voir, lui aurait fait comprendre que les oppositions entre les deux traditions ne sont pas aussi diamétrales. Mais auparavant il aurait dû voir que sa construction de l’opposition “hiérarchique/égalitaire”, en laquelle il résume la différence de l’hindouisme et de l’islam, est méthodologiquement mal fondée: pour le premier membre de l’opposition il s’appuie sur des textes juridiques en ignorant les sources mystiques qui font l’éloge de l’égalité; pour l’islam par contre il ne tient compte que de textes mystiques égalitaires sans
prendre en compte les livres de droit qui, eux, mettent l’accent sur la hiérarchie. Si l’on prend la peine de remettre les sources dans l’ordre et de comparer ce qui est comparable, on s’apercevra que l’islam a une conception hiérarchique de la société analogue à celle de l’hindouisme (Gaborieau 1993b: chap.IX; Gaborieau
2002: 83-85). Cette hypothèque étant levée, il est facile de repérer dans les sources historiques comme dans l’observation contemporaine les correspondances qui ont été consciemment recherchées entre les deux
traditions religieuses (Gaborieau 2002: 85-87). Deux d’entre elles concernent le soufisme.
La première est l’équivalence constante établie par ”hagiographie soufie dès le début du Sultanat de Delhi entre le soufi et le renonçant hindou dans la figure du yogi détaché du monde, doté de pouvoirs magiques et garant du pouvoir des rois. Cette équivalence a depuis longtemps été signalée (Digby 1970 et
1975); j’en ai longuement analysé ailleurs les implications sociologiques (Gaborieau 2002). Considérés l’un et l’autre comme des renonçants, soufi et yogi remplissent les mêmes rôles: en ayant un accès direct au divin par des techniques mystiques et en y puisant des pouvoirs surnaturels, ils aident les souverains et les fidèles restésattachés au monde.
La seconde correspondance, à un niveau de croyance plus populaire, est entre les dévotions qui s’effectuent sur les tombes des saints et les cultes hindous. Au début du siècle dernier Garcin de Tassy disait que les saints “remplacent pour les musulmans les dieux nombreux des hindous” (Garcin de Tassy 1831: 15):
les fonctions que ces derniers, dans le cadre du polythéisme, attribuent à de multiples divinités, sont chez les musulmans remplis par des saints spécialisés. Dans la vénération des soufis et des saints médiateurs les indiens ont trouvé un moyen terme qui permettait de passer de l’hindouisme à l’islam; et qui permettait de passer sans trop de dépaysement d’une religion à l’autre.
La présence de ce moyen terme qui permet de comprendre les analogies entre l’islam et l’hindouisme, et de construire une sociologie de la société musulmane indo-pakistanaise (Gaborieau 1993b: 404-411: Gaborieau 2003). Mais cela suppose que l’on considère que l’intercession (shafâ`a) des saints est bien partie intégrante de l’islam. Doctrine qui précisément a été mise ne doute dans les controverses modernes qui vont nous servir de guide pour traiter de la situation actuelle.

A suivre ...

samedi 22 décembre 2007

Sagesse de Tierno Bokar : Une vie exemplaire

TIERNO BOKAR 1875-1939


Ce fut le naturaliste Théodore Monod qui l'un des premiers révéla la vie et l'enseignement de cet homme humble et extraordinaire.

En 1938, Amadou Hampâté Bâ, alors simple fonctionnaire exilé à Ouagadougou avait un grand dessein, celui de faire connaître l'enseignement de Tierno Bokar auprès de qui il avait séjourné plusieurs années et dont il se considérait
l'élève et le disciple.

Il avait rédigé un manuscrit qu'il soumit à Théodore Monod.

C'est grâce à ce livre Le sage de Bandiagara, que nous connaissons un peu mieux Tierno Bokar.

Cet ouvrage ne sera publié qu'en 1957, mais Théodore Monod aura eu la joie de connaître personnellement le «Sage de Bandiagara» avant sa mort.

Il dira, en 1943, à son propos :

«C'est une grande joie pour le chercheur sincère et sans doute un des rares motifs qui lui reste de ne pas désespérer entièrement de l'être humain, que de retrouver sans cesse, dans tous les temps, dans tous les pays, chez toutes les races, dans toutes les religions, la preuve de cette affirmation de l'Écriture :


«L'Esprit souffle où il veut».

Parlant d'Amadou Hampâté Bâ «Il était musulman et j'étais chrétien, mais nos convictions religieuses convergeaient vers la même direction.»

L'enseignement de Tierno Bokar ne pouvait que séduire le protestant Monod qui vouait une immense admiration au Sage de Bandiagara dont il se sentait très proche par l'esprit.

Mais ce qui le bouleversait le plus était que Tierno Bokar qui avait vécu confiné dans une province reculée du Mali tînt des propos identiques à ceux de certains auteurs chrétiens d'Europe avec qui il n'avait jamais été en contact.

«Je ne m'enthousiasme que pour la lutte qui a objet de vaincre en nous nos propres défauts. Cette lutte n'a rien à voir, hélas, avec la guerre que se font les fils d'Adam au nom d'un Dieu qu'ils déclarent aimer beaucoup, mais qu'ils aiment mal, puisqu'ils détruisent une partie de son œuvre.»

Ou encore :

«En vérité, une rencontre des vérités essentielles des diverses croyances qui se partagent la terre pourrait se révéler d'un usage religieux vaste et universel. Peut-être serait-elle plus conforme à l'Unité de Dieu, à l'unité de l'esprit humain et à celle de la Création tout entière.»

«Ces rapprochements de l'esprit disait-il, confondent l'imagination et démontrent que le progrès moral et spirituel n'est pas l'apanage d'un siècle ou d'une race.»


L'Émeraude des Garamantes

Voici ce que dit Théodore Monod dans son ouvrage «L'Émeraude des Garamantes» publié aux Éditions Actes Sud.

«Je regardai et voici que m'apparut un coin de paysage soudanais, un pan de mur d'argile, une cour noyée de soleil, au loin un éboulis de pierrailles calcinées, de maigres buissons, la haute silhouette de quelques rôniers. Un homme, tourné vers l'Orient, se prosterne pour la prière canonique du dhohor; c'est un pieux musulman, un noir, Tierno Bokar, celui que l'on a pu appeler le saint François d'Assise soudanais.»

Connu plus tard sous le nom de Tierno Bokar, ou "maître Bokar", Bokar Salif Habi appelé Tierno tout court par ses disciples, serait né en 1875 et se serait établi à Bandiagara en 1893 peu après la prise de Ségou par Archinard.

Il subit fortement la double influence d'une mère courageuse, douce et pieuse et d'un maître vénéré qui lui enseigna les sciences islamiques, Amadou Tafsirou Bâ.

«Sa naissance le destinait au métier des armes mais il se fait tailleur-brodeur, sur le conseil de sa mère :

«Plutôt que d'ôter la vie aux hommes, apprends à couvrir leur nudité de leur corps en leur cousant des vêtements, avant d'être appelé à l'honneur de couvrir, en prêchant l'Amour, leur nudité morale.»


École coranique

«Il commencera bientôt à enseigner lui-même et ouvre en 1907 une modeste école coranique avec 5 élèves.

«Trente ans durant, la vie quotidienne de Tierno Bokar sera entre toutes la plus monotone, quant à son déroulement matériel. Un emploi du temps ne varietur, une parfaite absence d'événements, d'imprévu, d'excitation extérieure.

«Il n'y a rien à raconter : un petit marabout de village récite, encore en pleine nuit, son chapelet, et partage ses journées entre les offices à la mosquée et son enseignement.»

C'est tout.

«En apparence, il ne se passe rien, pas plus qu'à Jérusalem d'ailleurs quand y séjourne, y enseigne et y meurt un autre maître non moins inconnu de la "bonne société" et des "bien pensants".

«Serait-ce que l'aventure véritable est invisible, est intérieure, que la grandeur véritable est plus dans l'être que dans le faire, qu'il n'est d'autre royauté durable et illimitée que celle des esprits et qu'à côté du saint, califes, sultans, vizirs, chefs de guerre ou de bureau, ne sont qu'ombres fugaces ou éphémères apparences?

Une vie sans événements, tout entière enclose entre des murs d'argile dévorés de soleil, ceux de la maison, ceux des ruelles étroites de la petite ville, ceux de l'humble mosquée.

Austère et pauvre, au sens où nous entendons ces mots, sans confort, sans distractions, sans cinéma, sans radio, sans journaux, ni magazines. Nullement surhumaine, bien sûr, ni même ascétique - le célibat, dans l'islam, est ignoré même des spirituels et des mystiques -, vie limitée dans ses connaissances, mais limitée petit-être à l'essentiel.

Cet essentiel qui, par définition, suffit à une existence largement ouverte, par la porte de la méditation et de la piété, sur les profondeurs de la vie spirituelle, sur les réalités invisibles, sur les problèmes de l'être, résolus d'ailleurs aux clartés de l'orthodoxie coranique, sur ceux aussi, non moins graves n'en déplaise aux théologiens, de la morale pratique: l'eupraxie après l'orthodoxie, et la rectitude de la conduite sachant au besoin, allant au plus pressé, bousculer amicalement, quand il le faut, celle de la croyance.»


Rien du professeur universitaire

«Bokar n'a rien du professeur. D'ailleurs, on ne saurait dogmatiser ex cathedra quand tous, maître et disciples, sont assis par terre, dans un réduit poussiéreux, le vestibule intercalé entre la rue et la partie privée de la maison, et sans cesse traversé par quelque passant, un négrillon habillé d'une ficelle, une chèvre, une porteuse de bois, d'eau ou de lait.

«Son enseignement est direct, donné le plus souvent sous une forme imagée, prenant prétexte pour illustrer une vérité morale de quelque incident matériel, un petit fait, un objet, un rayon de soleil, la route, le ruisseau, la pluie, l'écume et les vagues, la lessive, les soins de beauté de la coquette, l'ombre du feuillage, le troupeau qui s'égaille, le puits, la lampe à beurre de karité, l'oiseau, la pirogue, le chien, le fer rouge, le beurre ont peut-être servi de symbole.»


L'Évangile n'en use pas autrement

«Le monde visible n'est qu'un gigantesque trésor de paraboles, un livre d'images à déchiffrer. Mais qu'il faut savoir interpréter.

Rien de plus direct, de moins systématique.

Tierno veut à ses disciples - à ses "frères réfléchis" - un cœur ouvert, de la bonne volonté, une âme ardente. Il faut chercher sans relâche les choses spirituelles, les seules durables :

«L'esprit humain tient à la beauté, mais persiste à rester à la surface des choses, où il n'est pas d'harmonie permanente. La féerie des nuages multicolores qui fêtent le lever ou le coucher du soleil disparaît en quelques instants, la beauté physique s'estompe avec le crépuscule de la vieillesse...

«Toi, adepte venu au seuil de la zaouïa où nous souhaitons voir briller la flamme sacrée du bon conseil, sache que la beauté matérielle se fane rapidement, elle ne peut être qu'éphémère et illusoire. Détourne tes efforts de sa poursuite mais applique-les à la conquête de la beauté véritable, permanente, la beauté morale qui fleurit dans le champ de l'Esprit.»


Cherche encore car qui cherche trouve

«Cherche à travers les ténèbres de la vie matérielle et l'étoile brillante (Coran: Sourate 83, verset 3) te guidera vers le jardin des beautés réelles et éternelles.»

Le contenu de l'enseignement de Tierno Bokar il est, dans son évangélique simplicité, facile à définir.

C'est d'abord, bien entendu, l'amour de Dieu et l'unicité de Dieu. C'est la base, l'alpha et l'oméga de la révélation : Ecris le nom divin face à ta couche de façon qu'elle soit le matin, au réveil la première chose qui s'offre à ta vue.

«Au lever prononce-le avec ferveur et conviction comme le premier mot sortant de ta bouche et frappant ton oreille. Le soir à ton coucher, une fois étendu fixe-le comme le dernier objet entrevu avant de sombrer dans le sommeil. A la longue, la lumière contenue dans le secret des quatre lettres (°) se répandra sur toi et une étincelle de l'essence divine enflammera ton âme... Répéter sans cesse le nom d'Allah ou la formule attestant l'unicité de Dieu est un sûr moyen d'introduire en soi à souffle qui entretiendra en nous la chaleur mystique.


(°) Allah s'écrit en arabe avec un alif, deux lam et un ha.


«Il y a des degrés dans la connaissance religieuse, celle des croyants ordinaires, "blottis dans un petit coin de la tradition", puis celle de ceux qui se sont engagés résolument dans la voie qui conduit à la vérité, où l'homme et les autres êtres vivants se réconcilient dans la paix.

Mais la troisième, qui la décrira ?»

«Lumière sans couleur, obscurité brillante, c'est, enfin, le séjour de la totale Vérité : Ceux qui ont le bonheur de parvenir au degré de cette lumière perdent leur identité et deviennent ce que devient une goutte d'eau tombant dans le Niger ou plutôt dans une mer infiniment vaste en étendue et en profondeur... Mais l'union divine ne dispense pas, bien au contraire, de la pratique du devoir moral, qui se résume en peu de mots : amour, charité, pitié, tolérance.»


Un poussin tombé du nid

«Un jour, en 1933, au cours d'une leçon de théologie, un poussin d'hirondelle tombe d'un nid fixé au plafond. Tout attristé de l'indifférence générale, Tierno Bokar interrompit son exposé et dit: "Donnez-moi ce fils d'autrui."

Il examine le petit oiseau qu'il venait d'appeler si humainement "fils d'autrui", reconnaît que sa vie n'était pas menacée et s'écrie : "Louange à Dieu dont la grâce prévenante embrasse tous les êtres." Puis levant les yeux, il constata que le nid était fendu et que d'autres petits risquaient encore de tomber.

Aussitôt, ayant demandé du fil, il grimpe sur un escabeau improvisé et raccommode à l'aiguille le nid endommagé, avant d'y replacer l'oisillon. Puis, au lieu de reprendre son cours, il dit: "Il est nécessaire que je vous parle de la charité, car je suis peiné de voir qu'aucun de vous n'a suffisamment cette vraie bonté de cœur.

Et cependant quelle grâce!

Si vous aviez un cœur charitable, il vous eût été impossible de continuer à écouter une leçon quand un petit être misérable à tous les points de vue vous criait au secours et sollicitait votre pitié : vous n'avez pas été ému par ce désespoir, votre cœur n'a pas entendu cet appel.»

«Eh bien, mes amis, en vérité, celui qui apprendrait par cœur toutes les théologies de toutes les confessions, s'il n'a pas de charité dans son cœur, ses connaissances ne seront qu'un bagage sans valeur.»

«Nul ne jouira de la rencontre divine, s'il n'a pas de la charité au cœur. Sans elle, les cinq prières canoniques sont des gestes purement matériels sans valeur religieuse ; sans elle le pèlerinage au lieu d'être un voyage sacré devient une villégiature sans profit. Si j'avais à symboliser la religion, je la comparerais à un disque en vannerie dont l'une des faces est amour et l'autre charité.»

Cet épisode est d'autant plus remarquable que la pitié envers les animaux tient bien peu de place dans les religions monothéistes, il y a toutefois d'heureuses exceptions individuelles.


Abou Bakr Al Chibli, mystique du Xe siècle

C'est ainsi qu'un disciple du mystique musulman Chibli (Xe Siècle) pouvait raconter :
«Dieu m'a fait venir et m'a dit:

- Sais-tu pourquoi je t'ai donné ma miséricorde ?
- C'est parce que j'ai beaucoup prié.
- Non pas.
- Parce que j'ai beaucoup jeûné ?
- Non plus : c'est parce qu'un soir d'hiver, dans une rue de Bagdad, tu as ramassé une chatte abandonnée et l'as réchauffée dans ton manteau."


La violence : un pis-aller

Pour Tierno Bokar la violence est un scandaleux et inutile pis-aller:

«Si l'on tue par les armes l'homme qu'anime le Mal, ce dernier bondit hors du cadavre qu'il ne peut plus habiter et pénètre par les narines dilatées dans le meurtrier pour y reprendre racine et redoubler de puissance. C'est seulement quand le Mal est tué par l'Amour qu'il l'est pour toujours ...

Questionné sur la guerre sainte, il avoue : "Personnellement je n'admire qu'une seule guerre, celle qui a pour but de vaincre en nous nos défauts..."

"Parmi ceux-ci l'orgueil reste un des plus malfaisants :

"Notre planète n'est ni la plus grande ni la plus petite de toutes celles que Notre Seigneur a créées... Nous ne devons nous croire ni supérieurs, ni inférieurs à tous les autres êtres.

"Les meilleures des créatures seront parmi celles qui s'élèvent dans l'amour, la charité et l'estime du prochain. Celles-là seront lumineuses comme un soleil montant tout droit dans le ciel.

L'humilité nécessaire conduit au sentiment de la fraternité humaine et à cette haute certitude que les chemins divers peuvent conduire à une unique Vérité. Grande et difficile leçon que refusent tous les fanatismes mais qu'inlassablement répétera Tierno Bokar.»

«Frère en Dieu, venu au seuil de notre zaouïa, cellule d'Amour et de Charité, ne querelle pas l'adepte de Moïse ni celui de Jésus, car Dieu a témoigné en faveur de leurs prophéties.

- Et les autres ?

- Laisse-les entrer et même salue-les fraternellement pour honorer en eux ce qu'ils ont hérité d'Adam... il y a en chaque descendant d'Adam une parcelle de l'Esprit de Dieu. Comment oserions-nous mépriser un vase renfermant un tel contenu?»

«L'arc-en-ciel doit sa beauté aux tons variés de ses couleurs. De même, nous regardons les voix des croyants divers qui s'élèvent de tous les points de la terre, comme une symphonie de louanges à l'adresse d'un Dieu qui ne saurait être que l'Unique.

Un homme quelle que soit sa race, dès que l'adoration illumine son âme, celle-ci prend l'éclat du diamant mystique. Ni sa couleur, ni sa naissance n'entrent en jeu.»

Message résolument universaliste on le voit, et qui rejoint aisément celui des prophètes d'Israël, celui de l'Évangile, celui d'un Ramakrisna ou d'un Vivekananda dans leur essentielle affirmation que l'Esprit souffle où il veut et qu'il y a "plusieurs demeures dans la maison de mon père."

Tierno Bokar avait disparu derrière le mur d'argile, souriant au nid d'hirondelle et retournant à son travail de brodeur.


Paroles de Sage

La Charité
«Celui qui apprendrait par cœur toutes les thérologies de toutes les confessions, s'il n'a pas la charité dans son cœur il pourra considérrer ses connaissances comme un bagage sans valeur. Nul ne jouira de la rencontre divine, s'il n'a pas de charité au cœur. Sans elle les cinq prières sont des gesticulations sans importance. Sans elle le pèlerinage est une promenande sans profit.»


Dieu
«Dieu est l'embarras des intelligences parce que tout ce que tu conçois dans ta pensée et matérialises par ta parole comme étant Dieu, cesse pas là-même d'être Dieu, pour n'être plus que ta propre manière de le concevoir. Il échappe à toute définition.»


Foi et incroyance
«La foi et l'incroyance sont comme deux champs contigus. La prière marque leur limite. Celui qui prie est appelé fidèle, quel que soit le poids de ses péchés. Celui qui ne prie pas est infidèle, quelle que soit la sagesse de sa vie.»


Parcelle de lumière
«Tout homme bon ou mauvais est le dépositaire d'une parcelle de lumière.»


La Vérité
«Il y a trois vérités : Ta vérité, ma vérité et la vérité.»


La Vie et la Mort
«Quand un enfant naît ici bas, je vois ses parents ivres de bonheur se congratuler et annoncer l'événement à grands cris de joie. Quant un des leurs s'en va, je vois les parents affligés porter sur leurs visages et leurs vêtements tous les signes du chagrin et de la douleur.

L'inconséquence humaine apparaît ainsi à ceux qui réfléchissent. Notre race humaine désire la vie et fuit la mort. Or, qu'est-ce que naître? C'est entrer dans un jardin d'où l'on ne pourra sortir que par la porte de la mort, unique issue, commune aux justes et aux injustes, aux croyants et aux incrédules.

Qu'est-ce que mourir ? C'est renaître à la vie éternelle. L'homme qui meurt retourne au jardin paradisiaque où règne Dieu, l'éternelle source de lumière. C'est alors que nous devrions nous réjouir.»


Parabole des oiseaux blancs et des oiseaux noirs

«Non seulement, Tierno Bokar s'abstenait de juger autrui, mais encore il essayait de nous faire comprendre qu'une bonne pensée est toujours préférable à une mauvaise, même lorsqu'il s'agit de ceux que nous considérons comme nos ennemis. Il n'était pas toujours facile de nous convaincre, comme le montre l'anecdote suivante où il fut amené à nous parler des oiseaux blancs et des oiseaux noirs.

«Ce jour-là, Tierno avait commenté ce verset : "Celui qui a fait le poids d'un atome de bien le verra ; celui qui a fait le poids d'un atome de mal, le verra" (Coran XC, 7 et 8).»

«Comme nous le questionnions sur les bonnes actions, il nous dit :

- La bonne action la plus profitable est celle qui consiste à prier pour ses ennemis.

- Comment ! m'étonnai-je. Généralement, les gens ont tendance à maudire leurs ennemis plutôt qu'à les bénir. Est-ce que cela ne nous ferait pas paraître un peu stupide que de prier pour nos ennemis ?

- Peut-être, répondit Tierno, mais seulement aux yeux de ceux qui n'ont pas compris. Les hommes ont, certes, le droit de maudire leurs ennemis, mais ils se font beaucoup plus de tort à eux-mêmes en les maudissant qu'en les bénissant.

- Je ne comprends pas, repris-je. Si un homme maudit son ennemi et si sa malédiction porte, elle peut détruire son ennemi. Cela ne devrait-il pas plutôt le mettre à l'aise ?

- En apparence, peut-être, répondit Tierno, mais ce n'est alors qu'une satisfaction de l'âme égoïste, donc une satisfaction d'un niveau inférieur, matériel.

Du point de vue occulte, c'est le fait de bénir son ennemi qui est le plus profitable. Même si l'on passe pour un imbécile aux yeux des ignorants, on montre par là, en réalité, sa maturité spirituelle et le degré de sa sagesse.»

- Pourquoi ? lui demandai-je. C'est alors que Tierno, pour m'aider à comprendre, parla des oiseaux blancs et des oiseaux noirs.

- Les hommes, dit-il, sont les uns par rapport aux autres, comparables à des murs situés face à face.

Chaque mur est percé d'une multitude de petits trous où nichent des oiseaux blancs et des oiseaux noirs. Les oiseaux noirs, ce sont les mauvaises pensées et les mauvaises paroles.

Les oiseaux blancs, ce sont les bonnes pensées et les bonnes paroles. Les oiseaux blancs, en raison de leur forme, ne peuvent entrer que dans des trous d'oiseaux blancs et il en va de même pour les oiseaux noirs qui ne peuvent nicher que dans des trous d'oiseaux noirs.


Youssouf et Ali

- Maintenant, imaginons deux hommes qui se croient ennemis l'un de l'autre. Appelons-les Youssouf et Ali.

Un jour, Youssouf, persuadé que Ali lui veut du mal, se sent empli de colère à son égard et lui envoie une très mauvais pensée.

Ce faisant, il lâche un oiseau noir et, du même coup, libère un trou correspondant. Son oiseau noir s'envole vers Ali et cherche, pour y nicher, un trou vide adapté à sa forme.

Si, de son côté, Ali n'a pas envoyé d'oiseau noir vers Youssouf, c'est-à-dire s'il n'a émis aucune mauvaise pensée, aucun de ses trous noirs ne sera vide.

Ne trouvant pas où se loger, l'oiseau noir de Youssouf sera obligé de revenir vers son nid d'origine, ramenant avec lui le mal dont il était chargé, mal qui finira par ronger et détruire Youssouf lui-même.

Mais imaginons qu'Ali a, lui aussi, émis une mauvaise pensée. Ce faisant, il a libéré un trou où l'oiseau noir de Youssouf pourra entrer afin d'y déposer une partie de son mal et y accomplir sa mission de destruction.

Pendant ce temps, l'oiseau noir d'Ali volera vers Youssouf et viendra loger dans le trou libéré par l'oiseau noir de ce dernier. Ainsi les deux oiseaux noirs auront atteint leur but et travailleront à détruire l'homme auquel ils étaient destinés.

Mais une fois leur tâche accomplie, ils reviendront chacun à son nid d'origine car, est-il dit:


Toute chose retourne à sa source

«Le mal dont ils étaient chargés n'étant pas épuisé, ce mal se retournera contre leurs auteurs et achèvera de les détruire.

L'auteur d'une mauvaise pensée, d'un mauvais souhait, d'une malédiction est donc atteint à la fois par l'oiseau noir de son ennemi et par son propre oiseau noir lorsque celui-ci revient vers lui.

La même chose se produit avec les oiseaux blancs. Si nous n'émettons que de bonnes pensées envers notre ennemi alors que celui-ci ne nous adresse que de mauvaises pensées, ses oiseaux noirs ne trouveront pas de place où loger chez nous et retourneront à leur expéditeur.

Quant aux oiseaux blancs porteurs de bonnes pensées que nous lui aurons envoyés, s'ils ne trouvent aucune place libre chez notre ennemi, ils nous reviendront chargés de toute l'énergie bénéfique dont ils étaient porteurs.

Ainsi, si nous n'émettons que de bonnes pensées, aucun mal, aucune malédiction ne pourront jamais nous atteindre dans notre être.

C'est pourquoi il faut toujours bénir et ses amis et ses ennemis. Non seulement la bénédiction va vers son objectif pour y accomplir sa mission d'apaisement, mais encore elle revient vers nous, un jour ou l'autre, avec tout le bien dont elle était chargée.»


C'est ce que les soufis appellent l'égoïsme souhaitable. C'est l'Amour de Soi valable, lié au respect de soi-même et de son prochain parce que tout homme, bon ou mauvais, est le dépositaire d'une parcelle de la Lumière divine. C'est pourquoi les soufis, conformément à l'enseignement du Prophète, ne veulent souiller ni leur bouche, ni leur être par de mauvaises paroles ou de mauvaises pensées, même par des critiques apparemment bénignes.»



Tiré de : Vie et enseignement de Tierno Bokar, par Amadou Hampaté Bâ, Éditions du Seuil, collection Points, série Sagesse, n° 23 et de L'Émeraude des Garamantes de Théodore Monod, Collection Terres d'Aventures, Éditions Actes Sud.

Épître du soufisme (1)

Épître du soufisme (1)

traduit par Al-Murtada

Dans cette lettre à son disciple, Sheikh Muhammad Zakî Ibrâhîm retrace des éléments du Tasawwuf (Soufisme), cette noble discipline islamique qui traite des oeuvres du coeur à la lumière du Coran et de la Sunnah .


Mon Fils,

Tu m’as interrogé au sujet du tasawwuf (soufisme) authentique. Par la Grâce d’Allah, me voici saisissant ma plume pour te transmettre quelques-uns de ses éléments qui me viennent à l’esprit et t’orienter vers ses horizons, afin que tu découvres certaines de ses vérités.

Je te transmets dans mon écrit que voici certaines paroles des maîtres de cette discipline, des fruits de ma propre expérience, et de ce qui parvient par le flux de la Grâce de Dieu - Exalté soit-Il. Il se peut que mon exposé soit perfectible dans la forme, mais je prie Allah de ne point manquer la vérité ni le succès.

Ô Allah, je cherche refuge auprès de Toi contre des paroles que je ne mets pas en pratique et contre des mots que j’ignore. Je cherche refuge auprès de Toi contre l’hypocrisie et la polémique pour appuyer le faux. Je cherche refuge auprès de Toi contre l’usage de la religion pour un vil commerce et contre l’usage du savoir comme une marchandise. Je cherche refuge auprès de Toi contre l’oubli du Créateur du monde pour les artifices de ce bas-monde et contre des œuvres hypocrites supposées être pour l’Au-delà.

On dit que le tasawwuf pratique est une expérience qui te conduit à la gustation spirituelle, la pureté, la contemplation, la pénétration du secret de l’être et l’essence du statut de vicaire de Dieu sur terre. Sa voie réside dans la science et la dévotion. Nul ne peut se substituer à toi dans cette expérience, car nul ne peut goûter pour toi et tu ne peux voir par les yeux d’autrui. Peux-tu connaître le goût d’une pomme sans en manger vraiment ? Peux-tu te contenter de regarder le miel ou te satisfaire de la connaissance de ses ingrédients pour te délecter de sa saveur sans que le miel ne se mêle à ton palet et ne tapisse ta langue ? Est-il possible d’apaiser une faim ou d’étancher une soif par le biais de l’imagination sans consommer nourriture ou boisson ? La réponse évidente est négative. Il est en de même pour l’expérience soufie : le savoir ne suffit pas à lui seul et les sentiers de la philosophie n’y conduisent pas. Le savoir et la philosophie sont des œuvres de l’esprit, mais cette expérience est une œuvre du coeur. Une différence manifeste existe entre ces deux sphères. Toutefois, les expressions soufies, lorsqu’elles mûrissent par le sentiment profond, l’effort assidu et la gustation, elles sont capables de modifier le for intérieur par lequel se modifie, à son tour, l’apparence. C’est alors une nouvelle naissance de l’individu. Une naissance pleine de lumière, d’amour, de bénédiction et de productivité. Ainsi parlaient les Sheikhs !

Quant à la simple lecture des livres du tasawwuf, sans effort, ce n’est qu’un simple plaisir intellectuel et une culture de l’esprit. Si l’âme incitatrice au mal y prend part, c’est là une source d’égarement.

Les dons spirituels et les illuminations du coeur, quant à eux, sont des fruits de l’effort et de l’œuvre. Les Soufis sont des gens ayant des états spirituels (ahwâl) et non des orateurs. N’arrivera point à la contemplation (mushâhadah) celui qui abandonne l’effort dans la dévotion (mujâhadah).


Source : www.islamophile.org

En attendant à la porte de l'amour

En attendant à la porte de l'amour

Ecrit par Sara Sviri


Dans les biographies de Abu Said Abi al- Khayr, un des grands maîtres soufis du 11° siècle, on raconte l’histoire suivante.
Un jour, alors que Abu Said voyageait avec deux compagnons dans la province du Khurasan les trois ressentirent le besoin d’aller visiter le mausolée d’un Maître Vénérable. La tombe était entourée de champs. Alors qu’ils se rapprochaient, ils remarquèrent au loin, un vieux paysan qui poussait de grands cris et faisait d’étranges mouvements tout en semant du millet. Son comportement étrange attira leur attention et lorsqu’ils s’approchèrent pour lui demander la raison de ces grands cris voici ce qu’il leur répondit :

Je me disais que si à la création de l’univers, Dieu n’y avait mis aucune créature et qu’il l’avait recouvert de graines de millet d’est en ouest, de la terre au ciel. Puis, s'il avait créé un seul oiseau auquel il offrirait un seul grain de millet à chaque millénaire et après cela il créait un homme auquel il disait que celui-ci n’atteindrait pas son but tant que cet oiseau unique n’aurait pas mangé tout le millet de l’univers et que jusqu’à ce qu’il en soit ainsi il endurerait la douleur brûlante de l’amour ; je me disais que même une telle situation ne durerait qu’un instant dans l’éternité et que ce serait une chose vite accomplie. ‘’ ( Nicholson 1921,p.18 in Asrar al-tawhid, 44,12)

Ceci est une ancienne histoire sur une vieille histoire d’amour. Elle nous est parvenu comme elle est arrivé à Abu Said et à ses compagnons au delà des contrées, à travers des âges et des pays qui n’existent peut être plus ou qui ont changé au point d’être sauvages ou méconnaissables ; à travers des endroits où les gens ont parlé des langues étranges, mystérieuses et inconnues de la plupart d’entre nous.
Cependant quand nous écoutons cette histoire elle évoque quelque chose en nous. Ce quelque chose en nous sait et se souvient. Mais qui sait ? Qui se souvient ? De quoi se souvient-on ? Quel est ce savoir qui est convoyé si mystérieusement à travers le paradoxe troublant d’une parabole ? Quelles sont les mémoires évoquées ? Et qui est l’étrange vieil homme si lointain et pourtant si familier avec ses propos pas très cohérents ?
C’est l’amoureux en nous qui sait et se souvient, c’est dans l’amant en nous que l’intimité primordiale avec le Bien-aimé est évoquée et éveillée ; cette intimité pré-éternelle dans laquelle le Bien-aimé nous gardait tous dans Son ETRE qui englobe toute chose avant que le temps ne soit, avant que la création ne soit créée. Tout a commencé dans une union. L’amant se souvient et prend conscience de son existence incomplète dans ce monde éphémère : un croissant qui veut devenir une pleine lune, une plage qui languit d’être recouverte par l’océan,
Un océan qui a une envie irrésistible de faire un avec la plage, une montagne qui languit de s’unir un soir avec son propre reflet dans le fleuve au clair de lune. La situation fait penser à un amour non partagé :

Sur ma couche, dans les nuits, j'ai cherché celui qu'aime mon être.
Je l'ai cherché, mais ne l'ai pas trouvé.
Je me lèverai donc, je tournerai dans la ville, dans les marchés, sur les places.
Je chercherai celui qu'aime mon être. Je l'ai cherché mais ne l'ai pas trouvé.
Les gardes qui tournaient dans la ville m'ont trouvée. « Celui qu'aime mon être, l'avez-vous vu ? »
(Cantique des Cantiques 3 :1-3)

Ainsi parle l’amante dans le Cantique des Cantiques. Chercher sans trouver. C’est si souvent le cas que cela finit par ressembler à un amour non partagé, insatisfait, non réciproque. Mais il en est ainsi à cause des voiles, les voiles innombrables qui nous entourent. Et c’est souvent ainsi que les choses doivent se passer car quelque chose en nous doit apprendre à attendre comme ce vieux paysan persan dans l’histoire, à attendre, attendre et attendre jusqu’à ce que nous soyons prêts pour que les torrents de l’amour soient déversés sur nous par le Bien-aimé. Avant cela nous devons apprendre à attendre et à contenir notre désir, nous nourrir de cet ardent désir et à être pendant un très très long temps- et parfois on a l’impression que c’est pour toujours- une question sans réponse, un appel sans écho, quelque chose qu’on voudrait saisir…mais quoi ? Quelque chose de si éphémère, si inaccessible, si hors de portée et pourtant… nous attendons. Tout ceci ne vient il pas de notre perception limitée ? Un amour insatisfait, non réciproque et sans espoir ? Les anciens poèmes soufis la plupart en persan, Urdu et Turc dont certains ont été traduits par Bhai Sahib pour Mme Tweedie lorsque son cœur brûlait sans consolation et qu’elle réunira plus tard dans son livre ‘’L’abîme de feu’’, ces vieux poèmes si étrangement familiers ne nous préviennent ils pas : reste loin du territoire de l’Amour ! C’est un domaine de solitude ! C’est une voie à sens unique ;pour celui qui s’y engage il n’y pas de retour.

Le domaine de l’amour n’est pas un passage publique
une fois empruntée cette voie
Tu ne peux pas faire qu’y passer
A présent que puis je faire ?
Je suis impuissante…
(Tweedie 1986,P.266)


Et pourtant il y a neuf siècles, ce vieux paysan dans ce village isolé des régions du nord-est d’Iran, ivre du vin de l’amour, extasié, incapable de contenir sa douleur et sa passion semait ses grains de millet en proclamant avec certitude : ‘’ Je me disais que même une telle chose serait très vite accomplie.’’
Ceci est le message de la voie : attendre, attendre, endurer, persévérer contenir notre désir et attendre… semer nos grains de millet ; parfois être emporté ailleurs par notre désir, par notre passion, par notre fragilité humaine, par l’image de notre mortalité et pourtant attendre…et d’une façon ou d’une autre lorsqu’on attend ‘’ une telle chose serait très vite accomplie’’. Un jour en une fraction de seconde, soudainement, le temps d’un battement de paupières, les tables tourneront et dans un état de pur bonheur intemporel, d’union sans limites, totalement absorbé dans Ce en quoi toutes choses cessent, l’amant et le Bien aimé se rejoignent à nouveau et l’amant subsistera dans le Bien-aimé.
Lorsque "toutes choses cessent"- correspond à l’état connu dans la tradition soufie sous le nom de fana - cessation, annihilation ; "alors l’amant subsistera dans le bien aimé", est un état de subsistance infinie connue dans la tradition soufie sous le nom de Baqa. Dans cet enlacement, lorsqu’il retourne à ‘’l’état dans lequel nous étions avant’’ l’amant boucle la boucle : il réalise ainsi ce qu’un humain peut accomplir de plus élevé et il sait comme Rûmi l’a su, que "Les amants ne se retrouvent pas finalement en un endroit quelconque, ils sont les uns dans les autres "
Et Rûmi pour nous consoler dit aussi :

Ne Désespère pas
Si le bien aimé te rejette ;
S’il t’éconduit aujourd’hui,
Il te rappellera demain !
Sil te ferme la porte au nez,
Ne t’éloignes pas ;
Reste patient à sa porte,
Car si tu attends patiemment
Après, Il te fera asseoir à la place d’honneur.
Et s’il te ferme tous les passages et toutes les voies,
Il t’indiquera une voie secrète que nul ne connaît.
(Rûmi 1968,p.82)

Ainsi l’attente doit se faire de même que la frustration et le désarroi, le doute et la déception, la fatigue et le désespoir, en raison de tous les voiles qui recouvrent notre existence temporaire. Ce sont les voiles de la perception qui ont été tissés avec la conscience de notre ego, avec notre ‘’moi’’. Nous disons ‘’voiles de la perception’’ mais ce sont plutôt des "voiles d’illusion" qui nous séparent de la réalité, de la vérité, du véritable Bien aimé. Ces voiles sont nos cerveaux toujours impatients de s’imprégner sans cesse de tous ces fascinants phénomènes et des idées qui nous entourent ;ces voiles sont nos caractères, nos tempéraments, nos modèles de comportement, les formations de notre pensée, nos codes génétiques, notre désir inhérent de nous conformer et de plaire à nos ancêtres, professeurs, collègues, partenaires, progénitures, employeurs ou inversement notre besoin de défier toutes ces personnes et de nous rebeller contre elles. Chaque chose dans la nature et dans la société agit contre l’éveil du vrai amant en nous. Nos signes astrologiques, nos fantasmes et projections hautaines, et même nos expériences mystiques lorsque la conscience de notre ego s’identifie à de telles expériences.

Tout ceci constitue nos voiles de la perception, le maya de notre existence temporelle, les séduisantes illusions qui parfois viennent de ces authentiques expériences émanant des royaumes suprêmes connues dans la tradition soufie comme étant les Attributs Divins de Jamal (beauté) et Jalal (majesté).Même cela pourrait en fin de compte nous séparer de l’océan de la bonté totale : « J’ai placé des centaines de milliers de voiles de lumières et des centaines de milliers de voiles d’obscurité entre Moi et Mon serviteur » dit Allah dans une tradition authentique ; et pourtant Il dit dans le Coran « Je suis plus proche de vous que votre veine Jugulaire » ( 50 :15).
L’attente doit se faire. La nature, la société et particulièrement l’étrange mécanisme de nos esprits qui a besoin de la conscience de l’ego comme centre de perception ont tous pris un long moment pour tisser et fabriquer ces voiles, pour créer nos personnalités, nos conforts, nos concepts, nos attachements particuliers et cela prend beaucoup de temps pour les dissoudre, pour défaire tous ces voiles.
Dans l’Abîme de Feu, BHAI Sahib, citant et traduisant un vieux poème persan dit à Mme Tweedie : « Bien que ce soit un droit de naissance pour chaque être humain de savoir comment aimer nous ne savons pas comment le faire a cause de la personnalité, ce petit moi, qui ne veut pas s’en aller. Tant qu’il ne part pas, le vrai amour est impossible. Car le vrai amour est la négation du moi. Le Gourou est très conscient des difficultés de la voie et je cherche refuge à ses pieds. Je dois traverser la rivière et la nuit est obscure et orageuse. Je vois des gens sur les deux berges qui semblent hors de danger. Je suis seul, au milieu du courant, à être ballotté en tout sens, incapable de résister » ( Tweedie 1986,p.134)

Donc l’attente doit se faire. Soit me dis-je, j’attendrai, j’accepterai le désir sans satisfaction, je persévérerai, je serai comme un cadavre entre les mains du Bien aimé. Mais quel est ce vent chaud, ce vent passionné et incontrôlable, qui se répand dans mes reins et mes veines ? Quelle est cette énergie qui me tient éveillée la nuit, qui fait battre mon cœur à la folie, qui m’empêche de me tenir droit sur mes jambes, qui fait trembler la terre sous moi, qui secoue toute ma personne ? Pour pouvoir la contenir, je dois m’étendre, m’étirer à tel point que j’ai l’impression d’exploser et d’être dispersé, éparpillé en petits morceaux. Quel est ce cri sauvage qui surgit des profondeurs de mon être ? Le cri rauque et sauvage d’un lion affamé ou d’un loup traqué atteint par la flèche du chasseur ? Un cri sauvage comme une lamentation désespérée qui fait voler en éclats mes limites physiques. Comment puis je maîtriser mon désir en silence quand ce vent brûlant souffle dans mes veines ? Ceci n’est pas un vent, c’est du feu dit Rûmi…et pourtant je sais que ce souffle sauvage est en train de me libérer de mon inertie, de ma complaisance, de ma répugnance à me réveiller.
Cela doit aussi être accepté.
Cela est aussi une ancienne histoire bien connue dans les tavernes par les derviches, ces gens qui se sont vidés de leurs propres personnes, ceux qui se sont libérés d’eux-mêmes. Cette histoire à été dite et redite, chantée et rechantée tellement de fois depuis la nuit des temps !

Voici ce que nous dit Attar, l'un des vieux sages d'orient:

L’amant est un homme
Qui s’enflamme et brûle
Dont le visage est fiévreux
Absorbé dans des lamentations frénétiques
Il ne connaît pas la prudence
Et même si on lui offrait une centaine de mondes…, il les enverrait joyeusement au bûcher
(Attar 1984,p.172)

Ce vieux sage, rempli de la sagesse que l'on obtient par l’expérience et la vision intérieure, nous dit : nous savons, nous y sommes passés avant toi, nous sommes tous des fous existants dans le monde sans être du monde. Nous vivons vigilants et souples, aussi attentifs qu’un acrobate parcourant une corde raide sur la pointe des pieds pendant qu’au même moment nous tournons intérieurement sans cesse comme une toupie, nous brûlons intérieurement en fondant comme une bougie consumée par le feu… Viens, assois-toi avec nous disent-ils, reste en notre compagnie ; souvent la brûlure interne est tellement intense que l’on ne peut la supporter tout seul. Écoutons l’histoire du papillon de nuit, une de ces vieilles histoires que l’on répète depuis des millénaires dans le cercle des vrais amants :

Une nuit les papillons se réunirent pour apprendre la vérité sur la lumière de la bougie.
Et ils décidèrent que l’un d’entre eux devrait aller recueillir des nouvelles de ce rougeoiement qui les intriguait. L’un d’eux s’envola jusqu’à ce qu’il discerne au loin une bougie brûlant à la fenêtre d’un palais. Il ne s’approcha pas et revint dire aux autres ce qu’il croyait savoir. Le chef des papillons écarta son témoignage en disant : « Il ne sait rien de la flamme. »
Un papillon plus passionné que le précédent partit et franchit la porte du palais. Il voleta à la lueur de la bougie ; confus, désireux d’en savoir plus mais craintif et il s’en retourna pour raconter jusqu’où il avait été et tout ce qu’il avait subi et vu ; après son récit, le mentor dit :
« Tu n’as pas les signes de celui qui sait pourquoi la bougie a une telle lueur. »
Un autre papillon s’envola d’un vol vertigineux, se mit à tournoyer ardemment près de la lumière, il s’élança et plongea dans une transe frénétique vers la flamme, son corps et le feu se mélangèrent. Le feu engloutit le bout de ses ailes, son corps et sa tête. Son être s’embrasa d’un rouge violent et translucide. Et lorsque le mentor aperçut ce flamboiement soudain ainsi que la forme du papillon perdue dans les rayons rougeoyants, il dit alors :
« Il sait, Il sait la vérité que nous cherchons,
Cette vérité cachée dont nous ne pouvons rien dire »
(Attar 1984,p.206)

Et souvent tu viens te joindre à notre compagnie disent les derviches, et tes ailes sont coupées, tu viens à nous parce que le feu qui brûle dans tes reins n’est plus que cendres. Ta tête est baissée, tu as l’impression d’étouffer, d’être étranglé, ta gorge paraît obstruée, ta poitrine ploie sous la douleur, tu as l’estomac noué et un étrange frémissement dans tes intestins. Tu es seul marchant dans un désert vaste et aride: pas d’inspirations, pas de désirs, pas d’aspirations, pas d’envies, pas d’extase, pas d’amour ; seulement le vide et l’anxiété.
Où sont passés tous mes acquis, mes atouts ? Où se cache ce feu qui brûlait en moi ? Qui suis-je ? Qu’est ce que je veux ? Pourquoi et de qui je me soucie ? Pour rien, de personne. Même prendre la fuite ne m’intéresse plus, je n’ai même plus la force de fuir. Je me sens simplement abattu, vide, brisé, bouleversé, ruiné, insignifiant, un zombie. Est ce juste l’autre face d’une anxiété et d’une peur profondément ancrées ?. Une grande déprime ? En qui puis-je avoir confiance ? Que vais-je devenir ? J’avais l’habitude de lire des livres, d’aller au théâtre, j’aimais faire l’amour, porter de beaux vêtements, être en compagnie d’amis, manger de bons repas, écouter la musique, les conversations amicales, jouer au ballon avec mon enfant, et maintenant ? Rien ! au fond de moi : un désert sauvage, la confusion, la fatigue, le vide, l’ennui.
Oui mon bon ami, les derviches assis à l’entrée de la taverne buvant à petites gorgées leur thé rouge comme du vin te diront : tout cela est une histoire aussi ancienne que familière. Nous la connaissons très bien. Viens t’asseoir avec nous et vide ton cœur, sois mendiant comme nous, avec rien à offrir sauf ta douleur, ton vide intérieur, ta confusion, tes peurs, ta pauvreté. Si tu souhaites parler, parles, si tu veux garder le silence, reste silencieux. Nous savons ce que c’est, car nous sommes passé par là d’abord. C’est une étape de la voie. Tu as vécu si longtemps dans le désert de l’illusion que tu expérimentes à présent le désespoir du manque. Peut-être as-tu voyagé à travers des paysages d'une beauté à couper le souffle, peut être as-tu connu le plaisir et la beauté, peut être croyais-tu être à l’abri derrière tes amis et ta famille, peut être croyais-tu être en sécurité grâce à une belle profession, un bon revenu, des biens considérables…Mais nous savons: une fois que tu as été ficelé par le serpent venimeux de l’éveil intérieur de ton Vrai Moi, une fois que tu as senti une bouffée du parfum du Vrai Bien aimé, une fois que tu as été caressé par la plume tombé du royaume de la Vraie Beauté, une fois que tu as touché l’ourlet du vêtement du Bien aimé, rien d’autre ne peut te satisfaire désormais ; tout le reste s’évanouit tout simplement. Est-ce cela ou non ? Comment faire la part des choses ? Comment ? On a l’impression de ne pas trop avoir le choix et pourtant d’une façon ou d’une autre le choix existe. Quelque chose en toi connaît la différence entre un vrai bijou et un faux et tu ne marchanderais pas pour une imitation. Pour toi qui est venu à nous les ailes brisées, le cœur abasourdi et dérouté au-delà de tous mots, pour toi nous avons une histoire en réserve :nous allons te raconter l’histoire de l’Arabe en Perse :

Un Arabe s’en fut un jour en Perse
Où les coutumes étrangères le consternèrent
Il rencontra un groupe de derviches qui avaient renoncé au monde et qui lui paraissaient quasiment fous (mais ne te laisse pas abuser car s’ils ont l’air de fieffés voleurs
Ils sont de loin plus purs que ce que le monde croit
Et bien que dans l’ivresse ils donnent l’impression de s’écrouler
L’extase qu’ils connaissent ne provient pas de la boisson)
L’arabe vit ces hommes et perdit connaissance et s’écroula au sol-
Ils aspergèrent rapidement son visage pour le ranimer
Et crièrent alors :
’’Entre, toi-qui-n’es-personne, entre ici’’
Et il y entra bien que déchiré par le doute et la peur.
Ils le rendirent ivre, il perdit toute traces de lui même, et aussitôt son esprit sombra dans l’extase
Son or, ses bijoux tous ses moyens d’existence furent volés et disparurent pour de bon-
Un derviche lui donna encore plus de boisson puis
Ils le jetèrent dehors tout nu
Les lèvres asséchées et démuni
L’homme fut obligé d’errer et
Mendia nu jusqu’à ce qu’il atteigne sa demeure
Et là, les arabes lui demandèrent : ‘’ qu’est ce qui t’es arrivé ?’’
Où est passé ta richesse, où étais tu passé pendant tout ce temps ? Tu as perdu tout ton or et ton argent comment vas tu faire à présent ?L’expédition en Perse t’as complètement ruiné !
As tu été attaqué par des voleurs ?
Tu ne dis pas un mot, tu as l’air si différent dis nous ce qui s’est passé’’
Il dit : ‘’ j’y suis allé comme d’habitude- plein de fierté- puis j’ai aperçu un derviche au bord de la grande route. Je ne sais rien de tout ce qui est arrivé après : tout ce que je sais c’est que mon or et mon argent ont disparu et à présent je suis pauvre.
Ils dirent :’’décris l’homme qui étais en travers de ta route.’’
Il dit :’’ je l’ai déjà fait, je n’ai plus rien d’autre à dire’’
Son esprit était encore ailleurs et tout ce qu’il entendait n’était à ses yeux que des paroles creuses, inutiles et absurdes. Entre dans le chemin ou cherche un autre but
Mais fais le de toute ton âme :
Mets tout en jeu, prends tous les risques
Et comme un mendiant qui erre sans aucun habit
Si tu entends ce ‘’Entre’’ qui t’appelle vers la maison…
(Attar 1984, pp.176-7)

Ainsi nous sommes ficelés par un serpent venimeux et nous ne le tuons même pas. Nous cherchons à être piqués encore. Quelque chose en nous sait intuitivement et le poète soufi l’a dit et redit plusieurs fois que ce venin ou poison est à la fois le mal et le remède, l’affection et son antidote, le bourreau et le médecin. Sa’di un poète du 13 siècle originaire de Shiraz en parle dans un poème qui depuis sept siècles est populaire parmi tous les amants.

Je boirai le poison avec tendresse
Car le témoin est l’échanson.
J’endurerai volontiers tout cela de bon cœur
car ce traitement vient de Lui.

C’est cette expérience de totalité, l’engagement ferme que notre moi- élevé attend de nous, Un engagement qui nous submerge et nous effraie lorsque nous comprenons que c’est à une telle entreprise qu’il faut se consacrer ou alors qu’il vaut mieux laisser tomber. Nous ne sommes pas habitués à un si total engagement dans notre culture. On nous a toujours dit de faire un compromis avec la soi disant réalité, les circonstances ou les conditions. "On ne peut pas tout avoir" nous disent nos mentors culturels. Et là même à l’entrée de cet étrange réalité, même à l’entrée de ces chambres inaccessibles, nous savons que ceci est une aventure totale. Perdre toute illusion pour arriver à l’essence. Ceci a toujours été une quête de la Perle Rare, l’Essence de L’Essence, Le Secret des Secrets. Mais le chemin est épineux. Et nous sommes assez à l’aise dans notre confort, notre réalité peu compromise, dans notre sécurité illusoire. Mais au fond pourquoi pas ? Sauf lorsque la faim intérieure refait surface, le manque intérieur de la vraie nourriture et lorsqu’elle est couplée comme c’est toujours le cas-avec le souvenir de ce pacte pré-éternel, alors cette faim se transforme en un formidable désir, une aspiration douloureuse qui nous plonge dans des états extatiques, des révélations qui nous transportent de joie, signes de l’amour véritable mais aussi dans des abîmes de solitude, de confusion et de désespoir.

Les manuels soufis du 10 siècle et certains écrivains soufis antérieurs ont donné une description détaillée de ce terrain cahoteux que le chercheur doit traverser dans sa quête de l’essence. Ils ont dressé la carte des stations de la voie. Ce sont toujours des stations intérieures des états du psyché, les stations que l’ego conscient doit parcourir dans le but de perdre les couches, les peaux, les enveloppes, les voiles (toutes ces métaphores sont tirées des manuels soufis) qui nous séparent du noyau intérieur de l’Etre. Lorsqu’on acquiert le langage - et je ne parle pas seulement du langage littéral à savoir l’ Arabe ou le Persan - lorsqu’on acquiert le langage de la perception subtile avec lequel les vieux manuels soufis ont été écrits, composés et rédigés, alors on réalise avec quelle clarté, avec quelle précision, les anciens maîtres soufis ont décrit les stations de la voie pour leurs disciples. Il nous est difficile de lire ces descriptions avec la clarté et la précision de leur rédaction pas seulement en raison du fait que très peu parmi nous aient accès à l’Arabe ou au Persan, à l’Urdu ou au Turc mais parce que les maîtres soufis utilisent une terminologie spéciale, une sorte de langage scientifique. Et ils l’ont fait délibérément, ; Qushayri un maître du 11° siècle qui rédigea ‘’ L’épître’’ (un texte écrit en Arabe qui est devenu le livre de chevet de plusieurs générations de soufis dans divers cercles et endroits) nous dit pourquoi les premiers maîtres soufis ont élaboré une telle terminologie : afin que ce à quoi il est fait référence ne soit compris que des adeptes ou initiés ! Cette terminologie et ses implications a fait froncer les sourcils et a été férocement condamnée par les dirigeants orthodoxes musulmans pendant plusieurs siècles. Les anciens manuels donnent une sorte de description des processus intérieurs que les adeptes doivent suivre. Ils décrivent ou plutôt font allusion aux états intenses qui font passer l’adepte sincère d’une émotion extrême à une autre presque sans transition. Ouvrez un livre de Rûmi, de Attar, de Ibn Arabi ou de Hafez et vous comprendrez que ces changements d’états ont toujours été pareils quelque soit l’époque, le lieu ou la langue. Celui qui a expérimenté ces formidables fluctuations entre transport de joie et dépression dans la quête de l’Essentiel , du Pur, ce qui n’est contaminé par aucune illusion, aura acquis une véritable connaissance et ne pourra plus jamais être le même!
Les manuels soufis entendent par le mot bast ( littéralement ‘’expansion’’) tous les états de transport de joie et d’extase; et ils désignent les états de dépression de confusion, d’obscurité totale, de nuit noire de l’âme par le mot qabd ce qui signifie littéralement ‘’contraction’’.

Meme si nous ne connaissons pas le langage, nous reconnaissons la saveur de l’expérience et ‘’savourer’’ ou goûter dans cette tradition, c'est le véritable maître: l’expérience authentique, immédiate.
Ibn Ata Allah un poète soufi du 13° originaire d’Egypte écrit :

Souvent Il te fait apprendre dans la nuit de la contraction ce que tu n’as pas appris dans l’éclat du jour de l’expansion ; « vous ne savez pas lequel des deux vous est le plus bénéfique » ( Coran 4 :11)

Il te dilate au point où tu n’as plus souvenir de la contraction, et te contracte au point où tu oublies même l’expansion, puis il t’arrache à ces deux états afin que tu n’appartiennes à rien d’autre que Lui
( Ibn Ata Allah 1979,pp85 et 68)

Le voyage dans la mesure où il est fait de véritables expériences n’est rien de plus qu’un passage incessant d’un état à un autre ; des sommets de l’intoxication, de la proximité de la beauté, des révélations intimes inexprimables aux abîmes de l’obscurité, aux trous les plus profonds de notre existence.
Dans l’Abîme de Feu, un livre contemporain qui décrit la détermination désespérée d’une femme dans sa quête de l’union avec le Bien aimé Divin, Mme Tweedie décrit avec candeur les oscillations entre différents états de l’être. Sans se soucier de l’ancienne terminologie voici comment elle décrit un état de ‘’contraction’’ :
« Tellement de tristesse en moi qu’il n y a aucun mot pour la décrire. Pas envie de lui parler. Suis allé là-bas le matin et me suis assise. Vers 10 heures il m’a demandé de rentrer chez moi. Je me sens vide. J’ai l’impression que tout est mort. Plus aucun désir. Seul un…seulement cet horrible et cruel désir. Mais cela semble désespéré. C’est une sorte de paix faite d’obscurité. » (Tweedie 1986,p.170)
Rûmi décrit un état similaire:

Nos déserts n’ont pas de limites
Nos âmes et nos cœurs n’ont aucun répit
Le Monde a été enterré dans le monde par les images et les traits
Laquelle de ces images est à nous ?
Quelles sont tes traits ?
Si tu rencontres sur la route une tête tranchée roulant avec insouciance vers notre terrain
Demande lui, demande lui
Les secrets de notre cœur
Elle t'apprendra le mystère qui est enfoui au plus profond de nous
Que puis-je dire ?
Que puis-je savoir ?
Cette histoire est au-delà de nos limites et de nos forces
Comment puis je rester silencieux quand par moments notre angoisse devient plus forte
Oublie cette histoire
Ne nous interroge pas
Car notre fable est celle de la ruine totale
Hier…j’ai piqué ma poitrine avec une étoile
Je lui ai montré la blessure qu’elle a causée
J’ai dit : donne des nouvelles de moi au Bien aimé dont la boisson est le sang
je me suis balancé d’avant en arrière afin d’apaiser l’ enfant qui est mon cœur
Un enfant s’endort lorsqu’on le berce dans son berceau
Donne du lait à ce bébé qui est le cœur
Dispense nous de ses pleurs
Oh toi qui à chaque instant aide des milliers de cœurs affaiblis comme le mien
Depuis toujours et jusqu’à la fin des temps la demeure du Cœur est et reste l’union,
Pendant combien de temps laisseras-tu ce cœur solitaire en exil ?

Rûmi touche nos cœurs et nos âmes avec ses lamentations angoissantes car c’est nous qu’il chante et il chante pour nous. Sa poésie nous touche avec son intransigeante sincérité, sa nudité, son abandon total, sa liberté totale à se servir de tout, peu importe que ce soit grossier grivois, salace ou non conventionnel tant que cela peut servir de support à son enseignement : l’enseignement des chemins du cœur sur la voie de l’Amant- Bien Aimé Divin. Et bien sûr, c'est aussi par son humour sa poésie nous touche, ce don qui est issu de la profusion de la Générosité et de la Sagesse Divines. Cette poésie libre de toute sophistication philosophique est un lien entre notre histoire personnelle, notre propre désir ardent, notre manque et la tradition de la religion de l’amour, une tradition si ancienne que son origine se perd dans les annales de l’histoire de la conscience humaine. Cette tradition est en fait au-delà du temps et de l’espace bien qu’elle soit visible dans le temps et dans l’espace, autrement dit en nous-même.

Comme beaucoup d'entre nous, Rumi est un déraciné. Originaire de Balkh, la capitale d’une province située au nord-est de l’empire musulman, il émigra au début du 13ème siècle avec sa famille vers l’ouest, en Anatolie, cette partie du monde connu a l'époque parmi les musulmans sous le nom de Rûm et qui est l’actuel Turquie.
Un siècle plus tôt, l’Anatolie avait été annexée par l’empire musulman. A la fin du 11ème siècle, les Seljuks, une dynastie musulmane venu des steppes d’Asie centrale et de Mongolie reprend l’Anatolie au vieil empire Byzantin. Konya, la romaine Ikonium, devint la capitale de ce que l’on peut appeler le nouvel empire musulman. Djalal al-Din et sa famille, ces nouveaux arrivants de l’Est, s’y installent et en deviennent très vite des citoyens respectables. Ils furent de diverses façons les pionniers des territoires nouvellement acquis à la cause de l’Islam. A l’Est qu’il venait de quitter une catastrophe était imminente : les hordes effrayantes de mongols des steppes de Mongolie étaient sur le point de ravager les plaines agricoles d’Asie centrale, d’exterminer sans pitié des communautés entières, d’asservir et de violer les femmes et les enfants, de détruire les foyers de rayonnement culturels de Perse et d’Iraq, de détruire les anciens systèmes d’irrigation de ces pays et ;en 1258, quarante ans à peine après le départ de la famille de Rûmi de l’Est, ils mirent fin pour toujours au Califat islamique dans sa capitale Baghdad.

C’était comme si le père de Rûmi avait prévu ces catastrophes à venir et la famille s’installa dans un nouveau pays-Rûm. Là le petit Djalal al-Din grandit s’adaptant à une nouvelle culture un nouvel environnement, une culture qui était un mélange hybride de plusieurs traditions : grecque, byzantine, Persane, Turque, Arabe. ;dans un pays où depuis des millénaires, l’on pratique le culte des mystères- helléniques, gnostique, chrétien un territoire où la terre même le sol témoigne par des images et des paraboles des grandes œuvres héroïques de l’esprit. Dans ce laboratoire alchimique Djalal al-Din traite ou travaille sur sa propre matière psychique, il passe au peigne fin et affine son don inimitable pour les mots, la musique, la poésie et pour l’amour. Et Ainsi depuis lors sa poésie est devenue une source d’inspiration et de consolation pour plusieurs générations d’amants qu’ils soient musulmans ou non. Sa poésie porte en elle la saveur, le parfum, l’arôme de liberté des vastes steppes d’Asie centrale, le courage du renoncement, comme le fit Abraham mille ans auparavant et l’appel à accomplir notre destinée. Elle porte en elle l’engagement à suivre pour toujours passionnément la voie des tribulations du cœur, la suivre jusqu’à la fin, être dans un changement permanent, devenir de plus en plus fluide, de plus en plus ‘’incolore’’ et ‘’effacé’’, libre de tous jugements envers qui que ce soit ou quoi que ce soit en s’astreignant cependant à observer l’éthique et la morale les plus élevées, en sachant que si tu ruses tu ne trompe que ton moi le plus haut, c’est à dire toi-même. Lui-même musulman dévoué, Rûmi incluait toute personne qui possède un cœur sincère dans la religion de l’Amour : païens, chrétiens, juifs, hindous, hérétiques. Si le but ultime est ’’ d’être incolore et effacé’’, quelle est l’importance de ces dénominations ? Sa poésie ne parle pas de ‘’la forme’’ mais de ‘’l’essence’’, la vraie source de toutes les formes d’êtres et de l’Etre au delà des formes.

Je voudrais terminer avec d’autres vers de Rûmi ;si nous les écoutons attentivement, nous nous rendrons compte qu’il nous a laissé un conseil pratique et utile qui rendra plus supportable notre attente à la porte de l’Amour :

Le nuage pleure
Et le jardin se couvre de verdure
Le bébé pleure
Et le lait s’écoule du sein de la mère.
La Nourrice de la création a dit :
‘’Laisse les pleurer beaucoup’’.
[ comme pour la végétation] la pluie de larmes des nuages et la chaleur du soleil brûlant s’unissent pour nous faire grandir.
garde brûlant le soleil de ton intelligence
et tes yeux brillants de larmes de douleur
ainsi ta vie restera fraîche.
pleure sans retenue comme un petit enfant
laisse les besoins du corps diminuer
et les décisions de l’âme grandir.
diminue ce que tu donne à ton moi physique,
ton œil spirituel commencera à s’ouvrir.
lorsque le corps se vide de l’ordure
Dieu le remplit de musc et de perles ravissantes.
C’est ainsi qu’un homme abandonne sa souillure et obtient la pureté.
Reste avec les amis qui peuvent t’aider en cela et,
Menez vos affaires ensemble en prenant conseil les uns des autres
(Barks 1990,pp.80-81 ;Mathnawî V :1-149,163,167)



Source : http://www.journalsoufi.com/