jeudi 26 juin 2008

Les rêves dans la culture Musulmane

Les rêves dans la culture Musulmane


Un article de Pierre Lory

Le rêve en tant que tel constitue une expérience fondatrice dans la conscience humaine. Il semble avoir bouleversé nos ancêtres dès les temps les plus anciens : alors que le corps repose en état d’immobilité, que toute vigilance a cessé, voici qu’un autre mode de conscience surgit. Le sujet voit, entend, ressent la joie ou la peur, sans que tout ceci ne laisse de traces dans le monde extérieur. N’y avait-t-il pas là pour eux le signe qu’existe en l’homme une âme, un principe immatériel autonome par rapport au corps physique ? Et ces expériences oniriques ne résultent-elles pas, de quelque manière d’une rencontre avec un monde sur-naturel ?


Dans les sociétés archaïques, le rêve est en tout cas le moyen privilégié d’entretenir des rapports avec la surnature : de connaître les événements cachés, présents ou à venir, de maintenir l’équilibre avec le monde des défunts etc. C’est ainsi que les rêves induits chez les chamanes et hommes de pouvoir constituent un des pivots de la vie sociale dans mainte société tribale. Certains anthropologues ont été jusqu’à suggérer que l’expérience du rêve aurait présidé à la naissance de l’art, et que les peintures rupestres préhistoriques que nous pouvons contempler aujourd’hui reproduiraient des visions de type chamanique (cf J.Clottes et D.Lewis-Williams, Les chamanes dans la préhistoire, Seuil, 1996).

Dans la culture musulmane classique, la question du rêve a été abordée avec gravité et prudence à la fois. Gravité, car le hadîth affirme sans ambiguïté que le rêve est une partie de la prophétie (juz’ min ajzâ’ al-nubuwwa) qui perdurera dans la Communauté après la mort de son Prophète, et jusqu’à la fin des temps historiques. Réserve, car il s’agissait de faire le départ entre rêves véridiques porteurs d’un message céleste et songes équivoques issus simplement des passions humaines voire de susurrements sataniques. Examinons ces deux termes de plus près.

Les données de la Tradition


Les rêves ont tenu une place de premier plan dans la vie publique et privée de Muhammad telle qu’elle nous a été rapportée dans la littérature du hadîth et de la biographie prophétique. Nous nous fondons ici surtout sur les principaux recueils de hadîths sunnites (cf la Bibliographie in fine) et sur les ouvrages de Sîra (Ibn Ishâq, Sîra ; Ibn Sa`d,

Mais les recueils de traditions mentionnent surtout ceux dont le poids historique voire politique est manifeste : la vertu d’Abû Bakr et surtout celle de `Umar sont exprimées par des songes à peine codés. Plusieurs hadîths sahîh-s rapportent ainsi des rêves de Muhammad concernant la précellence de `Umar. Ce dernier boit du lait (symbole de la science, explique Muhammad) des doigts mêmes du Prophète. Dans un autre songe où apparaissent plusieurs Compagnons, il est celui dont la chemise (interprétée ici comme désignant la religion) est de loin la plus longue. Parfois, le rêve de Muhammad prédit de façon à peine voilée les évènements politiques des trente années suivant sa mort, voire au-delà : la grande fitna, la mort de Husayn à Kerbéla, la révolte de `Abdallâh ibn Zubayr...(notamment dans plusieurs traditions d’origine parfois incertaine répertoriées dans le Musnad d’Ibn Hanbal).

Un rêve prémonitoire et d’un poids historique certain a même été mentionné dans le Texte sacré : le songe reçu par Muhammad à Médine de l’entrée des Musulmans à La Mecque en état de sacralisation, confirmé par le pélerinage de 629 (Coran XLVIII, 27). La victoire de Badr, la défaite du mont Uhud auraient elles aussi été prévues lors de plusieurs songes rapportés par le hadîth ; le Coran évoque même le rôle du message onirique qui serait intervenu peu avant la bataille de Badr (VIII, 43-44). Dans tous les cas, le rêve venait confirmer le dessein divin reposant sur un événement politique ou militaire, et donc lui donner sens.

Les récits du Voyage Nocturne et de l’Ascension Céleste peuvent également être mentionnés, pour autant que les savants se sont posé la question de sa nature : voyage de Muhammad dans son esprit ou dans son corps ? Si le consensus de la Communauté s’est fixé sur la première interprétation, celle d’un voyage corporel, plusieurs exégèses rapportent néanmoins aux événements du Isrâ’ le verset XVII, 60 mentionnant un songe du Prophète : ’Nous n’avons fait de la vision (ru’yâ) que nous t’avons montrée ainsi que de l’arbre maudit mentionné dans le Coran, qu’une tentation pour les hommes’. Enfin, la Tradition rapporte un certain nombre de rêves à portée eschatologique où Muhammad ou certains Compagnons (Ibn `Umar) auraient reçu la vision des récompenses et des châtiments de l’au-delà.

Mais l’importance accordée par le hadîth aux rêves de Muhammad ne doit pas masquer une conviction plus centrale encore pour notre propos : celle que tous les croyants participent de quelque manière à cette suffusion du message divin dans la Communauté. La pratique même du Prophète l’illustrait : il réunissait le matin ses principaux Compagnons, et demandait si l’un d’entre eux avait rêvé. Parfois, ces récits de rêves ont pu exercer un effet sur la Loi ou la coutume religieuse. C’est suite aux songes convergents du Médinois `Abd Allâh ibn Zayd et de `Umar ibn al-Khattâb que fut institué le rite de l’âdhân. De même, la détermination de la position de la Nuit du Destin durant les sept derniers jours du mois de Ramadan a-t-elle été le résultat d’une série de rêves de Compagnons en ce sens, avalisée ensuite par le Prophète. Il arrivait que le songe du Prophète et celui d’un autre croyant fussent en concordance...

Bref, il existait comme une suffusion onirique collective dont Muhammad était en quelque sorte le pivot et le garant, mais non le seul acteur. D’ailleurs, cette manière d’inspiration collective par le rêve se confirma dès le décès du Prophète. Selon la Sîra, les Compagnons, perplexes et divisés quant au mode de lavage du corps de Muhammad après son décès inattendu, furent endormis ensemble et entendirent alors tous une voix leur donnant l’instruction précise. Passée la période fondatrice de la religion musulmane, les messages oniriques continuèrent de jouer un rôle dans la vie spirituelle des croyants, voir de toucher de façon discrète et incidente les élaborations juridiques ou théologiques (cf les récents travaux de Leah Kinberg cités en Bibliographie).

Le sommeil, nocturne en particulier, représente par conséquent un moment grave dans le quotidien des hommes. Il peut en effet devenir le moment de la visitation d’un ange, voire de Dieu Lui-même. C’est cette éventualité - jointe à la crainte a contrario d’une présence démoniaque à ce moment là - qui explique entre autres raisons la complexité des débats autour des gestes rituels précédant l’endormissement ou suivant le réveil : ablutions, récitations de versets coraniques et de prières propitiatoires, actes prophylactiques. Des gestes précis accomplis par le Prophète avant de s’endormir ont été rapportés par le hadîth en assez grand nombre. Il semble que Muhammad ait pu en adopter de différents suivant les jours et les circonstances ; enfin il est difficile d’évaluer dans quelle mesure il souhaitait que les autres croyants s’y conformassent. Ces pratiques sont bien sûr liées aux questions de pureté rituelle. Mais la nécessité d’une telle pureté renvoie à son tour au rapport du croyant avec les êtres du monde surnaturel, notamment avec les anges ; l’impureté attirant quant à elle la présence et le contact du démon. On peut même relever que, d’une certaine manière, le sommeil, la rencontre avec l’ange du rêve représente comme une préfiguration de la mort (cf Coran XXXIX 42), d’où la solennité des rituels intimes encadrant cette période nocturne décrits dans les recueils de hadîths. A tout le moins ces rituels ont-ils eu le bénéfice de prémunir certains croyants contre la terreur des cauchemars, selon des hadîths cités dans les mêmes chapitres.

Ceci dit, tous les rêves vécus durant le sommeil ne comportent pas la même charge symbolique ou religieuse. Le hadîth et à sa suite les docteurs de la Loi ont établi une classification entre les différentes formes de rêves, afin d’entourer de conditions précises celles dont le contenu pourrait se prévaloir d’une source surnaturelle. Cela commence par une spécification de certains termes. Le hulm désignera désormais le rêve d’origine passionnelle ou démoniaque, notamment mais non exclusivement d’ordre sexuel. Le rêve véridique, lui, correspondra à la ruy’â : ’La ru’yâ vient de Dieu, le hulm de Satan’, dit le hadîth à propos de cette distinction entre deux termes utilisés pourtant souvent comme synonymes en arabe ancien. Al-ru’yâ sera d’autre part distinguée de al-ru’yatu, vision à l’état de veille ; sauf quand l’exégèse l’exigera. Ainsi le terme ru’yâ advenant en Coran XVII 60 pour désigner sans doute le Voyage Nocturne est-il interprété comme une ru’yâ `ayn, à l’état de veille, opposée à une ru’yâ manâm, songe à l’état de sommeil.


Trois catégories de rêves


Ensuite, les rêves seront classés globalement en trois catégories, suivant en cela un hadîth sahîh :


- 1) le discours inconscient que l’âme individuelle, renvoie à partir du vécu du jour précédent. Il n’est pas foncièrement nuisible, mais ne fournit pas de message utile non plus ;

- 2) les susurrements de Satan qui cherche à épouvanter ou attrister le dormeur, ou simplement à le perturber par des messages incohérents ;

- 3) Le rêve sain, envoyé par Dieu. Seul ce troisième type de songe - la ru’yâ au sens strict - intéresse la tradition religieuse.


Comment distinguer le rêve sain des images démoniaques ? C’est le rêveur qui, finalement, fait le départ ; s’il se réveille angoissé et mal à l’aise, le message vient de Satan. La vision d’origine céleste est quant à elle accompagnée de soulagement et de joie.

L’affirmation clé de l’onirologie musulmane se fonde sur une parole prophétique : ’Le rêve est la quarante-sixième partie de la prophétie’. Ce hadîth est rapporté avec de très nombreuses variantes. Certaines spécifient qu’il s’agit du rêve ’de l’homme pieux (sâlih)’ ou bien ’du croyant’, ou ’du Musulman’ pieux. Des fractions différentes sont mentionnées : il est la quarantième, la soixante-dixième partie de la prophétie (17 variantes !). D’autres hadîths également sahîh-s confortent la même idée. Muhammad aurait déclaré à son entourage qu’après sa mort, il ne resterait de la prophétie que les bonnes nouvelles apportées par les rêves vus par le croyant, ou vus pour lui par une autre personne.

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Une autre parole transmise sous de nombreuses variantes fait dire par ailleurs à Muhammad que celui qui le verra en rêve le verra vraiment, car Satan ne peut pas revêtir sa forme. Les cas de visions du Prophète durant le sommeil se sont multipliés après la mort de Muhammad, et perdurent jusqu’à nos jours. Enfin, un hadîth sahîh affirme qu’à la fin des temps, les rêves des Musulmans pieux deviendront à la fois beaucoup plus abondants et plus véridiques : comme si la Communauté se trouvait collectivement investie d’une inspiration divine, compensation de l’éloignement historique de la présence d’un prophète.

Alors, n’y aurait-il pas danger à voir se dessiner des phénomènes de ’prophéties’ incontrôlables, se réclamant de l’autorité même du hadîth ? Déjà les rêves véridiques avant l’Islam étaient reconnus comme valides - ne serait-ce que parce que certains d’entre eux auraient prévu l’avènement de l’Islam ; a fortiori devraient l’être ceux de Musulmans croyants. Dès les premiers siècles hégiriens, des hommes politiques et militaires ont usé et abusé de la publication de rêves annonçant leur victoire ou la justifiant après coup, et donnant souvent à l’événement le cachet prophétique ou providentiel qui manquait à l’évidence ; des illuminés ont proclamé leur divin missionnement.

De ce fait, les traditionnistes et exégètes ont multiplié les interprétations limitant les risques de glissement. On trouvera des exemples éloquents et parfois sophistiqués de cet effort dans les commentaires des hadîths cités plus haut. Prenons par exemple la matière traditionnelle très ample réunie par Ibn Hajar al-`Asqalânî dans son Fath al-Bârî et par Qastallânî dans le Irshâd al-sârî. Selon certains avis, ’quarantième partie de la prophétie’ doit s’entendre au sens purement métaphorique, et : la partie d’une chose ne peut être identifiée à son tout, et : le hadîth ne concernait que les contemporains ou les proches de Muhammad, ou bien ne s’appliquerait en fait qu’aux prophètes...

Dans les interprétations les plus larges, les commentateurs admettent que ces messages oniriques puissent confirmer l’apport de la révélation (nubuwwa, non risâla) sans rien y ajouter de neuf toutefois. On conviendra qu’il est logique que des juristes généralement très réservés à l’égard de l’opinion indépendant (ra’y) à l’état de veille, se méfient de l’inspiration individuelle onirique. La vision du Prophète en rêve par des croyants est pareillement minimisée par les docteurs de la Loi, en sorte que celui qui aurait reçu une visite de Muhammad ne se sente pas investi d’une mission de type prophétique. Cette crainte de voir des illuminés ou des imposteurs abuser de l’argument du songe a conduit à valoriser un hadîth affirmant que ’celui qui mentira à propos de son rêve sera condamné au Jour de la Résurrection à nouer deux poils’, ce type de mensonge étant associé à celui de l’artisan fabriquant d’idoles. L’idole mentale créée par ce mensonge est en effet aussi pernicieuse qu’une divinité des polythéistes.

L’étude des textes coraniques relatifs aux manifestations oniriques sont bien sûr également riches d’enseignements, mais d’une façon plus indirecte car ne se rapportant pas aux rêves des simples croyants. Passons sur les mentions d’ordre polémique, les polythéistes mecquois qualifiant la révélation coranique de adghâth ahlâm (rêves chaotiques ; cf Coran XXI 5) ; elles ne concernent pas le rêve véridique, propos du présent article. Le Coran contient plusieurs passages évoquant la ru’yâ, mais il s’agit surtout des rêves de prophètes. Rien n’autorise a priori à y discerner des applications possibles aux expériences oniriques des croyants ordinaires. Mais, nous le verrons bientôt, les exégètes réagiront de façon assez diverses dans leur effort d’herméneutique. Par exemple à propos des passages suivants :


- les versets XXXVII 102-105 : Abraham se voit en rêve sacrifiant son fils. Il interprète cela comme un ordre, se prépare à l’exécuter avec l’assentiment dudit fils. La plupart des exégètes ne s’attardent pas sur la nature onirique de l’ordre divin - simple canal de révélation auquel d’autres modes de wahy auraient pu être substitués. Seul Fakhr al-dîn Râzî pose la question dans ses Mafâtîh al-ghayb : pourquoi certains messages ont-ils lieu par voie de rêve et non à l’état de veille ? N’y a-t-il pas là une modulation dans l’intensité ou l’intentionnalité du contenu révélé à ce moment ? Il note que certains rêves prophétiques sont envoyés ’en clair’ (p.ex. : Muhammad rêve qu’il rentre faire le pèlerinage à La Mecque, cf Coran XLVIII 27), d’autres représentent un événement qui ne se produira pas (le songe d’Abraham cité ici), d’autres enfin sont symboliques et demandent une interprétation (comme le rêve de Joseph voyant onze étoiles, le soleil et la lune se prosterner devant lui, cf Coran XII 4). Conclusion indirecte : les rêves de ces prophètes peuvent constituer mutatis mutandis un modèle pour ceux des croyants ordinaires, chez qui l’on retrouve également ces trois modalités de ru’yâ. La portée des considérations contenues dans le Mafâtîh al-ghayb est, on le constate, considérable pour la fondation de la science onirocritique en Islam.


- le récit de Joseph relaté dans la sourate XII 36 sq. Joseph interprète les rêves de ses deux compagnons de geôle, puis ceux de Pharaon - autant de personnages qui ne sont nullement des prophètes. Ces versets constituent un locus classicus des théoriciens de l’oniromancie. Là encore, c’est Râzî qui fournit les développements les plus circonstanciés sur la question de l’interprétation oniromantique de Joseph : est-elle d’origine divine, assimilable à une révélation ? Quelle est la valeur d’une oniromancie païenne, ou musulmane mais simplement inductive ? En quoi consiste précisément l’opération d’interprétation, de ta`bîr ? Pour lui, ces textes coraniques avalisent à l’évidence la science onirocritique, laquelle est également confirmée par l’effort d’élucidation intellectuelle. Ce qui n’entraîne pas l’idée que les onirocrites non prophètes disent le vrai dans chaque cas - loin de là.


- le rôle du verset XXXIX 42 est aussi à souligner : ’Dieu accueille les âmes au moment de leur mort ; il reçoit aussi celles qui dorment, sans être mortes. Il retient celles dont il a décrété la mort. Il renvoie les autres jusqu’à un terme fixé’. L’âme du dormeur, tout comme celle du défunt, est appelée à Dieu, mais elle est ensuite renvoyée dans le corps. Cette assertion justifie elle aussi que le sommeil permette le contact avec le monde surnaturel, car c’est au moment de cette assomption auprès de Dieu que, selon certaines traditions, des messages d’une vraie teneur spirituelle peuvent être confiés aux âmes. Et le réveil, note al-Baydâwî dans son commentaire coranique Anwâr al-tanzîl, ressemble par conséquent à une petite résurrection.


Synthèses doctrinales


On ne peut donc pas dire qu’une conception homogène du rôle des rêves se soit dégagée au cours des premiers siècles de l’Islam, mais plutôt que des visions plurielles aient été amenées à coexister sur une base dogmatique commune, alliant deux conceptions majoritairement acquises, car fondées sur plusieurs traditions prophétiques :


- l’âme (al-rûh) peut être attirée durant le sommeil vers le monde céleste, et là-bas recevoir communication de messages divins.


- l’âme, restant sur terre dans le corps du dormeur, peut recevoir un message par l’intermédiaire de l’ange du rêve qui descend des cieux.


Mais dans les deux cas, il est affirmé que c’est Dieu qui prend et garde l’initiative en instillant la foi dans le cœur du croyant ; en ce sens, remarque Ibn Hajar, l’état de sommeil ne se distingue pas de l’état de veille où c’est Dieu aussi qui accorde la foi et le jugement juste. Dans tous les cas, le degré d’obscurité du message onirique est dû à l’état de pureté du coeur du dormeur. Un pécheur, un mécréant ne pourront que rarement bénéficier d’un message vrai (cas de Pharaon), ils ne connaissent le plus souvent que des rêves incohérents et ténébreux. Parfois, c’est en effet à l’intervention de Satan qu’est imputé le brouillage de la vision et/ou de la parole reçue durant le sommeil. Généralement, le message véridique arrive au dormeur sous forme de parabole ou de symbole (mathal).

Comment l’ensemble de ces traditions ont-elles été intégrées dans les synthèses doctrinales les plus marquantes de l’Islam classique ? Parmi les auteurs principaux ayant traité de cette question spécifiquement, mentionnons :


- Abû Hâmid al-Ghazâlî, qui aborde la question du rêve dans le cadre de sa noétique et surtout de sa tentative de définir les rapports entre le corps et l’esprit (Ihyâ’ `ulûm al-dîn IV ; Tahâfut al-falâsifa ; Madnûn) ainsi qu’à propos de sa doctrine mystique (Mishkât al-anwâr). Le miroir du cœur, poli par l’observance de la Loi et éventuellement par des pratiques soufies, peut entrer en contact avec les données inscrites dans la Table Gardée, durant le sommeil en particulier. A la différence de ce qu’affirment les falâsifa (ici, Avicenne) ce contact n’est pas induit nécessairement par l’état du coeur lui-même ; il dépend de l’intervention d’un ange missionné par Dieu, selon ce qu’enseigne la Tradition. Ce message surnaturel est ensuite traduit par l’imagination (khayâl) du dormeur. Mais cette imagination n’agit pas arbitrairement ; il existe une analogie générale entre le monde supérieur du Malakût et le monde terrestre, en sorte que les éléments sensibles (soleil, lune, arbres etc) peuvent exprimer sur un mode symbolique un contenu célestiel. Ghazâlî fonde ainsi indirectement les inductions des onirocrites. Le rêve est effectivement pour lui une partie de la prophétie, mais il ne peut se produire que dans le contexte d’une pratique rigoureuse et fervente de la foi dans la Tradition.


- Ibn Khaldoun a également exposé avec beaucoup de clarté la question du rêve, dans des termes qui se rapprochent finalement de la doctrine ghazâlienne (dans la Muqaddima, et dans le Shifâ al-sâ’il également). L’âme humaine, substance spirituelle, a potentiellement accès aux réalités universelles contenues dans les mondes célestes, mais bien sûr en fonction seulement de ce que le décret divin lui alloue. C’est ce qui se passe lors du sommeil, lorsque l’âme peut quitter l’enveloppe corporelle. Ces connaissances issues des universaux, al-kulliyyât (qui peuvent concerner le futur, d’où la possibilité de la divination) sont ensuite rendues à l’esprit du dormeur par l’imagination, en fonction des ’moules imaginatifs habituels’ (qawâlib ma`hûda) qui sont les siens. Ces ’moules’ varient en fonction de la réalité vécue du dormeur : un aveugle ne connaîtra pas les mêmes rêves qu’un voyant. Ibn Khaldoun s’attarde sur la question des connaissances supra-naturelles des devins, des saints et des prophètes, qui ont accès à ces universaux même à l’état de veille ; il trace plus généralement les fondements de l’oniromancie à qui il assigne des règles universelles, et qu’il classe parmi les sciences religieuses (`ulûm shar`iyya). Se fondant sur le hadîth et le témoignage de plusieurs Compagnons, il justifie l’apparentement du rêve véridique à la prophétie dans leur nature et leur processus mental, même si le degré perceptif du rêve reste très imparfait par comparaison.


- la tradition hanbalisante a elle aussi fourni plusieurs apports à la question des rêves. Elle a notamment abordé la question de l’apparition des défunts durant le sommeil. La manifestation de ce type de rêves est attestée pour des périodes fort anciennes (dès les premières générations de Musulmans, selon Ibn Sa`d ou Tabarî). Le hadîth en fait d’ailleurs déjà état : Muhammad n’aurait-il pas vu en rêve Waraqa ibn Nawfal, l’oncle chrétien de Khadîja, ou certains de ses contemporains, après leur décès ? Ce qui affirmait une manière de survie des défunts avant même la Résurrection générale. Ghazâlî a traité cette question dans un chapitre de son Ihyâ’ `ulûm al-dîn, et a consacré à l’apparition onirique du prophète Muhammad en particulier un passage de son Madnûn.

Mais il existait bien avant lui une tradition moralisante et homélitique qui avait recueilli des récits de rêves en ce sens. Plusieurs auteurs de tendance hanbalite ont en particulier pris acte de ces témoignages. Il est très instructif d’analyser notamment le contenu du Kitâb al-Manâm d’Ibn Abî al-Dunyâ (m. en 894), accessible à présent grâce à l’excellente édition de L.Kinberg (E.J.Brill, 1994), qui regroupe 350 récits de rêves où apparaissent des personnes défuntes exposant au dormeur les conditions de leur survie dans l’au-delà et ce qui assure leur salut ou entraîne leur tourment. Ces récits, présentés tels des hadîths avec des chaînes de transmetteurs, présentent une portée morale, mais également théologique et politiques réelle. La piété et la vertu sont récompensées, comme la neutralité dans les combats entre Musulmans (les morts dans ces guerres n’ont pas statut de shuhadâ’ auprès de Dieu) et l’abstention dans les débats spéculatifs (condamnation des Mu`tazilites notamment).


Dans une optique déjà plus doctrinale, la section du Kitâb al-rûh d’Ibn Qayyim al-Jawziyya (m. en 1350) consacré au rêve sain fournit une utile et claire synthèse des options de l’Islam traditionnel sur la question. Son optique est principalement eschatologique : il s’agit de montrer, en se fondant sur la Tradition et les témoignages oniriques, les rapports entre corps et esprit ; comment ils se séparent au moment du décès ; les modalités de survie des défunts pendant la période suivant immédiatement la mort physique ; les liens qu’ils gardent avec le monde qu’ils ont quitté, et notamment avec leurs proches.

Au total, on constate donc que, malgré de nombreuses divergences d’interprétation, un consensus s’est établi dans l’Islam sunnite s’agissant de l’importance de la vision onirique.

La plupart des docteurs admettent qu’il puisse exister des rêves suscités par des causes physiologiques, par des affleurements de données de la mémoire, par des excitations démoniaques des passions : mais tout cela n’entre pas dans la catégorie du rêve véridique, al-ru’yâ al-sâdiqa.

Il est professé que le rêve véridique est le vecteur d’une authentique inspiration surnaturelle, qu’il est ’une parole que ton Seigneur t’adresse durant le sommeil’ (hadîth) ; qu’il est possible de voir les défunts ordinaires, a fortiori les saints et les prophètes. Le prophète Muhammad peut apparaître en personne et réellement à des croyants lors de leur sommeil, mais l’explication de la nature de l’apparition varie selon les exégètes. Il est même confirmé que le croyant puisse voir Dieu, p.ex. dans l’éclat d’une lumière ou encore sous forme humaine (cf le hadîth al-ru’yâ ; le chapitre de la Risâla d’al-Qushayrî consacré au rêve ; et exemples dans la littérature soufie, comme le Kashf al-asrâr de Rûzbehân Baqlî, trad. et prés. par P.Ballanfat sous le titre Le dévoilement des secrets, Seuil, 1996).


L’onirocritique


A partir de tout ce qui précède se pose la question de l’interprétation des rêves. Car s’il arrive que Dieu envoie à un rêveur un message parfaitement clair, le fait reste rare voire exceptionnel. Dans la majorité des cas, le songe affleure à la conscience sous forme de symboles. Les interpréter, c’est effectuer l’opération de ta`bîr, de faire traverser le récit d’une rive à une autre : de la rive de l’image sensible, à celle du sens réel, de sa haqîqa.


Ici encore, c’est la littérature du hadîth qui fournit l’armature à cette discipline singulière qu’est l’onirocritique. Le Prophète a en effet joué souvent le rôle d’interprète de rêves, car les Musulmans venaient l’interroger sur leurs songes. La littérature du hadîth nous a laissé de nombreux exemples de ce genre de consultations. Parfois, Muhammad interprétait ses propres rêves : s’étant vu boire du lait en telle quantité qu’il en ruisselait de ses doigts et qu’il en offrit à boire à `Umar, il expliqua à ses Compagnons qu’en l’occurrence, le lait désignait la science (al-`ilm). Il est hors de doute que le symbolisme coranique joua un rôle éminent à la fois dans le contenu des rêves et dans leurs interprétations.


A `Abd Allâh ibn Salâm qui avait rêvé qu’il s’était accroché à une anse située au sommet d’une colonne dressée au milieu d’un jardin verdoyant, Muhammad répondit : ’`Abd Allâh mourra en tenant l’anse solide’. La référence coranique (verset II 256 ou XXXI 22) est ici tellement transparente que le hadîth ne l’explicite même pas. Une autre fois, `Amr ibn al-`As, le futur conquérant de l’Égypte, lui aurait raconté qu’il s’était vu une nuit en train de sucer deux de ses doigts dont l’un était de graisse, et l’autre de miel. ’Tu lis les deux Livres, la Torah et le Coran’, lui aurait répondu Muhammad.


Les interprétations de rêves par Muhammad que nous a laissées la Tradition portent essentiellement sur des sujets religieux (l’au-delà), moraux, juridiques (état de pureté). Muhammad récusa comme étant des pièges ou des farces sataniques des rêves qui ne relevaient pas de ces registres : ainsi celui d’un Bédouin qui avait vu sa tête rouler devant lui, et qui l’avait reprise et remise à sa place. Muhammad refusa en l’occurrence d’en fournir une explication. Est-ce à dire que l’oniromancie musulmane devait se cantonner aux thèmes religieux essentiellement ? La réalité historique qui s’est dessinée par la suite au cours des siècles formateurs de la pensée musulmane a répondu à cette question de façon nuancée. Schématiquement, on peut distinguer :


- une onirocritique à portée essentiellement religieuse et morale, qui s’est diffusée dans les milieux piétistes. Elle est représentée de façon exemplaire dans le rôle joué par les rêves dans l’éducation spirituelle du novice soufi. Le murîd raconte à son maître les rêves importants qu’il a reçus, et le maître peut en fonction de ces messages donner des avis et directives précis. Les grands maîtres soufis ont eux-mêmes raconté des récits de visions parfois somptueuses et d’une vaste portée spirituelle : que l’on pense à ceux de Hakîm Tirmidhî (cf son autobiographie spirituelle Bad’ sha’n ... al-Hakîm al-Tirmidhî), de Rûzbehân Baqlî (cf son Kashf al-asrâr cité plus haut), d’Ibn `Arabî (cf C.Addas, Ibn `Arabî ou la quête du Soufre Rouge, Gallimard, nrf, 1989) ou de Najm al-dîn Kubrâ (cf ses Fawâ’ih al-jamâl, éd. et comm. par F.Meier, Akad. Wiss. Lit., Wiesbaden, 1957). Ces rêves s’apparentent souvent à des sortes de révélations de portée individuelle ; ils peuvent parfois annoncer en toute clarté le message dont ils sont porteurs, ou bien celui-ci peut être dévoilé plus tard par une vision ou un événement ultérieurs.


- une onirocritique plus populaire, et centrée autour de questions beaucoup plus profanes. Dès les premiers siècles après l’Hégire, l’activité des onirocrites aboutit à la constitution d’amples recueils constitués par regroupements thématiques. Nous ne pouvons ici que renvoyer aux travaux de Toufic Fahd à leur endroit (cf Bibliographie, infra). Particulièrement diffusés et consultés jusqu’à nos jours dans les pays de langue arabe sont par exemple Al-Qâdirî fî al-ta`bîr d’al-Dînawarî (m. vers 1009), Al-ishârât fî `ilm al-`ibârât d’Ibn Shâhîn (m. en 1468), le Ta`tîr al-anâm, dictionnaire oniromantique dû à `Abd al-Ghanî al-Nâbulsî (m. en 1731), et surtout le Tafsîr al-ahlâm al-kabîr (trad. fr. de Youssef Seddik Le Grand Livre de l’interprétation des rêves, Paris, Al-Bouraq, 1993). Attribué au Suivant Muhammad ibn Sîrîn (m. en 728) lui-même, ce dernier correspond en fait à une compilation assez tardive due sans doute à Abû `Alî al-Dârî (15e siècle ?).

L’ensemble de ces textes tranchent nettement face aux interprétations mystiques des soufis par exemple. Les interprétations se rapportent le plus souvent à la vie quotidienne, au mariage et aux enfants, aux rapports avec les puissants... Est-ce à dire qu’ils n’auraient à occuper qu’une place marginale ou suspecte dans la cité musulmane ? La réponse est ici négative. Les onirocrites ont toujours su se prévaloir de sources scripturaires et occuper leur place dans l’espace social de l’Islam sunnite. Les rêves de ses compagnons de geôle interprétés par Joseph (Coran XII 36 sq) n’avaient-ils pas un contenu simplement profane ? Le prophète Muhammad n’a-t-il pas accepté d’interpréter des rêves de portée pratique, concernant une épidémie par exemple ?


Plus profondément : est-il possible d’isoler dans la vie personnelle du croyant ce qui relève de la piété pure, d’une sphère de vie uniquement profane ? Tous ces recueils contiennent du reste de nombreuses exégèses de portée morale ou religieuse, dès lors que le rêveur a vu des personnes (prophètes, Compagnons, saints) ou des symboles (rituels, lieux sacrés...) chargés en ce sens durant son sommeil.


La démarche interprétative des onirocrites


Quelques mots sur la démarche interprétative des onirocrites musulmans. Les symboles oniriques étant selon eux issus de la Table Gardée, donc homogènes entre eux et non arbitraires, il devait être possible de les répertorier, de fonder un savoir et une démarche herméneutique. Une première attitude aura été de chercher tout ce qui, dans la Tradition scripturaire ou dans l’usage des premiers Compagnons et Suivants, permettait de fournir des bases à la translation de sens : ainsi le lait renvoyant à la science, comme nous l’avons vu à propos du hadîth cité plus haut. Les données scripturaires constitueraient des bases (usûl) pour les développements (furû`) de l’onirocritique, qui se construirait ainsi un peu à la manière du droit.

Mais la pratique a bien vite montré qu’un symbole onirique ne porte pas un sens unique et univoque ; il ne prend son sens que dans la relation aux autres éléments du rêve. Ainsi le lait, dans un autre contexte onirique, prendra-t-il des significations bien différentes, notamment celles de l’argent sous diverses formes ; il s’agira de savoir si c’est du lait de brebis, de chamelle, de bête sauvage etc qui a été vu. Les répertoires des grands onirocrites se sont gonflés de nouveaux matériaux au fur et à mesure que la pratique s’étoffait. Cela a-t-il entraîné rigidité et sclérose dans l’interprétation au fil des siècles ? La chose n’est pas sûre. D’abord, parce qu’il est peu probable que les véritables onirocrites se soient mis à appliquer ces livres comme des recueils de recettes : ces textes fournissaient des repères à l’interprétation, non des cadres immuables.

Le principe de base mis en valeur par les théologiens est bien, nous l’avons vu, que le message issu du monde céleste est reçu par le rêveur par l’intermédiaire de sa faculté imaginative (khayâl) ; celle-ci dépend de sa constitution, de son éducation, de la pureté morale de chaque sujet. Dès lors, chaque rêve revêtira forcément une forme originale, propre à la personne qui l’a vécu.

Sommes-nous pour autant autorisés à discerner dans cet effort d’interprétation des rêves comme une lointaine préfiguration de la démarche psychanalytique ? Dans son L’oniromancie d’après Ibn Sîrîn (Damas, 1958), A.Abdel Daïm avait proposé des développements suggestifs sur les parallèles entre l’approche freudienne et celle du grand Tafsîr al-ahlâm. Il notait ainsi chez Ibn Sîrîn la prise en compte de l’association de plusieurs images apparemment sans lien entre elles ; l’explication des images par assonance, jeu de mots, étymologie ; plus généralement l’importance donnée au désir - notamment sexuel - et aux craintes profondes du rêveur ; enfin l’usage d’un réseau de symboles parfois proches des images oniriques rencontrées par les psychanalystes (Jung est également cité) au cours de leur pratique clinique.

Il me semble hors de doute que les traités onirocritiques de langue arabe peuvent fournir un matériau d’une richesse immense à une réflexion analytique qui, dans le champ des civilisations orientales, en est encore à ses balbutiements.


Mais il n’en reste pas moins que le rêve, en psychanalyse freudienne en tout cas, traduit une expérience rigoureusement individuelle fondée sur le refoulement du désir, et son imagerie dépendra pour beaucoup de chaque parcours particulier. La tradition musulmane, elle, insistera beaucoup plus sur la transcendance de l’image onirique. A l’exemple du prophète Muhammad, elle aura tendance à éloigner ce qui semble trop personnel pour donner du sens socialement parlant (cf le rêve évoqué plus haut du Bédouin qui avait vu sa tête rouler devant lui, et qui fut attribué à l’influence de Satan). L’image onirique, dans les textes musulmans, est transpersonnelle tout en se modulant en fonction des différents cas individuels. On pourrait la comparer à la lettre d’un alphabet qui possède une forme stable (transcendante, non arbitraire) mais dontl’associationà d’autres lettres engendre des significations sans cesse renouvelées. Un arbre, un oiseau, une montagne entrent ainsi dans une morphologie et une syntaxe ’célestiels’ puisque rapportés aux rythmes du Malakût.


Et l’on comprend dès lors combien est ténue chez les prophètes, saints et visionnaires la frontière entre la conscience à l’état de veille et celle du rêveur. Najm al-dîn Kubrâ raconte que, lors d’une vision fulgurante, il perçut soudainement les constellations dans le ciel nocturne comme un vaste alphabet déroulant un message cosmique devant les yeux des hommes. Où se situent ici le rêve et son symbole, et où l’éveil et ses réalités ? n


Pierre LORY (EPHE)


Bibliographie succincte :


Pour le hadîth, consulter notamment :

Sahîh al-Bukhârî, Kitâb ta`bîr al-ru’yâ - Sahîh Muslim, Kitâb al-ru’yâ - Sunan al-Dârimî, Kitâb al-ru’yâ - Sunan Abî Dâwûd, Kitâb al-adab ; Kitâb al-ru’yâ - Sunan Ibn Mâja, Kitâb ta`bîr al-ru’yâ, Kitâb al-fitan - Sunan al-Tirmidhî, Kitâb al-ru’yâ. Des mentions beaucoup plus nombreuses concernant les rêves sont à repérer en outre dans les mêmes recueils ainsi que dans le Musnad d’Ibn Hanbal à l’aide des Concordances aux entrées correspondant aux racines R’Y, NWM, HLM.

Travaux contemporains :

FAHD Toufic, La divination arabe, IIe partie chap.2 ’Les procédés oniromantiques’, Paris, Sindbad, 1987 ; ’Les Songes et leur interprétation selon l’Islam’ dans Les songes et leur interprétation, Seuil, Sources Orientales, 1959.

KINBERG Leah ’The Legitimization of the Madhâhib through Dreams’, Arabica 32 (1985) ; ’The Standardization of Qur’ân Readings : The Testimonial Value of Dreams’, The Arabist, 3-4 (1991) ; ’Literal Dreams and Prophetic Hadîths in classical Islam - a comparison of two ways of legitimation’, Der Islam 70 (1993).

VON GRUNEBAUM Gustav et CAILLOIS Roger, Le rêve et les sociétés humaines, Gallimard, nrf, 1967 (ouvrage collectif comprenant plusieurs chapitres sur l’Islam dus à Henry Corbin, ’Le songe visionnaire en spiritualité islamique’ ; Toufic Fahd ’Le rêve dans la société islamique du Moyen-Age’ ; Gustav von Grunebaum, ’La fonction culturelle du rêve dans l’Islam classique’ ; Jean Lecerf, ’Le rêve dans la culture populaire arabe et islamique’ ; Fritz Meier, ’Some Aspects of Inspiration by Demons in Islam’).


lexique (ndlr)


oniromancie : divination par les songes ; ce qui se rapporte au rêve en tant qu’annonce divine (... ou satanique).

onirologie : étude générale des rêves.

onirocritique : interprétation des rêves par l’opération de ta`bîr.

noétique : qui se rapporte à la pensée, à l’acte par lequel on pense.



Source: http://oumma.com/Les-reves-dans-la-culture 

dimanche 22 juin 2008

L’exemple de l’œuvre écrite d’Ibn ‘Arabñ

L’exemple de l’œuvre écrite d’Ibn ‘Arabi

Par Tayeb Chouiref


Comme nous le faisions remarquer au début de l’article portant le même titre que celui-ci et consacré à Ghazælñ, face aux difficultés auxquelles nous devons faire face aujourd’hui et
qui semblent parfois insurmontables, il est possible – et parfois plus que souhaitable – de s’inspirer de la manière dont les grands esprits du passé ont pu aborder et résoudre les
difficultés auxquelles, eux et leurs contemporains, furent confrontés. De fait, que serait la sagesse si elle n’était valable qu’en un seul temps et en un seul lieu ? Toutefois, s’inspirer ne veut évidemment pas dire répéter des formules héritées du passé sans réellement les comprendre et surtout sans en réaliser la portée intérieure. A cet égard, l’œuvre du grand mystique andalou Ibn ‘Arabñ (1165-1240) est très significative. Lui qui fut
un des plus grands porte-parole de la sagesse en Islam est parfois considéré comme le Shaykh al-akbar, le maître spirituel par excellence.
De son œuvre immense – on lui attribue plus de quatre cents ouvrages – deux titres regroupent l’ensemble des thèmes qu’il a développés dans tous ses écrits : al-Futý…æt al- makkiyya1 (Les ouvertures spirituelles mecquoises) et Fu‡ý‡ al-…ikam2 (Les gemmes des sagesses). Il va sans dire qu’on ne peut épuiser toutes les richesses qu’une telle œuvre peut offrir à l’homme d’aujourd’hui en un court article. Nous essaierons modestement d’évoquer trois thèmes chers à Ibn ‘Arabñ, et dont la portée revêt une importance capitale pour l’Islam à
notre époque :

- l’interprétation du Coran
- l’universalisme spirituel
- la primauté de l’amour.

1. Concernant le Coran, Ibn ‘Arabñ affirme le caractère inépuisable du message coranique et la multiplicité des niveaux d’approfondissement des significations qu’il contient : « Le serviteur dont le regard intérieur (al-ba‡ñra) est illuminé – celui qui est dirigé par une lumière de son Seigneur (Coran : 39, 22) – celui-là obtient chaque fois qu’il récite un verset une compréhension nouvelle distincte de celle qu’il avait obtenue pendant la récitation précédente, et de celle qu’il obtiendra pendant la récitation suivante. Dieu a répondu à la demande qu’Il Lui a adressée en disant : ô mon Seigneur, augmente-moi en science !
(Coran : 20, 114). Celui dont la compréhension est identique lors de deux récitations successives est perdant. Quant à celui qui récite sans rien comprendre, que Dieu lui fasse miséricorde ! »3
Le littéralisme asphyxiant, ultime refuge de certaines mouvances face à leur propre vide spirituel, est à l’origine de bien des dérives actuelles. Pourtant l’affirmation selon laquelle le Coran, en tant que Livre sacré, ne saurait être réduit au sens littéral de ses versets est confirmée par un hadith qu’Ibn ‘Arabñ juge fondamental pour quiconque s’intéresse à l’interprétation du Coran : « Le Coran a un intérieur (baƒn) et un extérieur (øahr), une limite (…add) et un point d’ascension (maƒla‘ ou maƒli‘ 4). »5
Pour Ibn ‘Arabñ, la sainteté c’est ainsi l’accès aux significations intérieures du Coran lesquelles, sans abolir le sens littéral lui donnent une profondeur et une portée nouvelle. Cette grâce, Ibn ‘Arabñ en a témoigné dans les termes suivants : « Ainsi, tout ce dont nous parlons dans nos assemblées et nos œuvres écrites provient de la Présence du Coran et de ses trésors : J’en ai reçu la clé de la compréhension et le soutien spirituel qui lui est propre (al-imdæd minhu). Tout cela afin de ne pas sortir du Coran car rien de plus élevé ne peut être accordé :
Seul en connaît la valeur celui qui y a goûté, qui en a contemplé la demeure initiatique (manzil) comme un état intérieur et à qui le Réel parle [en lui projetant des versets] sur l’intime de son être (fñ sirrihi). »6

2. A une époque où les religions ne peuvent plus vivre en vase clos – ce fut le cas, par la force des choses, pendant des siècles jusqu’à une époque pas très éloignée – et où nul ne peut plus ignorer que d’autres spiritualités existent, le musulman ne peut pas ne point s’interroger sur la relation qu’il établira avec les croyants appartenant à d’autres communautés. La rencontre des religions est ainsi une donnée incontournable de notre époque. Comment considérer les autres croyances ?
Le Coran est sur ce point nettement universaliste puisqu’il affirme que tous les peuples depuis les débuts de l’Humanité ont reçu un message divin par l’intermédiaire des prophètes et des envoyés : « A chacun de vous, nous avons donné une Loi et une Voie. »7 Toutefois le Livre sacré n’évoque pas directement les raisons pour lesquelles les religions sont diverses.
Le Prophète a permis, on le sait, que les religions du Livre (Judaïsme et Christianisme) puissent vivre en paix en terre d’Islam et être pratiquées en toute quiétude. Il a, de plus, fait preuve d’une immense ouverture concernant la quête de la sagesse : « Le croyant est à la recherche de paroles de sagesse ; où qu’il les trouve, il est le plus en droit de les faire siennes. »8
Pour justifier et rendre claire la diversité des religions, Ibn ‘Arabñ insistera sur l’infinité de Dieu : ce qui fonde la nature d’une religion, et qui en est aussi la raison d’être, c’est l’aspect divin (nisba ilæhiyya) qu’elle envisage en priorité et sur lequel elle met l’accent. La diversité des aspects de Dieu est proprement inépuisable puisqu’Il est l’Infini et qu’Il demeure en Son Essence le ‘‘Non-manifesté Absolu’’ (al-Ghayb al-mutlaq)9. La distinction entre l’Essence
divine et les Attributs divins est cruciale en ce domaine : Ils sont les ‘‘aspects’’
inépuisables de l’Essence une et indifférenciée, donc inconnaissable en Elle-même. Voici ce qu’en dit ‘Abd al-Karñm al-Jñlñ (m. 1428) un éminent continuateur de l’œuvre d’Ibn ‘Arabñ : « C’est à l’Essence que se rapporte tout nom impliquant l’idée de perfection (kamæl), or, la somme des perfections comporte l’infinité (‘adam al-intihæ’) et par suite l’impossibilité de la
saisir par l’intelligence. »10
Voilà pourquoi, chaque religion se doit de focaliser, en quelque sorte, sur tel ou tel aspect divin dans un souci de pédagogie spirituelle. Même si les autres aspects divins ne sont pas niés, l’aspect divin principal qu’envisage une religion la caractérisera en quelque sorte : « Les religions révélées ne sont diverses que par la diversité des aspects divins (nisab ilæhiyya)
qu’elles envisagent. En effet, si l’aspect divin selon lequel telle chose est permise dans la loi révélée (char‘) était le même que celui selon lequel la même chose doit être interdite, il n’existerait pas de divergences de statut juridique (…ukm) d’une loi révélée à l’autre. Or, il est bien établi que de telles divergences existent. De plus, si cela n’était pas le cas, cette parole divine n’aurait pas de sens : ‘‘A chacun de vous, Nous avons donné une loi et une voie’’11. Or, il est vrai que chaque communauté possède une loi et une voie propres qui leur
furent apportées par leur prophète ou leur envoyé lequel a, d’une part, confirmé les religions qui l’ont précédé et, d’autre part, exposé de nouveaux éléments.
Nous savons donc, en toute certitude, que l’aspect divin par lequel Dieu accorda Sa loi à Muhammad est différent de ceux par lesquels Il révéla Sa loi aux autres prophètes. Si tel n’était pas le cas, et si l’aspect divin à l’origine de la loi révélée était unique sous tous les rapports (min kulli wajh), alors les religions révélées seraient une sous tous les rapports.
Si l’on demande : Pourquoi les aspects divins envisagés sont-ils différents d’une religion à l’autre ? Nous répondons : A cause des différentes dispositions intérieures (a…wæl). Ainsi, l’homme malade implorera : ‘‘Ô Toi qui soigne et donne la guérison !’’ ; l’homme affamé s’écriera : ‘‘Ô Toi qui accorde la subsistance !’’ ; l’homme en passe de se noyer appellera : ‘‘Ô Toi qui accorde le secours !’’... Les aspects divins12 [vers lesquels l’homme se tourne]
dépendent donc des différentes dispositions intérieures. »13


3. Pour Ibn ‘Arabñ, la voie spirituelle est essentiellement une voie d’amour. Il en est ainsi parce que Dieu est essentiellement miséricorde. D’après un hadith qudsñ14 : « Certes, Dieu le Très-Haut écrivit pour Lui-même, lorsqu’Il créa le monde : ‘‘En vérité, Ma miséricorde l’emporte sur Ma colère.’’ »15 A l’inverse, lorsque l’amour est absent des cœurs, un juridisme vide et desséchant tient alors lieu de ferveur et de zèle. Ibn ‘Arabñ a toujours dénoncé les dérives de certains juristes, comme il le rappelle lui-même : « Que Dieu te garde, mon frère, des pensées mauvaises en t’imaginant que je blâme les juristes en tant que tels ou pour leur travail de jurisprudence, car une telle attitude n’est pas permise à un Musulman et la noblesse du fiqh n’est pas à mettre en doute. Toutefois, je blâme cette sorte de juristes qui , avides des biens de ce monde, étudient le fiqh par vanité, pour qu’on les remarque et que l’on parle d’eux, et qui se complaisent dans les arguties et les controverses stériles. Ce sont de telles gens qui s’attaquent aux hommes de l’Au-delà, à ceux qui craignent Dieu et reçoivent
une science de chez Lui (min ladunHu). Ces juristes cherchent à réfuter une science qu’ils ne connaissent pas et dont ils ignorent les fondements. »16
Dans le chapitre 178 des Futý…æt qu’Ibn ‘Arabñ consacre à l’amour, il distingue trois types d’amour : l’amour naturel (ƒabñ‘ñ) ou élémentaire (‘un‡ýrñ), l’amour spirituel (rýhænñ) et l’amour divin (ilæhñ). L’amour naturel se caractérise par l’égocentrisme et la possessivité : « L’origine de l’amour naturel n’est autre que le bien-être (in‘æm) et le bienfait (i…sæn)
procurés par l’être aimé, car le naturel de l’être n’est jamais capable d’aimer l’autre pour lui, c’est uniquement pour soi qu’il aime les choses en désirant s’y unir ou s’en rapprocher, comme cela a lieu chez l’animal ou l’homme pour l’animalité qui est en lui. »17
L’amour spirituel, quant à lui, présuppose un dépassement de l’égocentrisme, et confèredonc une certaine sagesse : « Sache que dans l’amour spirituel, l’amant verra son intellect et sa science illuminées par la sagesse : il sera sage par son intellect et par sa sagesse, il sera savant... C’est dire qu’il saura ce qu’est l’amour, quelle en est la signification et quelle en est la réalité... »18
L’amour divin, enfin, désigne l’amour que Dieu porte à Ses créatures. Pour Ibn ‘Arabñ, cet amour est notamment prouvé par la générosité de Dieu qui accorde toutes sortes de bienfaits sans mérite préalable des créatures et sans reconnaissance de leur part en retour. Parmi ces bienfaits se trouvent l’existence puis la conscience et l’intelligence de l’Homme : « Quant à l’amour que Dieu nous porte pour nous-mêmes, Il s’exprime par le fait que Dieu nous a faitconnaître ce qu’est notre bien en cette vie et dans l’autre. Il nous a prodigué les preuves de
Sa science pour que nous Le connaissions et que nous ne soyons pas enfermés dans l’ignorance. De plus, Il nous accorde la subsistance et nous comble de faveurs bien que nous y soyons inattentifs... »19
Ajoutons encore quelques précisions sur le lien existant entre l’amour et la connaissance, lesquels sont toujours liés dans la voie spirituelle : « La connaissance de Dieu engendre toujours l’amour, et l’amour présuppose une connaissance – au moins indirecte et par reflet – de l’objet aimé. L’amour spirituel a pour objet la Beauté divine, qui est un aspect de
l’Infinité ; par cet objet, le désir devient lucide... C’est par son objet, la Beauté, que l’amour coïncide virtuellement avec la connaissance. »20
Comme aime à la souligner Ibn ‘Arabñ, l’amour est la raison même de la création du monde : « Dans le Coran, l’amour se trouve mentionné à maints endroits et il existe de nombreux hadiths sur l’amour tels les suivants : Le Prophète – sur lui la grâce et la paix – adit de la part de Dieu : ‘‘J’étais un Trésor caché ; Je n’étais pas connu. Or, J’ai aimé être connu. Je créai donc les créatures et Je Me fis connaître à elles de sorte qu’elles Me connurent.’’ Il résulte de ce contexte que Dieu nous a créé [par amour] pour Lui seul...
Le Prophète – sur lui la grâce et la paix – a dit : ‘‘Dieu déclare : Mon serviteur ne saurait se rapprocher de Moi par rien qui Me soit plus agréable que l’accomplissement de ce que Je lui ai prescrit. Mon serviteur ne cessera de se rapprocher de Moi par des œuvres surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime. Et lorsque Je l’aime, Je suis son ouïe par laquelle il entend, son regard par lequel il voit, sa main par laquelle il saisit, et son pied avec lequel il marche ; s’il Me demande une chose, Je la lui accorderai, et s’il cherche auprès de Moi asile, assurément, Je le lui offrirai.’’[...] Un autre hadith affirme : ‘‘Dieu est Beau et Il aime la Beauté.’’... Les hadiths sont nombreux à ce sujet. Sache que la station spirituelle de l’amour est une distinction élevée et que l’amour est le principe (a‡l) de l’Existence universelle (wujýd). »21
En guise de conclusion, nous laisserons l’ultime parole à Ibn ‘Arabñ et à sa poésie inspirée. Ce grand maître de sagesse a su exprimer de manière inégalée les vérités les plus subtiles par des vers d’une grande beauté :

De l’amour nous sommes issus.
Selon l’amour nous sommes faits.
Vers l’amour nous tendons.
A l’amour nous nous adonnons.22


Notes

1
Il en existe une présentation et une traduction partielle : Les Illuminations de la Mecque, anthologie présentée par Michel Chodkiewicz, éd. Albin Michel, 1997.
2
Titus Burckhardt en a donné une traduction partielle accompagnée de précieuses notes explicatives : La Sagesse des prophètes, éd. Albin Michel, 1955. Ch.-A. Gilis en a donné plus récemment une traduction intégrale
en deux volumes : Le Livre des Chatons des Sagesses, éd. al-Bouraq, 1997.
3
Fut., III, p. 129. trad. fr. : M. Chodkiewicz : Un Océan sans rivage, p.47.
4
Les deux termes sont coraniques : maƒla‘ dans la sourate al-Fajr (LXXXVII, 5) et maƒli‘ dans la sourate al-Kahf (XVIII, 18). Dans le premier cas, il s’agit d’une précision temporelle et dans le second, d’une détermination spatiale. C’est la deuxième vocalisation qui nous semble correspondre au hadith.
5
Cité par Ibn Hibbæn dans son †a…ñ…. Hadith reconnu authentique (‡a…ñ…).
6
A ce sujet, cf. notre traduction : Le Mahdi et ses Conseillers, éd. Mille et une lumières, 2006, p.17.
7
Coran : 5, 48.
8
Cité par Ibn Mæjah. Hadith reconnu valide (…asan).
9
A ce sujet, L’Emir ‘Abd al-Qâdir remarque : « Chaque groupe d’adorateurs cherche à ‘‘enfermer’’ la Réalité Absolue dans sa propre doctrine en niant qu’elle puisse s’épiphaniser et se manifester autrement qu’ils ne le
conçoivent. » (Kitâb al-Mawâqif, n°8)
10
al-Insæn al-kæmil, Le Caire, 1970, p.21. Il existe une traduction partielle de ce traité : De l’Homme universel,
éd. Dervy, 1975.
11
Coran : 5, 48.
12
Représentés par les différents Noms divins dans les exemples qu’Ibn ‘Arabñ vient de donner.
13
Fut. I, p.265.
14
Parole divine rapportée par le Prophète mais sans que cela fasse partie du Coran.
15
Cité par Tirmidhñ. Hadith reconnu authentique (‡a…ñ…).
16
Les Soufis d’Andalousie, éd. Actes Sud, 1995, p.95. (Trad. fr. : R. W. J. Austin – G. Leconte)
17
Fut., II, p.334. Une traduction de ce chapitre des Futý…æt a été réalisée par Maurice Gloton : Traité de l’amour, éd. Albin Michel, 1986.
18
Fut., II, p.332.
19
Fut., II, p.328.
20
Titus Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l’Islam, éd. Dervy, 1985, pp.43-44.
21
Fut. II, p.322-323.
22
Fut. II, p.323. Traduction de Maurice Gloton.

vendredi 20 juin 2008

Rencontre historique d'un penseur musulman avec le Pape

Rencontre historique d'un penseur musulman avec le Pape


Entretien avec Mustapha Chérif


Mustapha Chérif est un homme de dialogue. Philosophe musulman, islamologue, il a tenu a rencontrer le Pape, après les propos ambigus, cet été, de Benoit XVI sur l'islam. De cette rencontre inédite et cruciale, il restera deux choses. La volonté, désormais commune, de renouer le dialogue islamo-chrétien. Mais surtout des propositions pour veiller au respect de toutes les croyances. Mustapha Chérif nous détaille les enjeux de cette visite.


Saphirnews.com : Quelles raisons précises vous ont motivé à aller rencontrer le Pape Benoît XVI ?

Mustapha Chérif : J'ai demandé à rencontrer le Pape au printemps dernier, suite à sa décision de rattacher "le conseil pontifical pour le dialogue interreligieux" à celui de la culture. Je me suis inquiété, bien avant tout le monde, et je lui ai exprimé ma préoccupation. En lui disant que avant d'être culture, l'Islam est une religion, troisième rameau monothéiste, ultime étape de l'histoire du salut.

Dans ce sens, afin de lui expliquer le vrai islam et lui marquer notre attachement au dialogue et au vivre ensemble, j'ai demandé à le rencontrer. Puis, en septembre, suite aux contrevérités choquantes qu'il a prononcé dans son discours dans une université allemande, et après l'expression de ses regrets, je lui ait écrit une nouvelle fois, pour lui dire qu'il est urgent de dialoguer fraternellement.

Il n'y a pas d'autre alternative au dialogue. Les causes précises de ma demande d'audience sont claires, car il est de notre devoir de défendre raisonnablement notre religion. Premièrement, conformément à ce qu'exige de nous le Coran: "Dialogue avec eux de la meilleure façon".

Deuxièmement la situation internationale est très préoccupante, trop de violence, d'injustices et d'ignorances. La désinformation a atteint un seuil dramatique. Notre devoir est de contribuer à clarifier les problèmes, de participer à la compréhension, de refuser les amalgames et ne pas donner l'occasion aux personnes qui ont de l'hostilité envers les musulmans de déformer notre religion.

Troisièmement, à mon avis, sans nier certains antagonismes et difficultés, au vu des défis communs, la concurrence entre musulmans et chrétiens, aujourd'hui, est un combat d'arrière garde. La propagande du choc des civilisations sert les intérêts de ceux qui sont opposés au vivre ensemble et veulent nous diviser, c'est une diversion aux problèmes politiques du monde. Le retour de la haine religieuse, qui vise les musulmans, est un danger pour tous.

Que retenez-vous de ce dialogue rare et exceptionnel? Des choses concrètes vont-elle en sortir ?

Mustapha Cherif: Le Pape m'a écouté attentivement. Nous avons dialogué, en tête à tête, dans une ambiance fraternelle. En plus d'un exposé succinct et clair sur les questions de la raison, la violence et la liberté selon l'Islam, que je lui ai présenté, ce qui l'a fort intéressé, j'ai soumis à sa haute appréciation, trois axes d'action :

1-Organiser un colloque international sur le theme de la lutte contre la haine raciale et religieuse.

2-Encourager l'initiative pour faire adopter une regle internationale qui condamne l'atteinte aux valeurs sacrées des religions.

3-Multiplier et soutenir les groupes d'amitié et de dialogue islamo-chrétiens. Il a approuvé les trois idées.

Comment jugez-vous cet acte de rapprochement? Purement conjoncturel, ou bien comme une prise de conscience tardive face à l'erreur de sa conférence sur la violence et la raison ?

Mustapha Cherif : Nous avons besoin les uns des autres. Les musulmans et les chrétiens doivent êtres amis et alliés et non point concurrents. Il est vrai aussi qu'après son amère expérience, après nos légitimes protestations, lorsqu'elles sont pacifiques, il cherche logiquement, sans doute, à comprendre et transmettre des messages de paix et d'amitié. C'est une opportunité positive que nous devons saisir. Ouverture à l'autre et vigilance ont toujours été mes maîtres mots. Ce fut une rencontre historique.

Source : http://www.saphirnews.com/Rencontre-historique-d-un-penseur-musulman-avec-le-Pape_a5198.html

vendredi 6 juin 2008

Rabi'a al Adawia ou l'exaltation de l'amour Divin

Rabi'a al Adawia ou l'exaltation de l'amour Divin


Bakhta Abdelhay

Université de Mostaganem


La présente communication est une lecture de la notion de l'amour Divin « hubb » entre l'être humain est son Dieu évoqué principalement dans la poésie de Rabi'a al Adawia. A travers chaque vers, elle nous emporte dans un monde euphorique ou l'amour divin terrasse l'amour humain.
L'option pour le mysticisme fut pour Rabi'a la voie pour parvenir à l'élévation religieuse qui réunit l'amour humain et l'amour divin créant ainsi cette symbiose exaltante qu'est l'union de la créature à son créateur.
Rabi'a al adawia vécut à Basra entre 713 et 801, c'est à dire au 2e siècle de l'hégire. Son père la nomma Rabi'a parce qu'elle était la quatrième fille dans sa famille.
Rabi'a passa sa première jeunesse dans un milieu de piété. Toutefois, après la mort de ses parents elle fut livrée à elle même. Ceci fit d'elle une proie aux caprices de ceux pour qui les créatures faibles et matérielles dépourvues ne peuvent accéder au rang des humains et sont par conséquent traitées comme des sous-humains.
Certaines sources historiques rapportent que Rabi'a fut esclave, s'adonna au chant et céda aux plaisirs du corps jouisseur. Néanmoins cette partie de sa vie si obscure et si tumultueuse ne coupa jamais les liens entre Rabi'a et Dieu.
Une fois affranchie, Rabi'a renonça à ce monde pervers, plein de menaces, à la pensée biscornue pour se diriger vers un monde spirituel. Et par sa pensée, elle quitta sa société pour se renouveler et plonger dans l'atmosphère saine de l'amour divin et c'est ainsi qu'elle entreprit un voyage vers son intériorité et c'est dans l'ascèse que Rabi'a retrouva son salut.
La voie ascétique fondée sur l'amour de l'être divin qui procure à l'être humain son bien être attirait l'arme souffrante de Rabi'a elle cherchait alors toujours à atteindre ce qui est élevé, ordonné et harmonieux. elle s'élevait vers Dieu l'unique être aimé. Rabi'a commença son cheminement avec une sincérité inégalable ce qui lui permit de pacifier son ego et redécouvrir sa spiritualité qui est en fait d'origine divine.
En se détachant de sa vie quotidienne, Rabi'a partit en quête de la paix intérieure et de l'éveil et trouva satisfaction dans l'amour divin. C'est ainsi que Rabi'a fut la première, à introduire la notion de l'amour divin (hubb, chawq, ichq ilahi) pour d'autres dans la mystique islamique.
Amoureuse de Dieu, elle vécut l'âme prête à s'envoler vers l'aimé. Son existence ne fut que prosternation. Son recueillement la rendit aveugle aux soucis du quotidien, et c'était ce recueillement qui devint son instrument de vision, enthousiasme et amour, crainte et admiration. Ses textes cristallisent les champs sémantiques qui caractérisent le thème de l'amour. Le désir et l'expression fervente et enthousiaste de ses sentiments s'organisent autour de contradictions perpétuelles : joie et douleur, espérance et désespérance, crainte et assurance. L'un et l'autre de ces pôles est susceptible de se transformer en son contraire.
En une poésie sublime, Rabi'a exprime sa joie, satisfaction (état de surrur) chez l'ascète :

يا سروري و منيتي وعمادي *** وأنيسي وعـدتي ومرادي
كم بدت منة وكم لك عندي *** من عطـاء ونعـمة وأيادي
أنت روح الفؤاد وأنت رجائي *** أنت لي مؤنس وشوقك زادي
أنت لولاك يا حـياتي وأنسي *** ما نشأت في فسيـح البـلاد
حبـك الآن بغيتي ونعيـمي *** وجلاء لعيـن قلبي الصادي
ليس لي عنك ما حييت براح *** أنـت مني ممكن في السواد
إن تكـن راضيا علي فإني *** يا منى القلـب قد بدا إسعـادي

Considérons maintenant comment la joie (surrur) exprimé dans le poème cité si dessus se transmue en tristesse quand la crainte de Dieu l'envahit :

وزادي قليـل ما أراه مبلغي *** للزاد أبكي أم لطول مسافتي
أتحرقني بالنار يا غاية المنى *** فأين رجائي فيك، أين مخافتي

L'ascétisme est par définition la pratique de l'abnégation et de la renonciation aux plaisirs du monde d'ici-bas. Dans le but d'accéder à un plus haut degré de spiritualité et de conscience de soi et pour parvenir à un état extatique il serait primordial de défaire les liens entre l'âme et le corps. D'abord, l'on doit se connaître car « qui se connaît soi même, connaît Dieu » disait Ghazali. Se connaître consiste à savoir d'ou en vient, ou on va et pour quel but vit-on, c'est dans ce sens que Rabi'a entama son voyage vers son intérieur et acquit les qualités morales qui l'ont dirigée dans sa vocation. Elle accomplissait les devoirs canoniques de l'islam. Elle ne mangeait que peu, ne dormait que peu et vivait seule.
Toute sa vie fut « chawq » (désir de rencontrer l'être divin). Ce désir l'aide à s'élever vers Dieu, l'unique l'être vénéré, adoré et qu'elle contemplait avec un amour qui la mettait en extase. Son âme fut toujours prête à s'envoler vers Dieu avec qui elle se sentait à l'aise :

راحتي يا إخوتي في خلـوتي *** وحبيبي دائما في حضرتي
لم أجد لي عن هواه عوضـا *** وهواه في البرايا محنتي
حيثما كنت أشاهـد حسنه *** فهو محرابي وإليه قبلتي
إن أمت وجدا وما ثم رضـا *** وا عنائي في الورى وا شقوتي
يا طيب القلب يا كل المنى *** جد بوصــل منك يشفي مهجتي
يا سروري وحياتي دائما *** نشأتي منك وأيضـا نشوتي
قد هجرت الخلق جمعا أرتجي *** منك وصلا فهو أقصى نشوتي

De part les exercices ascétiques auxquelles elle s'adonnait, Rabi'a atteignit la méditation dans son sens véritable. Elle se rendit disponible, se laissa prendre, saisie par le mystère de l'amour qui l'emporta très haut. L'être divin devint pour elle la joie et l'allégresse qui subsista dans sa conscience et l'accompagna jusqu'à sa mort. Rabi'a a mortifié ses désirs et s'est dépouillée de toute attache sensible. L'amour divin foudroyait son esprit, le désir irrésistible de rencontrer l'être divin l'enflammait. Fascinée, éblouie, elle se perdait, disparaissait, en un mot son âme s'enivrait allégoriquement. Le vin symbolique est présent :

كأسي وخمري والنديم ثلاثة *** وأنا المشوقة في المحبة رابعة
كأس المسـرة والنعيم يديرهـا *** ساقي المدام على المدى متتابعة
ماذا نظـرت فلا أرى إلا له *** وإذ أحضـرت فلا أرى إلا معه
يا عاذلي إني أحـب جماله *** يا الله ما أنني لعذلك سامع
كم بت من حرقي وفرط تعلقي *** أجري عيونا من عيوني الدامعة
لا عبرتي ترفا ولا وصلي له *** يبقى ولا عيني القريحة هاجعة

A travers chaque mot, chaque phrase, Rabi'a exprimait la mortification de l'emprise de son corps, et l'extinction de ses passions, penchants et désirs terrestres. Simultanément chaque mot, chaque phrase était l'expression d'une spiritualité libératrice qui l'exaltait. Par moments, Rabi'a connaissait une félicité sans bornes. Elle nous dit :

إني جعلتك في الفؤاد محدثي *** وأبحت جسمي من أراد جلوسي
فالجسم مني للجليس مؤانس *** وحبيب قلبي في الفؤاد أنيسي

Le mystique de Rabi'a trouvait son achèvement dans l'attitude de l'amour qui renonce à soi même et qui se donne. La flamme de son désir était sans cesse rallumée par l'attente de la rencontre de celui qu'elle avait choisi d'aimer allégrement. C'est l'amour pur qu'éprouve la femme libre vis à vis de l'être aimé. Ce qui qualifiait Rabi'a de passionnée, d'éprise de Dieu, était en fait ce pouvoir qu'elle avait à élever le désir et à le spiritualiser. Crainte (khawf) invocation, énonciation (Dikr), espérance (amal).
L'abandon à Dieu (istislam), patience (sabr), et imploration (mounadjat), sont les états qui ont marqué l'amour divin que Rabi'a a vécu pleinement. Elle n'espérait nullement une récompense provenant de l'être divin. Elle aimait Dieu pour son être. Elle se soumettait à lui par l'amour libérateur - ainsi nous offre t'elle un exemple pathétique de l'amour divin - ni le paradis l'attirait ni l'enfer l'effrayait, seule la rencontre de l'être divin la fascinait, l'éblouissait :

إن كنت أعبدك خوفا من نارك فأحرقني به
وإن كنت أعبدك طمعا في جنتك فاحرمني منه
أما إذا كنت أعبدك من أجل محبتك فامنحني الجزاء الأكبر
امنحني مشاهدة وجهك ذي الجلال والإكرام

Le but ultime de Rabi'a était la satisfaction de l'être divin. Sa satisfaction à elle était son abnégation et sa soumission dans son amour pour Dieu. Sous une forme très profonde, elle exprimait ainsi cette même conception :

أعبده لذاته، أفلا يكفيني نعمة منه أنه يأمرني بعبادته
إلهي هذا الليل قد أدبر، وهذا النهار قد أسفر فليت شعري، أقبلت
مني ليلتي فاهنا أم رددتها علي فأعزي، فوعزتك هذا دأبي
ما أحييتني وأعنتني وعزتك لو طردتني عن بابك
ما برحت عنه لما في قلبي من محبتك

La poésie de Rabi'a décrivant son amour inconditionnel pour Dieu est d'une saisissante beauté et jouit d'une très grande notoriété dans les milieux soufis ou elle est encore récitée :

أحبك حبين، حب الهوى *** وحبـا لأنك أهـل لذاك
فأما الذي هو حب الهـوى *** فشغلي بذكرك عمن سواك
وأما الذي أنت أهل له *** فكشفك للحجـب حتى أراك
فلا الحمد في ذا ولا ذاك لي *** ولكن لك الحمد في ذا وذاك

De deux amours je t'aime
L'un tout entier d'amour
Et l'autre pour ce que tu es digne d'être aimé
Le premier, c'est le souci de me souvenir de toi
De me dépouiller de ce qui est autre que toi
Le second, c'est l'enlèvement de tes voiles
َAfin que je te voie
Que je ne sois ni de l'un ni de l'autre loué
Mes louanges à toi pour l'un et pour l'autre.

Rabi'a laissa son individualité s'anéantir dans la divinité et vécut dans l'abnégation totale. Elle dévoua sa vie à l'amour divin préférant ainsi le célibat au mariage. Pour elle toute relation de mariage doit être fondée sur l'amour, or Rabi'a ne portait d'amour que pour dieu :

حبيب ليس يعد له حبيب *** وما لسواه في قلبي نصيب
حبيب غاب عن بصري وشخصي *** ولكن عن فـؤادي لا يغيـب

L'autre raison justifiant son option pour le célibat est que la condition sine qua non pour le mariage est la capacité de choisir, Rabi'a ne disposait pas d'elle même. Elle ne pouvait choisir parce qu'elle appartenait à l'être aimé : « Dieu ». Rabi'a semble avoir épousé l'idée d'être la propriété de Dieu, elle exprime explicitement cette même idée :

الزواج ضروري لمن له الخيار
أما أنا فلا خيار لي في نفسي
إني لربي وفي ظل أوامره ولا قيمة لشخصي

Pour terminer, disons que le patrimoine laissé par Rabi'a était inspiré par la passion amoureuse qu'elle vouait à Dieu, sa poésie chante un amour unique et idéale dans la tradition mystique. Par le jeu des mots, elle décrit magnifiquement son exaltation dans l'amour divin.
Lire la poésie Rabi'a nous offre cette chance d'aller au delà de l'expérience sensuelle vers une spiritualisation et une intériorisation du sentiment amoureux. L'amour divin qu'a vécu Rabi'a était pour elle le facteur de l'élévation spirituelle qui l'avait conduit au paroxysme de la jouissance sublime que ne saurait offrir l'amour dans sa conception ordinaire.
Tentons ensemble de voyager dans le temps, de pénétrer l'univers mystique de Rabi'a pour quelques instants et partageons alors cette expérience à travers l'image que nous renvoient les vers suivant. Imaginons cette passionnée de l'être divin seule, suppliant Dieu, l'implorant en lui disant :

فليتك تحلو والحياة مريـــرة *** وليتك ترضى والأنأام غضاب
وليت الذي بيني وبينك عامر *** وبيني وبين العالمين خـــراب
إذا صح منك الود فالكل هين *** وكل الذي فأـوق التراب تراب

N'est ce pas la une élévation mue par une grâce suprême et transcendante du corps jouisseur et influençable ?

Bibliographie :
1 - Cheikh Khaled Bentounes : Le Soufisme : Cœur de l'Islam, Editions de La Table Ronde, Paris 1996.
2 - Ibn Arabi : Traité de l'amour, Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », Paris 1986.
3 - Husayn Mansûr Halladj : Diwan, traduit et présenté par Louis Massignon (1955), Editions du Seuil, 1981.
4 - عبد الرحمن بدوي: شهيدة العشق الإلهي، رابعة العدوية، مكتبة النهضة المصرية، القاهرة.
5 - محمد عبد الرحيم : العارفة بالله رابعة العدوية، دار الفكر، بيروت 1996.
6 - جان شوفليي: التصوف والمتصوفة، ترجمة عبد القادر قنيبي، أفريقيا الشرق 1999.
7 - القشيري النيسابوري: الرسالة القشيرية في علم التصوف، تحقيق معروف مصطفى رزيق، المكتبة العصرية، بيروت 2001.

Source : http://annales.univ-mosta.dz/fr1/abdelhay.htm

mercredi 4 juin 2008

Pour une Théologie Islamique de la Nature

Pour une Théologie Islamique de la Nature

Un article de Mohammed Taleb


L’élaboration d’une véritable Théologie Islamique de la Nature ne constitue pas une tâche nécessaire seulement du point de vue de la mobilisation de larges secteurs des corps sociaux des sociétés arabo-musulmanes, en vue de résoudre la grave crise environnementale qui les affecte. L’enjeu, avec une telle théologie, est aussi d’apporter un démenti net aux lectures ultra réductionnistes du Coran qui existent au sein de la communauté musulmane. En effet, trop souvent, dans la pensée islamique d’aujourd’hui, la conscience se trouve prisonnière d’une conception qui réduit la parole coranique à sa dimension juridique et le patrimoine cognitif prophétique (les Dits et les faits, hadith, du Prophète Mohammed, sur Lui la Paix et le Salut) à sa casuistique. L’une des conséquences de cette lecture réductrice-juridique est de considérer le Coran comme un quasi Code Pénal. Toute la vie du croyant et de la croyante est structurée par le couple de termes hallal/haram, licite/illicite. Une shari’a (Loi) prise à la lettre devient le chemin normal, balisé, normalisé, de l’existence sociale et spirituelle.
Pourtant, aux yeux du musulman et de la musulmane, le Coran est la Parole de Dieu, autrement dit, une parole frappée du sceau de l’infinitude. C’est l’origine divine, précisément, du Dit coranique, qui devrait nous interdire de réduire nos lectures, de limiter nos commentaires, de fermer les Portes de l’Interprétation (ijtihad).
C’est dans la mesure où il ne peut exister de rapports d’identité entre l’infinitude du Coran et la finitude de nos lectures, et donc de nos théologies humaines, trop humaines, que la liberté est possible, et notamment la liberté de conscience.
C’est en délivrant l’acte de lecture du Coran de la réduction mutilante d’un juridisme étroit, que nous pourrons expliciter la multitude des autres perspectives de sens qui relève du politique, du prophétique, de l’apocalyptique, du psychologique, de l’historique, de l’anthropologique, de l’écologique, etc. C’est ce dernier aspect que nous voudrions souligner dans cette note destinée à mettre en lumière, non seulement la possibilité d’une Théologie Islamique de la Nature, mais encore son impérieuse nécessité.
Nous devons, plus que jamais, non pas rompre avec les lectures traditionnelles du Coran, mais au contraire, les revivifier, les revitaliser, en faisant un détour par les lectures contemporaines, comme l’historico-critique, la critique littéraire, la sémiologie, l’interprétation anthropologique, la psychologie des profondeurs, la sociologie de l’Imaginaire. Les versets du Coran – les Signes (ayat) – doivent être lus d’une façon dynamique. Nous ne pensons pas ici à une dynamique de la psalmodie, mais à une dynamique de la compréhension, car ce n’est pas la seule mémoire pieuse qu’il faut mobiliser, c’est aussi, et d’une façon plus fondamentale, la conscience qu’il faut éveiller. Ce qui est à l’ordre du jour c’est bien une conscience herméneutique, au sens que Michel Foucault donne à ce terme, à savoir « l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens » (Les Mots et les Choses, Paris, éd. Gallimard, 1966, p . 44).
Dans notre optique, la Théologie Islamique de la Nature n’est nullement une déclinaison seconde, une production mineure d’une théologie du Coran, ou encore une pensée qui se constituerait après coup. Au contraire, le Coran déploie une puissante vision du Cosmos. C’est là, d’ailleurs, l’une des grandes différences avec le Christianisme occidental, d’Augustin à Thomas d’Aquin. le théologien orthodoxe Olivier Clément le dit bien : « Que le Christianisme occidental soit devenu a-cosmique, paraît évident (…) D’une manière générale dans le thomisme tardif (plus que chez Saint Thomas d’Aquin), la nature a été objectivée, livrée à la seule rationalité, plus ou moins séparée de la grâce et du surnaturel, eux-mêmes conçus comme crées. » (L’œil de feu, éd. Fata Morgana, 1994, p. 10).
S’il y a une vision cosmique du Coran, c’est parce que le cosmos, comme Création divine, ne constitue pas une collection d’objets neutres, séparés, mesurables. Le Dit coranique est aux antipodes d’une théorie de l’objectivation qui réduirait les éléments du cosmos aux objets d’un protocole expérimental. Il n’est pas illégitime de désigner cette vision coranique de panenthéiste. Le panenthéisme est une posture de la pensée qui, refusant l’alternative réductrice du dualisme ontologique (séparation radicale d’un Dieu créateur et de sa Création) et du panthéisme (identification de Dieu et du Monde), inclut le cosmos dans l’espace divin tout en sauvegardant la transcendance, la sur-essence divine de toute détermination, saisie, participation. Les montagnes, les rivières, les cieux, les arbres, les étoiles, les animaux, la terre possèdent une dignité (selon leur mode propre et selon leur constitution intérieure), car ils ont une profondeur, une intériorité, un corps de vie, une âme même. Ce n’est pas parce que ces réalités cosmiques sont créées par Dieu qu’elles sont dignes, c’est parce qu’elles sont, d’abord, des ayat, des Signes qui à la fois signalent et signent. Il y aurait sur cette problématique un formidable travail comparatif à faire entre cette vision cosmique du Coran et la célèbre Théorie des Signatures (ou doctrine des Correspondances) qui, de la théosophie de Jacob Boehme à l’anthroposophie de Rudolf Steiner en passant par les visions du suédois Swendenborg et la science romantique des Naturphilosophen, va dynamiser une partie de la culture européenne entre les 17ème et début du 20ème siècles.
Il est significatif et révélateur que ce soit ce même mot "ayat" qui désigne dans la langue arabe du Coran, les versets du Dit divin et les réalités du cosmos. Comme le souligne Abd el-Haqq Guiderdoni (qui est l’un des animateurs de l’Institut des Hautes Etudes Islamique, Embrun, France) il y a une proximité et même une analogie créatrice entre l’herméneutique du Coran et la cosmologie. L’herméneute doit être un cosmologue du Coran (le Livre Saint comme Macrocosme) et le cosmologue un herméneute du Ciel (le cosmos comme Parole de Dieu). C’est la reprise, sur un mode articulé et non plus juxtaposé, du thème des deux Livres de Dieu, la Révélation et la Nature.
L’aventure spirituelle de la Création ne se réduit donc pas à l’aventure spirituelle des hommes et des femmes, des peuples et des communautés humaines, et il n’y a pas d’équivalent musulman de la Théologie de l’Histoire du salut telle qu’elle a été formulée dans le protestantisme des 19ème et 20ème siècles. En Islam, comme dans le Christianisme orthodoxe et chez les Protestants de la Théologie du Process (cf. les travaux d’André Gounelle et de Raphaël Picon, notamment), le Salut est moins linéaire que cosmique et le temps moins une addition d’instants qu’un élan, un process, une Hégire. Là, manifestement, nous sommes en terrain néoplatonicien car le Coran souligne bien que l’Un est l’horizon vers lequel nous devons tous faire retour, et l’humain et le cosmique. C’est le schème néoplatonicien de la Conversion qui suit celui de la Procession permettant la genèse et le déploiement (émanation) des divers niveaux de la réalité.
Un célèbre passage du Coran souligne la position digne des réalités de la Nature dans l’économie divine : « En vérité, Nous avons proposé un dépôt aux cieux et à la terre, et aux montagnes entre elles, mais ils l’ont refusé et nous l’avons confié à l’homme, mais il s’est montré injuste et insensé » (XXXIII, 72). Si l’insistance de la plupart des théologiens musulmans classiques et modernes sur la seconde partie de ce passage veut attester l’existence d’un humanisme coranique, il ne faudrait pas occulter le fait que celui-ci est étroitement lié et même tributaire d’un cosmisme musulman. Dans le regard divin, le cieux, la terre et les montagnes, loin d’être des réalités sans conscience, des objets inanimés, sont suffisamment dignes pour être les partenaires de Dieu dans cette tâche éminemment spirituelle que d’accepter et de sauvegarder le dépôt divin, autrement dit, selon certains commentateurs musulmans, la Connaissance absolue, celle de l’Origine et de la Cause finale, et la fonction de lieu-tenance (principe du califat).
Le mot arabe islam, en théologie classique, renvoie à deux dynamiques de sens. La première désigne la religion singulière de ceux qui suivent la trajectoire mohammedienne et la Révélation coranique. Les Musulmans et les Musulmanes, en acceptant la prédication du Prophète, consentent volontairement, se soumettent librement à la transcendance qui donne sens à leur réalité. Mais le mot islam désigne également le consentement à Dieu de tout ce qui existe, sur terre et dans les cieux, à travers les divers règnes, du minéral à l’humain, et dans les mondes angéliques. Le Coran nous livre de nombreux versets qui précisent cette dimension cosmique de la réponse de la création à son créateur : « Et devant Dieu se prosterne, bon gré, mal gré, tous ceux qui sont dans les cieux et sur la terre, et aussi leurs ombres, les matins et les après-midi » (Coran XIII, 15), « N’as-tu pas vu que c’est devant Dieu que se prosternent tout ceux qui sont dans les cieux et tout ceux qui sont sous la terre, et le soleil, et la lune, et les étoiles, et les montagnes, et les arbres, et les animaux… » (Coran XII, 18), « Et le tonnerre chante Sa louange » (Coran XIII, 13).
La Théologie Islamique de la Nature, si elle prend d’abord appui sur le Coran, s’est aussi exprimée dans la tradition mystique, dans l’ésotérisme des poètes et des Spirituels. Là, le Coran et la Nature sont considérés comme deux espaces de sens par lesquels la transcendance divine se manifeste « Pour les mystiques, écrit Ghazâlî, Dieu fait parler chaque atome des cieux et de la terre de Son omnipotence, d’une façon telle qu’ils entendent comment tout proclame Sa sainteté, chante Ses louanges et confesse sa propre impuissance et ce, dans un langage parfaitement clair. » (Ihyâ IV).
De même, le théologien mystique Mahmûd Shabestari pose une version musulmane de l’unus mundus, de l’unité du monde :
« Sache que le monde tout entier est un miroir, Dans chaque atome se trouve cent soleil flamboyant. Si tu fends le cœur d’une seule goutte d’eau, Il en émerge cent purs océans. Si tu examines chaque grain de poussière, Mille Adam peuvent y être découvert… Un univers est caché dans une graine de millet ; Tout est rassemblé dans le point du présent… » (Golshan-e-Râz)
Selon lui, les diverses composantes de la réalité forment un tout organique polarisé par la transcendance divine : « Les éléments : l’eau, l’air, le feu et la terre, occupe leur place sous les cieux ; chacun sert diligemment à la place qui lui est assignée avant ou au-delà de laquelle il ne s’aventure jamais… C’est d’eux que provient le triple royaume de la nature, les minéraux, puis les plantes, ensuite les animaux, élaborant en leur sein la substance à l’instar des soufis qui se purifient de la forme : tous, selon l’ordre et la faveur du maître, se tenant à leur place, soumis à sa volonté » (Golshan-e-Râz)
Le tasawwuf de Rumi, dans le cadre d’une audacieuse écologie profonde, nous offre une figure de l’humain tout à fait étonnante. Loin de se poser contradictoirement par rapport à la réalité cosmique et à la Nature, l’humain, non seulement intègre en lui les divers règnes de la Nature – ce qui fonde un humanisme pluriel et cosmique -, mais aussi les dépasse en se dépassant lui-même selon un principe d’évolution total et infini qui traverse les mondes et les univers. Ecoutons-le : « L’homme vint tout d’abord dans le règne des choses inorganiques, puis de là il passa dans le règne du végétal, ne se souvenant pas de sa condition précédente. Et lorsqu’il passa dans l’état animal, il ne se rappela plus son état en tant que plante : il ne lui resta que l’inclination qu’il éprouva pour cet état – notamment à l’époque du printemps et des fleurs - , telle l’inclination des petits enfants à l’égard de leur mère (ils ignorent la raison qui les attire vers le sein maternel), ou comme l’inclination du disciple vers le maître spirituel (l’intelligence partiel du disciple dérive de cette intelligence universelle…) ; puis l’homme est entré dans l’état humain ; de ses premières âmes il n’a point de souvenir, et il sera de nouveau changé (à partir de son âme actuelle) » (Mathnavi, IV)
***
Les débats qui mobilisent de nombreux intellectuels et militants des courants anti-mondialistes et anti-capitalistes, comme Vandana Shiva, Aminata Traoré, Samir Amin, François Houtart, Serge Latouche, Leonardo Boff, Mohamed Tahar Bensaada, Mounir Chafiq, Michaël Löwy, Jacques Grinevald, etc., prennent dans le contexte arabo-islamique, une profondeur et une intensité tout à fait particulières. Si on peut penser comme possible le dépassement de la querelle qui sépare les tenants d’un non-développement et d’une décroissance et les tenants d’un développement alternatif radical et non capitaliste, c’est parce que la conscience doit intérioriser la finitude à la fois humaine mais aussi cosmique, du point de vue des énergies, de la matière, des ressources et des équilibres dynamiques de nos écosystèmes (qui constituent ensemble Gaïa dans l’hypothèse de James Lovelock). Or, la Théologie Islamique de la Nature nous rappelle cette finitude, notamment en soulignant que l’humain n’est pas "propriétaire" de la Terre. La vocation de l’humain, dans la perspective musulmane, est moins d’épuiser cette Terre, que de déployer les virtualités créatrices de son infinitude, c’est-à-dire de son intériorité, de son Je. Ici, la Théologie Islamique de la Nature rencontre la psychologie des profondeurs de Carl Gustav Jung.
Le développement alternatif arabo-musulman, qui pourrait émerger d’un authentique projet de renaissance civilisationnelle, auquel participerait la Théologie Islamique de la Nature, doit se donner comme tâche d’inverser, nous l’avons dit, la logique de mort de la quantification et de l’objectivation marchande. Le maître mot doit être harmonie et non croissance. Le processus d’endogénéisation de l’exigence écologique, par le biais de la constitution – dans un langage contemporain – de cette Théologie Islamique de la Nature, ne signifie nullement se replier sur soi-même. Au contraire, de même que la biodiversité environnementale se diversifie tout en maintenant une unité du Monde (c’est le thème classique de l’unus mundus des alchimistes et des théosophes), de même la biodiversité culturelle et le pluralisme historique ne contredisent pas la rencontre, le dialogue et la confluence.
Depuis quelques années, nous assistons à l’émergence d’une nouvelle géographie de la militance dans la résistance au capitalisme, à la marchandisation-occidentalisation du monde, à la néo-libéralisation des espaces publics et des biens communs planétaires. De Seattle à Millau-Larzac, de Gènes à Florence, en passant par Porto Alegre et Beyrouth, cette militance entend réaffirmer les droits humains et les droits des peuples, la justice sociale et la protection de la Nature et de la biodiversité face à la logique mortifère du mal-développement au Sud et de l’hyper-développement au Nord. Le vrai débat n’est pas d’abord sémantique. Si on peut procéder à une critique philosophique et radicale du développement réellement existant, il ne faut pas fermer la porte à ceux et à celles qui militent, au Sud, pour un développement alternatif, endogène, qui n’est ni la reprise du développement des anciennes conceptions productivistes et matérialistes, ni le nouveau qui se pare du qualificatif "durable" pour masquer le paradoxe qu’il est. En réalité, le véritable enjeu est celui de l’axiologie, c’est-à-dire de la hiérarchie des valeurs. Quel que soit le vocabulaire choisi, il convient d’abord de poser ceci : si la modernité capitaliste (Max Weber) entend placer au premier plan les valeurs marchandes, la résistance à celle-ci - au nom d’une modernité alternative, de nature qualitativement différente –veut, au contraire, réenchanter le monde, le subjectiver pour inverser la méga-machine qui généralise le non sens et l’objectivation. L’émergence dans le monde arabe d’un véritable pôle anticapitaliste culturel et même d’une Théologie Islamique de la Libération peut grandement aider à un dialogue et une convergence entre les luttes du Sud et du Nord de la planète. En particulier, cette convergence, fondée sur un universel pluriel et concret, pourra faire taire les voix qui, ici ou la, veulent le clash des civilisations. Plus que jamais, nos théologies de la nature, nos résistances à la marchandisation du monde, nos luttes pour une réforme radicale du Système-monde et de ses instruments (comme l’OMC) doivent œuvrer ensemble pour la Convivialité des hommes, des femmes, des peuples, des communautés et de la Nature, sur cette terre qui est nôtre.
Source : http://www.science-islam.net/article.php3?id_article=306&lang=fr