mercredi 28 mai 2008

L’oratorio spirituel ou le ‘‘samâ’’ : Une liturgie du souvenir entre ciel et terre

L’oratorio spirituel ou le ‘‘samâ’’ : Une liturgie du souvenir entre ciel et terre

Un article de Amélie Neuve-église


Le samâ’ fait référence à une pratique spirituelle consistant à chanter et à danser pour exprimer certains états intérieurs particuliers et rendre louange à Dieu. Le mot samâ’ (سماع) vient du verbe arabe sami’a (سمع) signifiant "écouter". Cette pratique est donc avant tout une écoute, qui a cependant une particularité : elle se réalise avec l’oreille du cœur et décèle dans certaines musiques ou sons particuliers un appel à la connaissance de soi et au retour en un lieu situé au-delà de nos frontières géographiques. Elle se déroule selon des règles précises chargées d’un symbolisme à la fois riche et subtil, et se trouve parfois associée à certaines pratiques des confréries soufies tels que le dhikr , la psalmodie de versets du Coran, des prières adressées au prophète Mohammad…
Bien qu’existant de manière sporadique depuis les premiers siècles de l’Islam, cette pratique a connu un nouvel essor grâce au grand mystique Jalâl-od-Dîn Rûmî (1207-1273) qui en définit les bases théosophiques en s’appuyant sur une pensée et une vision du monde très particulière. Le samâ’ demeure pratiqué jusqu’à aujourd’hui par les adeptes de sa "voie" (tarîqa), les mewlevîs, ainsi que par les adeptes de nombreuses autres confréries soufies du Moyen-Orient et du Maghreb. Au cours des siècles, cette pratique s’est d’ailleurs progressivement enrichie de divers chants et danses pour devenir une sorte de liturgie du souvenir puisant ses sources dans certains points fondamentaux de la mystique islamique.

Musique et mystique de l’Islam

Des grands mystiques tels que Ibn ’Arabî, Rûzbehân Baqlî Shîrâzî ou encore Sohrawardî ont fait, au détour d’un chapitre ou de quelques pages, allusion à la musique et à certaines de ses propriétés pouvant être à la fois bénéfiques à celui qui sait l’utiliser à bonne escient et extrêmement dommageables à la personne qui en fait un usage erroné.
Mais c’est sans doute Rûmî qui a porté le plus d’attention à la musique et au son dans la quête spirituelle, en déclarant que "dans les cadences de la musique est caché un secret ; si je le révélais, il bouleverserait le monde" . A son tour Aflâkî, hagiographe de Rûmî, avait déjà comparé le son du violon et celui de l’appel à la prière en disant que le premier était "aussi une prière […]. Toutes deux s’adressent à Dieu. Il veut l’une extérieurement pour Son service, et l’autre intérieurement pour Son amour et Sa connaissance" .
De façon générale, la musique est considérée comme étant en relation intime avec l’ensemble du cosmos. Elle reflète la joie de vivre, la vie foisonnante et la nature engagées dans une danse perpétuelle. Les comparaisons entre nature et musique reviennent ainsi fréquemment dans le Mathnawî de Rûmî : "Je vois… […] les branches des arbres qui dansent comme des pénitents, les feuilles qui battent des mains comme des ménestrels" . De même, le derviche se mettant à tourner au son de la flûte symbolise le
mouvement circulaire constant des planètes et du cycle de la vie. La musique est donc l’expression sonore de la loi de l’univers, engagé dans un mouvement et une transformation circulaire perpétuels qui ne s’accomplirait pas sans l’existence d’un pôle (le soleil, symbolisant Dieu) et des planètes (l’ensemble des êtres vivants) tournant à la fois autour de lui et sur elles-mêmes.
La symbolique de l’instrument et en particulier de la flûte est également très importante dans la tradition mystique soufie et chiite. Dans le célèbre Mathnawînous sommes la flûte, notre musique vient de Toi" . Ce motif du roseau trouverait sa source dans la tradition islamique selon laquelle l’une des premières choses créées par Dieu aurait été un roseau. Dans le Mathnawî, il symbolise également l’éloignement et le sentiment d’exil de l’âme-roseau qui, coupée de ses racines et séparée de la jonchaie (neyestân) de la prééternité du monde céleste pour être enfermé dans la prison du corps, gémit sans fin des douleurs de la séparation tout en aspirant à la ré-union avec son principe. de Rûmî, chaque pèlerin de Dieu est une flûte que le souffle divin fait chanter : "
L’écoute de sonorités aux accents mélancoliques permet donc d’éveiller les cœurs et les consciences en incitant à réfléchir sur la réalité de la douleur se cachant dans la musique et sur la nostalgie des origines qu’elle déclenche dans le cœur des êtres. La compréhension de cette musique est cependant étroitement liée à l’aptitude et à l’état spirituel de celui qui l’écoute : si le cœur de l’auditeur est pur, elle sera tel un baume qui lui évoquera son état prééternel et lui livrera les secrets divins. Mais si ce dernier n’écoute la musique que par son audition externe, le son de la flûte pourra au contraire exacerber son animalité et ses désirs charnels. La musique comporte donc des niveaux de signification étroitement liés au degré d’ouverture spirituelle de son auditeur.
Chaque homme est donc appelé à écouter son âme et à faire chanter son propre ney en rompant progressivement les attaches qui le relient au monde matériel pour se remettre entre les mains du Musicien-Créateur. En évoquant l’instrument du rebab symbolisant le corps matériel de l’homme, Rûmî souligne ainsi que "ce n’est que corde sèche, bois sec, peau sèche, mais il en sort la voix du Bien-Aimé". En Inde, Rabindranath Tagore reprit par la suite le motif du roseau en appelant Dieu à faire de lui son instrument qu’Il ferait vibrer de sa musique.
Participant à un travail de connaissance et de maîtrise de soi, la musique a pour vocation de révéler à l’âme les causes de sa nostalgie et à la guider dans son aspiration à rejoindre son état subtil prééternel. Véritable office liturgique, le samâ’ fait se rencontrer musique, danse et parfois poésie à l’improviste ou au cours d’une cérémonie dont chaque mouvement s’enracine dans une symbolique aux significations riches et profondes.

Déroulement et symbolique du samâ’

Le samâ’ se réalise la plupart du temps en groupe, composé de plusieurs derviches d’une confrérie, de leur maître (shaykh), de musiciens, de chanteurs psalmodiant le Coran, et parfois d’un public.
Au sein de la confrérie Mawlawî . les derviches sont en général vêtus d’un tissu blanc symbolisant le linceul et portent une sorte de toque en feutre très haute qui représente la pierre tombale.
Ils revêtent également un long manteau noir rappelant la tombe. Ces derniers sont guidés par un maître ou shaykh, intermédiaire entre le ciel et la terre, qui fait son entrée en dernier et qui, après avoir salué ses disciples, s’assoit face à un tapis de couleur rouge rappelant celle de la lumière du soleil couchant qui brûlait la terre de ses derniers rayons lorsque Rûmî rendit l’âme en 1273.
En général, la cérémonie commence par la récitation du prologue du Mathnawî évoquant la douleur de la séparation :
"Ecoute la flûte de roseau raconter une histoire et se lamenter de la séparation :
Depuis qu’on m’a coupé de la jonchaie, ma plainte fait gémir l’homme et la femme…
Le feu de l’amour est dans le roseau, l’ardeur de l’Amour fait bouillonner le vin.
La flûte est la confidente de celui qui est séparé de l’Ami ; ses accents déchirent nos voiles" .
Ensuite, des louanges au prophète souvent écrites par Rûmî lui-même sont lentement psalmodiées par un chanteur puis sont peu à peu accompagnées par le son de la flûte (ney), des timbales, et le rythme impulsé par le shaykh en frappant la terre. Le son des trompettes, qui intervient par la suite durant la danse, fait allusion au jugement dernier tout en rappelant le caractère fugace de l’existence terrestre.
Les derviches s’avancent alors pour faire trois fois de tour de la piste, le chiffre trois symbolisant les trois voies permettant de se rapprocher de Dieu : celle de la science, de l’expérience spirituelle devant conduire à la vision, et celle menant à l’union et l’annihilation de soi en Dieu (fanâ’) . Ils laissent ensuite tomber leur manteau noir, symbole de l’enveloppe charnelle et de la prison du corps, pour renaître en un corps spirituel et immaculé, symbolisé par leur vêtement blanc.
Après avoir demandé la permission au shaykh, les derviches commencent à tourner sur eux-mêmes d’abord très lentement, en étendant leurs bras tels des oiseaux sur le point de prendre leur envol. Là encore, chaque geste est chargé d’une symbolique particulière : la main droite est tournée vers le ciel pour en recueillir la grâce, alors que la gauche est orientée vers la terre afin d’y répandre le don divin reçu qui s’est réchauffé en passant par le cœur brûlant d’amour des derviches. La disposition des danseurs n’est également pas le fruit du hasard : divisés en deux groupes formant chacun un demi-cercle, ils représentent respectivement l’arc de la descente des âmes dans les corps matériels et la remontée de ces mêmes âmes vers leur Créateur après la mort de leur enveloppe terrestre.
Le shaykh ne participe à la danse que dans un second temps, marquant alors une accélération du rythme. Il tourne à son tour au milieu du cercle et symbolise le soleil rayonnant autour duquel tournent les disciples-planètes. A ce moment-là, le son du pipeau s’élève de nouveau et la danse atteint alors son apogée : l’union mystique est réalisée. Lorsque le shaykh retourne à son lieu initial, la danse s’arrête pour laisser place à la psalmodie de versets du Coran, perçue comme la réponse de Dieu au samâ’ réalisé par les derviches. La cérémonie se termine avec des salutations et l’ultime évocation du nom divin : (Lui), rappelant le but et le destinataire unique de cette danse.
Le déroulement du samâ’ connaît certaines variations selon les confréries au sein desquelles il est pratiqué, mais on tend à y retrouver l’essentiel des
éléments évoqués précédemment. La cérémonie peut parfois s’accompagner de la récitation de poèmes soufis chantés à capella ou de qasâ’id évoquant les noms de Dieu, certains aspects de la vie du Prophète Mohammad ou des personnes de haut rang spirituel qui lui ont succédées, ou encore des thèmes tournant autour de l’invocation de l’Aimé par l’amant et de la nostalgie de la séparation. Au-delà de ces variantes toutes extérieures, le samâ’ vise dans tous les cas à réaliser une conjonction, à recréer un lien entre l’homme et la divinité. L’enseignement de sa pratique s’effectue souvent durant les assemblées spirituelles des confréries dans lesquelles il est pratiqué.
En outre, au-delà de sa dimension cérémoniale et organisée, le samâ’ peut être également spontané et se déclencher en tout endroit et à tout moment, pour peu que le derviche ressente une émotion ou entende un son réveillant en lui les douleurs de la séparation de son Principe. Ce type de samâ’ était d’ailleurs le plus courant au temps de Rûmî, sa pratique ne s’étant codifiée et structurée qu’à partir du XVIIe siècle, soit près de quatre siècles après sa mort. Ce type de samâ’ : "Il arrive aux maîtres d’entre les anachorètes spirituels (ahl al-tajrîd) d’éprouver dans leurs âmes une émotion sacrale bouleversante. Alors ils entrent en mouvement en dansant, en battant des mains, en tournoyant, et ils se préparent par ces mouvements à des splendeurs d’autres lumières aurorales, jusqu’à ce que cet état décroisse en eux, pour une cause ou une autre, comme le montre l’expérience des mystiques. Et cela, c’est le secret de l’audition musicale (sirr al-samâ’, le concert spirituel)". spontané à notamment été évoqué par Jalâloddin Davânî .

Une pratique ancrée dans la tradition islamique : racines et philosophie du samâ’

Si la pratique du samâ’ existait déjà avant le XIIe siècle, elle s’est réellement diffusée et a trouvé ses bases avec Rûmî qui avait déclaré : "Plusieurs chemins mènent à Dieu, j’ai choisi celui de la danse et de la musique" .
Le samâ’ est dès lors considéré comme un moyen de connaissance à part entière : si les livres peuvent satisfaire l’intellect et contribuer au développement de ses facultés analytiques et spéculatives, la danse du corps entraînant celle de l’âme permet d’éveiller cette dernière à l’existence de sa patrie oubliée. Aux côtés du savoir théorique et spéculatif, le samâ’ est donc essentiellement une connaissance contemplative et "en mouvement". Cette théorie de la connaissance - non exempte de certaines résonances platoniciennes -se fonde sur l’idée que l’homme détient en lui des connaissances qu’il a acquises à l’état prééternel et qu’il a ensuite oubliées après sa naissance "corporelle". Il doit dès lors s’efforcer de se ressouvenir et se remémorer les connaissances acquises par son âme avant qu’elle ne s’incarne dans son corps.
Ces croyances trouvent leur fondement dans le Coran qui fait état de la préexistence des âmes humaines et de l’existence d’un pacte établi entre Dieu et ces dernières : "Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam et les fit témoigner sur eux-mêmes : "Ne suis-Je pas votre Seigneur ?" Ils répondirent : "Mais si, nous en témoignons..." - afin que vous ne disiez point, au Jour de la Résurrection : "Vraiment, nous n’y avons pas fait attention" (7 :172). Pour de grands mystiques comme Junayd . ce passage clé révèle une des significations profondes
du samâ’ : lorsque les derviches dansent, leurs âmes se ressouviennent de l’interrogation divine prééternelle et de la douceur et l’allégresse qu’elle avait insufflée dans leur âme. La musique constitue dès lors un élément du ressouvenir, et les sonorités émises par la flûte matérielle ne sont considérées que comme l’écho de musiques éternelles perçues par l’âme avant sa descente dans le corps matériel et dont l’écoute doit faire ressurgir la nostalgie de sa patrie originelle. Interrogé sur la signification du samâ’, le grand poète turc Divâne Mehmed Tchelebi répondit ainsi : "pour ce qui est de ses secrets, voici ce qui pourrait suffire : il faut que tu t’en ailles là d’où tu es venu".
Le rôle du samâ’ dans la connaissance mystique a également été souligné par le grand mystique Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, qui avait évoqué que cette pratique pouvait révéler au mystique ce qu’il n’aurait compris ou découvert qu’au terme de plusieurs retraites de quarante jours (arba’înîyât).
Certains penseurs ont également soutenus que lorsque Dieu a créé l’être humain avec de l’argile, l’âme aurait tout d’abord refusé d’habiter le corps qu’elle considérait comme une prison. Le Créateur auraient alors envoyé deux anges jouer les plus belles mélodies pour la charmer, expliquant ainsi le sentiment d’allégresse et d’ivresse spirituelle que l’âme peut ressentir lorsqu’elle entend de belles sonorités.
Sohrawardî lui-même a également évoqué à plusieurs reprises dans son œuvre les effets de l’expérience musicale. Dans L’épître sur l’état d’enfance (Risâla fî hâlat al-tofûlîya), il dévoile le sens profond du samâ’ qui, selon lui, marque la rencontre avec le monde suprasensible et l’ouverture de l’âme aux mondes supérieurs divins. Le samâ’ permet ainsi de réveiller les sens intérieurs et spirituels de l’homme en provoquant une transfiguration de l’audition, l’âme devenant l’oreille vibrant au son de l’appel divin. Cette pratique a également été évoquée par Ibn ’Arabî, qui le considérait comme "l’écriture divine sur le livre de l’existence", phrase ayant fait l’objet de nombreuses gloses mais dont la signification exacte demeure floue.
En outre, Rûmî considérait le samâ’ comme un moyen permettant au mystique de manifester et de vivre pleinement ses émotions, des douleurs les plus profondes aux joies les plus intenses. Ainsi, on raconte souvent qu’une émotion particulière ou l’entente d’un son particulier incitait Rûmî à danser et qu’après la mort de son maître Shamsoddîn de Tabrîz, Rûmî lui-même ne cessa de pratiquer le samâ’ pour manifester sa peine et son chagrin.
Au final, la danse et l’ivresse spirituelle qu’elle permet d’exprimer doit conduire à un oubli progressif de sa propre personne ainsi qu’à la libération de l’emprise de son moi égoïste pour atteindre un état d’immersion en Dieu et d’annihilation totale de l’ego (fanâ’) dans la présence et l’amour divins . La pratique du samâ’samâ’ chantant les louanges du Créateur. Il est par conséquent étroitement lié à une conception du divin considéré comme n’étant pas seulement une chose qui se pense et s’appréhende au travers de l’intellect, mais également qui se contemple et se vit. doit également permettre de prendre conscience que tout l’univers et la création ne sont qu’un grand
Certains derviches se mêlaient également à la population locale et effectuaient avec elle la danse du samâ’, lui permettant d’oublier quelques instants
ses difficultés quotidiennes et sa misère. Les derviches l’exécutaient aussi parfois dans la rue, lorsqu’ils revenaient de la prière du vendredi ou de certaines cérémonies religieuses. Dans l’esprit de certaines confréries, le caractère public de ces danses était et demeure considéré comme positif en ce qu’elles peuvent contribuer à développer dans le cœur de certains spectateurs réceptifs une certaine aspiration spirituelle et vers l’au-delà.

Controverses et prolongements modernes

La pratique du samâ’ a cependant fait l’objet de nombreuses controverses et critiques formulées pour la plupart par les courants orthodoxes et littéralistes de l’Islam, et attirant l’attention sur les déviations inhérentes à ce genre de pratique. Elles dénoncent notamment le danger de s’enivrer non pas de Dieu et de sa présence, mais de son propre état spirituel. Ce danger a d’ailleurs été évoqué par Rûmî lui-même, qui répétait inlassablement que le but ultime de cette danse était de rendre louange au Créateur unique, et qu’elle ne devait en aucun cas constituer une fuite par rapport à sa propre personne.
Dans ce cas, seule une élite restreinte parvient à atteindre réellement l’état d’annihilation en Dieu, alors que la grande majorité ne tend à éprouver qu’un "souvenir de soi" au détriment de celui de Dieu. Une troisième voie consistera dès lors à lutter contre le flot des pensées et penchants personnels pour concentrer progressivement son attention vers Dieu. Le combat contre l’âme charnelle est donc un prélude indispensable à la réalisation du samâ’, qui requiert à la fois une pureté intérieure et un oubli de son moi égoïste et charnel.
Dans ce sens, Sohrawardî a également fermement mis en garde contre les déviations du samâ’, en soulignant qu’il ne pouvait être que l’aboutissement d’un long processus de maturation spirituelle : "C’est la danse qui est le produit de l’état intérieur de l’âme ; ce n’est pas l’état intérieur de l’âme qui est le produit de la danse". Le samâ’ n’est donc qu’un moyen d’expression d’un état spirituel déjà présent et ne constitue en aucun cas une voie permettant d’atteindre un état extatique particulier qui deviendrait alors une fin en soi.
D’un point de vue politique, les confréries soufies et certaines de leurs pratiques dont le samâ’ ont souvent été considérées avec beaucoup de réticence par les autorités des différents pays où elles se sont développées, et notamment en Turquie après l’avènement d’Atatürk. De nombreux derviches tourneurs ont dès lors quittés Konya pour s’établir dans des pays musulman d’Extrême-Orient, en Egypte, en Syrie, et dans les Balkans. Malgré cela, de nombreuses cérémonies de samâ’ se déroulent encore chaque année à Konya à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de la mort de Rûmî.

Le samâ’ aujourd’hui

Si cette pratique est caractéristique de la Mawlâwîya, le samâ’ fut et demeure également pratiqué par d’autres confréries telles que la Tijania, la Boutchichia, la Ni’matollahi ou la Madkourya. Dans de nombreux pays occidentaux, des ordres se rattachant aux principes fondateurs de la Mawlawîa ont également émergé, notamment aux Etats-Unis avec le Mevlevi Order of America, ou encore en Allemagne au sein de la Mevlevi Tariqa. Cependant, le sens profond de cette danse a souvent été oublié et les vrais maîtres
se font de plus en plus rares ou effacés.
Au cours des dernières décennies, nous avons également assisté à une certaine ouverture des rituels de samâ’ au public, parallèlement au développement de nombreuses représentations "touristiques" notamment en Turquie, en Syrie ou en Egypte. Cependant, même si ces dernières conservent une certaine aura spirituelle, elles ont souvent revêtu un aspect folklorique pour ne garder du samâ’ que sa dimension apparente.
Certains ensembles formés de soufis membres de diverses confréries se sont également constitués tels que, en 1999, l’ensemble Jilânî, composé de jeunes disciples appartenant à la tarîqa Qadiriya Boudchichiya.
Des concerts sont également régulièrement organisés à Paris, notamment à l’Institut des cultures musulmanes au sein duquel s’est récemment produit l’Ensemble Rabi’a (du nom de la célèbre soufie du VIIIe siècle), composé de femmes membres de diverses confréries dont la Qadiriya et la Boudchichiya. Des concerts sont également organisés chaque année lors du festival des musiques sacrées du monde à Fès au Maroc. Enfin, diverses radios comme la Radio Samaa ont été également créées et diffusent régulièrement des musiques soufies anciennes ou plus modernes.
Véritable office liturgique, le samâ’ participe au travail de connaissance de soi et a pour vocation de rappeler le lien intime unissant l’homme au divin. Les chants et danses qui l’accompagnent sont donc essentiellement ceux du "ressouvenir" et l’écho d’un appel entendu à un autre niveau de l’être. Il s’insère plus généralement dans un ensemble de pratiques soufies dont le but ultime est de réveiller l’Esprit-ney qui habite chaque être et à lui indiquer le chemin de sa vraie source. Il est le début d’un envol, celui de l’âme vers la source ultime de la vie, ainsi qu’un appel à se diriger vers l’Absolu.
Le samâ’ est la paix pour l’âme des vivants,
Celui qui sait cela possède la paix de l’âme.
Celui qui désire qu’on l’éveille,
C’est celui qui dormait au milieu du jardin.
Mais pour celui qui dort dans la prison,
Etre éveillé n’est pour lui que dommage.
Assiste au samâ’ là où se célèbre une noce,
Non pas lors d’un deuil, en un lieu de lamentation.
Celui qui ne connaît pas sa propre essence,
Celui aux yeux de qui est cachée cette beauté pareille à la lune,
Une telle personne, qu’a-t-elle à faire du samâ’ et du tambour de basque ?
Le samâ’ est fait pour l’union avec le Bien-Aimé.
Ceux qui ont le visage tourné vers la Qibla,
Pour eux, c’est le samâ’ de ce monde et de l’autre.
Et plus encore ce cercle de danseurs dans le samâ’
Qui tournent et ont au milieu d’eux leur propre Ka’aba.
Rûmî, Odes mystiques, 339.

Un extrait de L’épître sur l’état d’enfance de Sohrawardi :

- Moi : Chez les soufis, pendant le concert spirituel (samâ’) un certain état se manifeste. D’où provient-il ?
- Le shaykh : Quelques instruments de résonance agréable, tels que la flûte, le tambourin et autres semblables, font entendre, sur les notes d’un même mode, des sons qui expriment la tristesse. Au bout d’un moment, le psalmiste élève la voix sur le ton le plus doux qu’il soit, et accompagné par les instruments, il psalmodie une poésie. L’état auquel tu fais allusion est celui de l’extatique rencontrant le monde suprasensible, lorsqu’il entend la voix de plus en plus triste et que, porté par cette audition, il contemple la forme manifestée à son extase. De même que l’on évoque l’Inde en faisant mention de l’éléphant, de même on évoque l’état de l’âme en faisant mention de l’âme. Mais alors l’âme soustrait ce plaisir au pouvoir de l’oreille : "Tu n’es pas digne, lui dit-elle, d’écouter cela." L’âme destitue l’oreille de sa fonction auditive, et elle écoute directement elle-même. C’est alors dans l’autre monde qu’elle écoute, car avoir la perception auditive de l’autre monde, ce n’est plus l’affaire de l’oreille.
- Moi : Et la danse mystique, quel en est le profit ?
- Le shaykh : L’âme tend vers la hauteur, à la façon de l’oiseau qui veut s’élancer hors de sa cage. Mais la cage qui est le corps l’en empêche. L’oiseau qui est l’âme fait des efforts et soulève sur place la cage du corps. Si l’oiseau est doué d’une grande vigueur, il brise la cage et s’envole. S’il n’a pas assez de force, il reste en proie à la stupeur et à la détresse, et il fait tourner la cage avec lui. Là même, le sens mystique de cette violence est manifeste. L’oiseau-âme tend vers la hauteur. Comme il ne peut s’envoler hors de sa cage, il veut emporter la cage avec lui, mais quelque effort qu’il fasse, il ne peut pas la soulever plus haut que d’un empan. L’oiseau soulève la cage, mais la cage retombe au sol.
- Moi : En quoi consiste la danse ?
- Le shaykh : Certains ont dit "Je danse hors de tout ce que je possède", ce qui veut dire : nous avons trouvé quelque chose de l’autre monde, c’est pourquoi nous avons renoncé à tout ce que nous possédions en ce monde-ci ; nous sommes désormais des anachorètes spirituels. Quant au sens symbolique, le voici. L’âme ne peut pas s’élever plus haut que d’un empan. Elle dit à la main (étendue pour la danse) : "Toi au moins élève-toi d’une coudée, peut-être aurons-nous avancé d’une étape." […]
Le premier venu qui se met à danser ne rencontre pas pour autant l’extase. C’est la danse qui est le produit de l’état intérieur de l’âme, ce n’est pas l’état intérieur de l’âme qui est le produit de la danse. Discuter de ce renversement des choses, c’est l’affaire des "vrais hommes". La danse, c’est pour les soufis le choc du monde suprasensible. Mais il ne suffit pas au premier venu de s’habiller de bleu pour devenir un soufi. Comme on l’a dit : "Les vêtus de bleu surabondent - Parmi eux sont les soufis qualifiés - Ceux-là ne sont que des corps, étant vides de l’âme - Ceux-ci sont apparences de corps, car ils sont tout entiers âme."
L’épître sur l’état d’enfance (Risâla fî hâlat al-tofûlîya), in Shihâboddîn Yahyâ Sohrawardî, L’archange empourpré, quinze traités et récits mystiques traduits du persan et de l’arabe, présentés et annotés par Henry Corbin, Fayard, 1976.

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mercredi 14 mai 2008

La dramatique histoire des déportés kabyles de la Nouvelle-Calédonie

La dramatique histoire des déportés kabyles de la Nouvelle-Calédonie

Un article du Dr Rachid Sellal


C’est suite à un déplacement professionnel en Nouvelle-Calédonie que m’est venue l’idée de rendre visite à une communauté d’origine algérienne.
La présence en ces lieux de cette communauté remonte à plusieurs générations. Elle est issue d’anciens déportés de Kabylie qui avaient participé au soulèvement contre l’armée d’occupation du pays. Jugés, ils furent exilés vers la Nouvelle-Calédonie. Les premiers arrivants de cette communauté furent déportés en 1873. La grande majorité réside dans la vallée de Nessadiou et Bourail, une petite ville proche de cette vallée. Quelques mots d’histoire nous permettront de suivre la trace de ces déportés qui ont fait souche à plus de 20 000 km de leur pays natal.
Insurrection
Les principales causes des différents soulèvements populaires en Kabylie, dont celui de 1871, sont l’occupation du pays, l’oppression, la misère et l’arbitraire. Le décret Crémieux de 1870 attribuant à tous les Israélites résidant en Algérie la nationalité française et l’accès aux droits qui en résultent ne fut que le détonateur et non la cause majeure comme citée par certains historiens de l’époque coloniale. Après la dernière campagne de Kabylie menée par le général Randon en 1857, l’occupant pensait que l’Algérie était « pacifiée ». Par la suite, la population eut à subir d’autres fléaux. C’est ainsi que près de 500 000 personnes périrent suite à des famines effroyables durant les années 1867, 1868 et 1869.
Malgré l’opposition du général Mac-Mahon, gouverneur général, une commission d’enquête s’est rendue sur place et a pu constater que l’administration coloniale n’a même pas essayé de venir en aide à ces malheureux. A cela s’ajoutent les interminables dépossessions des biens et des terres qui étaient redistribuées aux nouveaux colons et autres indésirables de la métropole. Beaucoup de tribus se soulèvent, dont la confrérie des Rahmania de Seddouk avec à sa tête Mohamed Améziane Ben Cheikh El Haddad, les Mokrani de la kalaâ des Beni Hammad de Medjana. En 1871, des spahis se mutinent dans la région constantinoise et s’associent à la tribu des Hanencha pour assiéger Souk Ahras. Le soulèvement se généralise peu à peu et embrase presque tout le pays. Avec pour seules armes la foi, le courage et la détermination et un rapport des forces défavorable, la révolution finit par être jugulée par l’occupant.
Jugement des chefs de l’insurrection
Le 10 mars 1873, s’ouvre au tribunal de Constantine le procès des chefs de l’insurrection ou de ceux ayant miraculeusement échappé aux conseils de guerre et exécutions sommaires. Sur les 212 accusés, 149 sont maintenus en prison. Un arrêt d’accusation établi le 21 septembre 1872 les renvoie devant la cour d’assises de cette juridiction. L’acte d’accusation leur est notifié les 9 et 26 décembre 1872. Le verdict sans appel fut la déportation en Nouvelle-Calédonie de la plupart d’entre eux. Feront partie du lot, Mokrani Boumezrag, Aziz Ben Cheikh El Haddad et son frère M’hamed. Avant leur embarquement pour l’exil forcé, ils seront internés au fort de Quélern (Brest) et à l’île d’Oléron.
Déportation
Un peu d’histoire permettra de mieux comprendre le fond du problème de la présence de ces descendants de déportés algériens en Nouvelle-Calédonie. Ce pays a été initialement peuplé par des Mélanésiens arrivés dans de grandes pirogues il y a 2000 à 3000 ans. Il a été baptisé en 1774 par le capitaine anglais Cook quand il débarqua pour une halte en route pour la Nouvelle-Zélande. Le territoire est de nouveau repéré par le Français d’Entrecasteaux. En septembre 1853, l’amiral français Febvrier-Despointes proclama la Nouvelle-Calédonie territoire français. Depuis 1863, elle devient terre d’exil pour de nombreux « bagnards » français qui se sont rendus coupables de délits ou de crimes de droit commun ainsi que pour les communards français de Paris qui se sont soulevés contre le pouvoir en place. Elle le devient aussi pour un grand nombre de Kabyles injustement déportés à partir de 1873 qui se sont révoltés contre l’occupant français. Ces déportations, rythmées par les différents soulèvements populaires, se sont poursuivies bien au-delà de 1881. Cette révolte initiée par Mohamed El Mokrani éclate en Kabylie peu après les événements de la commune de Paris en 1871.
Compagnons d’infortune des déportés Kabyles Les communards de la révolte de Paris de 1871 subiront eux aussi le même sort, plus de 4200 seront déportés en Nouvelle-Calédonie et au moins 400 décéderont durant cette déportation. Certains, après leur libération, témoigneront des conditions de transport et de vie ainsi que des traitements inhumains infligés à ces déportés kabyles qu’ils appelleront les Arabes. Les plus illustres sont Henri Rochefort, journaliste et écrivain, il réussit à s’évader en 1874 de Nouvelle-Calédonie avec ses compagnons ; Louise Michel la « pasionaria » des événements de la commune de Paris de 1871 (une station de métro de Paris porte son nom). On peut citer aussi Jean Allemane, député du XIe arrondissement de Paris, qui les a beaucoup côtoyés et dont les écrits ont beaucoup servi à rétablir certaines vérités volontairement faussées par des militaires de l’époque pour justifier les mauvais traitements et tortures infligés à ces déportés kabyles.
Amnistie
Deux lois d’amnistie des déportés sont promulguées par le gouvernement français. Une loi d’amnistie partielle datée du 3 mars 1879 et une loi d’amnistie générale datée du 11 juillet 1880. Ces lois concernaient tous les déportés sans discrimination aucune. Dans les faits, usant de tous les subterfuges et interprétations tendancieuses du contenu de ces lois, l’administration locale ne libéra que les déportés issus de la révolte de la commune de Paris. Beaucoup de ces anciens communards, après leur libération, militèrent pour l’application des lois, qui leur ont permis de rejoindre leur famille, aux insurgés kabyles. Henri Rochefort, Jean Allemane et Louise Michel furent parmi les plus actifs. Les grands écrivains Victor Hugo et Emile Zola militèrent sans relâche pour l’amnistie des déportés de la commune de Paris, mais aucun écrit ne mentionne qu’ils aient associé dans leurs actions le cas des déportés kabyles. En 1871, Victor Hugo écrit même un poème Viro Major qu’il dédie à Louise Michel.
Morts en exil
Beaucoup de déportés algériens périrent durant leur déportation, Jean Allemane cite le chiffre de deux tiers morts durant leur détention. Certains furent enterrés à l’île des Pins avec d’autres déportés communards, morts aussi en détention. Avant de quitter définitivement cette île, les communards avaient érigé un monument à proximité du cimetière. Il y a quelques années, ce monument de mémoire a été entièrement restauré.
Mokrani
Mohamed Mokrani, ancien bachagha de la Medjana, a été l’un des chefs de premier plan de l’insurrection de 1871, il tombe au champ d’honneur au début de cette guerre à Oued Soufflat. Son frère Bou Mezrag le remplace à la tête de l’insurrection. Après sa déportation, tous ses biens et ses terres seront spoliés et remis à des colons français. Il sera privé de la loi d’amnistie. Trente ans après son exil forcé, Bou Mezrag est toujours resté un danger pour le pays occupant. Ce n’est qu’en janvier 1904 qu’il sera gracié. Il rejoindra son pays au mois de juillet de la même année pour mourir une année plus tard.
Aziz Ben Cheikh El Haddad
Condamné lui aussi à la déportation, on l’embarque le 31 août 1874 sur un bateau qui l’emmènera en Nouvelle-Calédonie après une traversée de cinq mois environ. En 1881, il réussit à s’évader de Nouvelle-Calédonie pour rejoindre l’Australie, pays le plus proche. M’hamed, son frère qui fut son compagnon de détention, ne parviendra à s’évader de Nouvelle-Calédonie que le 5 décembre 1886. Il rentre en Algérie en utilisant de faux papiers. Après la parution de la loi d’amnistie, Aziz Ben Cheikh El Haddad se rend à Paris pour réclamer la restitution de ses biens, il profite de l’occasion pour visiter un de ses compagnons d’infortune, le communard Eugène Mourot. Il décédera à l’âge de 55 ans dans le domicile de ce dernier situé face au cimetière du Père-Lachaise. Son corps sera rapatrié pour être enterré en kabylie grâce à une collecte d’argent organisée par d’anciens communards.
Vallée de Nessadiou
La route menant de Nouméa vers Bourail est la RT1, l’équivalent d’une route nationale chez nous. Après une heure et demie de route, on débouche sur le col des Arabes situé au sommet d’une plaine verdoyante. Quelques kilomètres plus loin au bas de la RT1, se trouve le cimetière des Arabes(pourquoi arabe ?). Là, sont enterrés la plupart des anciens déportés kabyles. J’étais ravi de trouver quelques personnes affairées à l’intérieur d’un hangar servant de lieu de réunion et de service. Après les présentations d’usage, ils m’invitèrent à la « waâda » donnée par une personne pour commémorer la mort de sa mère enterrée l’année passée. Le mot « waâda » utilisé par mon interlocuteur m’a permis de situer l’effort que font ces gens pour rester eux-mêmes, fiers de leur appartenance à une religion et ses traditions. Le terrain du cimetière a été gracieusement offert à la communauté par un certain Miloud dont une partie de la famille y est enterrée. Le premier homme enterré dans ce cimetière s’appelle Moulay, il fut par la suite déclaré marabout de la communauté. Dans ce même cimetière, sont enterrées deux personnes de religion chrétienne. A mon désir d’en savoir plus, mon guide me répondit que ces personnes, peu avant leur mort, avaient exprimé le souhait d’être enterrées au milieu des autres musulmans en gardant les mêmes rites, tombes orientées vers La Mecque de la même manière que les autres. Un palmier haut de plus de 15 m planté à l’intérieur et au bout du cimetière indique la direction de la « qebla ». Non loin du cimetière se trouve la mosquée construite grâce à l’aide bénévole d’un Kabyle au nom de Touati ; ils furent unanimes à le remercier pour tout ce qu’il leur a apporté comme aides et connaissances sur la religion musulmane. Kader Bouffenèche, président de l’association des musulmans de la région, m’invita chez lui à Nessadiou. Notre discussion était principalement axée sur l’histoire de l’Algérie au XIXe siècle, en particulier l’épopée légendaire de l’Emir Abdelkader(qui mourut en pretant allegence a la France). Il m’informa que lui et l’ancien maire de Bourail, Taieb Aïfa, avaient visité kabylie en 1986 suite à une invitation officielle adressée par nos autorités. Cette communauté souhaite garder des contacts avec la kabylie ; l’exemple le plus édifiant est la remise d’un chèque à la Croix-Rouge destiné aux déshérités du séisme de Boumerdès.
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lundi 5 mai 2008

Que peut apporter le soufisme à la vie sociale ?

Que peut apporter le soufisme à la vie sociale ?

Un article de Lahsen SBAI EL IDRISSI

"Et Dieu ne change rien dans les hommes
tant qu'ils n'ont pas changé ce qui est en eux", Coran

Pour répondre à cette question, précisons d’emblée que le soufisme (mais le lecteur assidu de la page spirituelle l’a maintenant bien compris) n’est pas une doctrine politique ou économique née dans l’esprit d’un penseur ou encore développée au sein d’une école philosophique. Il s’agit, grâce d’une part à l’éducation spirituelle possible dans le cadre de la spiritualité musulmane et d’autre part à l’existence d’un maître vivant réalisé, de se parfaire pour finalement être utile à quelque niveau social, économique ou politique où l’on se trouve. Le cadre de travail des soufis fut, à travers l’histoire de notre pays, ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui la société civile. Ils ont toujours défendu l'idée que le changement et la réforme sociale ne se décrétaient pas, mais qu'ils représentent le couronnement d'un travail en profondeur agissant sur la vie intérieure des gens, avec toutes les répercussions qu'un tel travail pouvait avoir au niveau de leur comportement et de leur vie en société. Il en a résulté que les soufis ont considéré la soif (ou l’amour) du pouvoir comme le pire des maux qui puisse ronger les sociétés humaines et ont, de ce fait, cherché à s’en éloigner. En fait, la méfiance des soufis vis-à-vis de l’engagement politique ne signifie guère qu'ils ne s'intéressent point aux problèmes de leurs sociétés respectives. Ils ont toujours activement participé au commerce et aux grands travaux agricoles. Certains parmi eux ont été de grands commis de l’État ou de brillants penseurs. Dans le milieu rural, les saints soufis marocains se distinguèrent par leurs fonctions d’intercession et d'arbitrage entre les tribus, dans les contrées où le pouvoir central était faible ou insuffisamment implanté. Dans ce nouveau contexte de la fin des grandes utopies qui ont inspiré certains courants réformistes dans les pays arabes, on peut imaginer que le politique (entendu ici comme la gestion de la cité) puisse trouver dans la “source soufie” les valeurs et l’éthique qui lui font si cruellement défaut. Le problème lorsqu’on puise ses valeurs dans une idéologie politique c’est que cela reste souvent de l’ordre du discours et du superficiel, car les hommes ou les femmes qui ont cette démarche sont profondément humains. Ils ont leurs défauts (on parlera dans le langage soufi de “maladies de l’âme”) qui varient d’un individu à un autre. Ce peut être la jalousie, l’orgueil, l’amour de la compétition, du pouvoir, etc. Souvent, ils n'en ont même pas conscience jusqu’à ce que certaines situations propices exacerbent ces “faiblesses”. On peut comprendre dès lors pourquoi tel homme, si sincère dans sa jeunesse de militant, devient méconnaissable lorsqu’il accède à une position d’autorité. Les déçus parmi ses partisans lanceront, amers : “le pouvoir l’a changé !”. En réalité, le pouvoir ne l’a changé que parce qu’il avait toutes les prédispositions nécessaires pour que l’exercice de ce pouvoir où de l’autorité le conduise à des abus. Emprunter le chemin soufi signifie un autre type de décision. C’est en même temps la recherche sincère de la vérité et la conscience de ses propres imperfections. L’aspirant au soufisme doit donc travailler sur lui (sous la direction d’un maître vivant authentique) pour corriger ce qui, en lui, est en contradiction avec cette quête de la vérité. Il essaiera notamment de soigner son intention pour que ses actes soient exclusivement guidés par la recherche de ce qui contente Dieu. Le souci du bien public en est un exemple. C’est cela qui était en jeu dans les premiers temps de l’Islam. Le but du Prophète était de rendre l’homme vigilant sur ce qui se passe dans son cœur : les attaches au monde. Tous les défauts humains n’en sont d’ailleurs que les épiphénomènes. Le compagnon Abdallâh Ibn Omar a témoigné par exemple de la noblesse de cet enseignement : “On apprenait à purifier notre intention (niya) comme on apprenait une sourate du Coran” ou encore “Certains d’entre nous excellaient, lorsqu’ils apprenaient la sourate al Baqara ou Al Imran car ils apprenaient la science et l’action”. Un soufi de Bagdad, Sunnûn (mort en 915) disait : “le soufi est celui qui ne possède rien, et qui n’est possédé par rien”. Ainsi étaient les premiers compagnons du Prophète. Comment donc celui qui a la conscience qu’il ne possède rien et qu’il n’est possédé par rien, peut-il encore céder aux tentations de la vie mondaine, aux détournements des deniers publics, etc.? Dans les théories politiques du changement, la liberté est vue comme l’affranchissement vis-à-vis d’un joug de quelque nature qu’il soit : tyran, appareil répressif, pouvoir économique d’une nation sur une autre, d’une classe sur une autre, violence symbolique (voir toutes les analyses de P. Bourdieu), etc. Mais personne ne pense qu’on peut ne pas être asservi à quelqu’un (à un pouvoir) mais être possédé (littéralement devenir la propriété (mulk) par les choses qu’on croit posséder. C’est ce sens que voient les soufis, c’est-à-dire la “relation des hommes au monde”. La vision soufie du monde est toutefois loin d’être naïve, nourrissant l’espoir d’aboutir à un super homme comme l’ont rêvé les premiers communistes. Sera plus utile à ses frères (et donc à la société) un croyant sincère en lutte contre ses négligences et ses mauvais côtés qu’une personne satisfaite d’elle même, à l’ego démesuré, et qui ne sait aucunement pourquoi elle est sur cette terre ! Dans la vision soufie de la réforme sociale, la gestion de la cité devient donc une activité où la vigilance est persistante, car la présence de Dieu dans le cœur est permanente. C’est cela même l’idéal de l’excellence en Islam (l’Ihsan). Le principal est de s’efforcer d’y tendre. Une question légitime ne manque pas de se poser : “mais, comment pousser l’individu à cette transformation salutaire ? ” ou encore “doit-on attendre que l’individu décide de se parfaire, pour espérer un changement social ”. En réalité la réponse est simple : “pas de contrainte en religion ” lance le Coran Sacré. On est aux antipodes d’une vision où il s’agit de lancer, via l’Etat, un programme idéologique de mise au pas des populations. Ce qui est important c’est de montrer, dès l’école par exemple, qu’il y a d’autres valeurs dominantes que celles qui sont en cours aujourd’hui, basées sur la course au gain facile, l’égoïsme, l’acceptation de toutes les compromissions, etc. Il est peut-être temps qu’au lieu d’une Madonna ou d’un Michael Jackson mal dans sa peau, des figures alternatives deviennent des modèles éducationnels de vertus: l’histoire extraordinaire d’un Abou Abbas Sebti (un des sept saints de Marrakech) circulant dans les rues de Marrakech et n’hésitant pas à stigmatiser ceux qui tardaient à ouvrir leur bourse, pour qui l’Existence n’a de base que la générosité et aux yeux de qui le complet détachement est la seule possession véritable, la vie captivante de l’ancien coupeur de routes irakien, le soufi Foudhayl qui disait : “se laisser prendre à l’appât de ce monde est facile, s’en délivrer est une grosse affaire”,…. Seul ce travail de renversement des modèles de valeurs peut prédisposer l’individu à la foi véritable : l’islam du cœur… La transformation de l’individu est donc la condition et le signe de la transformation sociale. On saisit alors avec force le sens de la parole divine citée en épitaphe : "Et Dieu ne change rien dans les hommes tant qu'ils n'ont pas changé ce qui est en eux".

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