lundi 5 mai 2008

Que peut apporter le soufisme à la vie sociale ?

Que peut apporter le soufisme à la vie sociale ?

Un article de Lahsen SBAI EL IDRISSI

"Et Dieu ne change rien dans les hommes
tant qu'ils n'ont pas changé ce qui est en eux", Coran

Pour répondre à cette question, précisons d’emblée que le soufisme (mais le lecteur assidu de la page spirituelle l’a maintenant bien compris) n’est pas une doctrine politique ou économique née dans l’esprit d’un penseur ou encore développée au sein d’une école philosophique. Il s’agit, grâce d’une part à l’éducation spirituelle possible dans le cadre de la spiritualité musulmane et d’autre part à l’existence d’un maître vivant réalisé, de se parfaire pour finalement être utile à quelque niveau social, économique ou politique où l’on se trouve. Le cadre de travail des soufis fut, à travers l’histoire de notre pays, ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui la société civile. Ils ont toujours défendu l'idée que le changement et la réforme sociale ne se décrétaient pas, mais qu'ils représentent le couronnement d'un travail en profondeur agissant sur la vie intérieure des gens, avec toutes les répercussions qu'un tel travail pouvait avoir au niveau de leur comportement et de leur vie en société. Il en a résulté que les soufis ont considéré la soif (ou l’amour) du pouvoir comme le pire des maux qui puisse ronger les sociétés humaines et ont, de ce fait, cherché à s’en éloigner. En fait, la méfiance des soufis vis-à-vis de l’engagement politique ne signifie guère qu'ils ne s'intéressent point aux problèmes de leurs sociétés respectives. Ils ont toujours activement participé au commerce et aux grands travaux agricoles. Certains parmi eux ont été de grands commis de l’État ou de brillants penseurs. Dans le milieu rural, les saints soufis marocains se distinguèrent par leurs fonctions d’intercession et d'arbitrage entre les tribus, dans les contrées où le pouvoir central était faible ou insuffisamment implanté. Dans ce nouveau contexte de la fin des grandes utopies qui ont inspiré certains courants réformistes dans les pays arabes, on peut imaginer que le politique (entendu ici comme la gestion de la cité) puisse trouver dans la “source soufie” les valeurs et l’éthique qui lui font si cruellement défaut. Le problème lorsqu’on puise ses valeurs dans une idéologie politique c’est que cela reste souvent de l’ordre du discours et du superficiel, car les hommes ou les femmes qui ont cette démarche sont profondément humains. Ils ont leurs défauts (on parlera dans le langage soufi de “maladies de l’âme”) qui varient d’un individu à un autre. Ce peut être la jalousie, l’orgueil, l’amour de la compétition, du pouvoir, etc. Souvent, ils n'en ont même pas conscience jusqu’à ce que certaines situations propices exacerbent ces “faiblesses”. On peut comprendre dès lors pourquoi tel homme, si sincère dans sa jeunesse de militant, devient méconnaissable lorsqu’il accède à une position d’autorité. Les déçus parmi ses partisans lanceront, amers : “le pouvoir l’a changé !”. En réalité, le pouvoir ne l’a changé que parce qu’il avait toutes les prédispositions nécessaires pour que l’exercice de ce pouvoir où de l’autorité le conduise à des abus. Emprunter le chemin soufi signifie un autre type de décision. C’est en même temps la recherche sincère de la vérité et la conscience de ses propres imperfections. L’aspirant au soufisme doit donc travailler sur lui (sous la direction d’un maître vivant authentique) pour corriger ce qui, en lui, est en contradiction avec cette quête de la vérité. Il essaiera notamment de soigner son intention pour que ses actes soient exclusivement guidés par la recherche de ce qui contente Dieu. Le souci du bien public en est un exemple. C’est cela qui était en jeu dans les premiers temps de l’Islam. Le but du Prophète était de rendre l’homme vigilant sur ce qui se passe dans son cœur : les attaches au monde. Tous les défauts humains n’en sont d’ailleurs que les épiphénomènes. Le compagnon Abdallâh Ibn Omar a témoigné par exemple de la noblesse de cet enseignement : “On apprenait à purifier notre intention (niya) comme on apprenait une sourate du Coran” ou encore “Certains d’entre nous excellaient, lorsqu’ils apprenaient la sourate al Baqara ou Al Imran car ils apprenaient la science et l’action”. Un soufi de Bagdad, Sunnûn (mort en 915) disait : “le soufi est celui qui ne possède rien, et qui n’est possédé par rien”. Ainsi étaient les premiers compagnons du Prophète. Comment donc celui qui a la conscience qu’il ne possède rien et qu’il n’est possédé par rien, peut-il encore céder aux tentations de la vie mondaine, aux détournements des deniers publics, etc.? Dans les théories politiques du changement, la liberté est vue comme l’affranchissement vis-à-vis d’un joug de quelque nature qu’il soit : tyran, appareil répressif, pouvoir économique d’une nation sur une autre, d’une classe sur une autre, violence symbolique (voir toutes les analyses de P. Bourdieu), etc. Mais personne ne pense qu’on peut ne pas être asservi à quelqu’un (à un pouvoir) mais être possédé (littéralement devenir la propriété (mulk) par les choses qu’on croit posséder. C’est ce sens que voient les soufis, c’est-à-dire la “relation des hommes au monde”. La vision soufie du monde est toutefois loin d’être naïve, nourrissant l’espoir d’aboutir à un super homme comme l’ont rêvé les premiers communistes. Sera plus utile à ses frères (et donc à la société) un croyant sincère en lutte contre ses négligences et ses mauvais côtés qu’une personne satisfaite d’elle même, à l’ego démesuré, et qui ne sait aucunement pourquoi elle est sur cette terre ! Dans la vision soufie de la réforme sociale, la gestion de la cité devient donc une activité où la vigilance est persistante, car la présence de Dieu dans le cœur est permanente. C’est cela même l’idéal de l’excellence en Islam (l’Ihsan). Le principal est de s’efforcer d’y tendre. Une question légitime ne manque pas de se poser : “mais, comment pousser l’individu à cette transformation salutaire ? ” ou encore “doit-on attendre que l’individu décide de se parfaire, pour espérer un changement social ”. En réalité la réponse est simple : “pas de contrainte en religion ” lance le Coran Sacré. On est aux antipodes d’une vision où il s’agit de lancer, via l’Etat, un programme idéologique de mise au pas des populations. Ce qui est important c’est de montrer, dès l’école par exemple, qu’il y a d’autres valeurs dominantes que celles qui sont en cours aujourd’hui, basées sur la course au gain facile, l’égoïsme, l’acceptation de toutes les compromissions, etc. Il est peut-être temps qu’au lieu d’une Madonna ou d’un Michael Jackson mal dans sa peau, des figures alternatives deviennent des modèles éducationnels de vertus: l’histoire extraordinaire d’un Abou Abbas Sebti (un des sept saints de Marrakech) circulant dans les rues de Marrakech et n’hésitant pas à stigmatiser ceux qui tardaient à ouvrir leur bourse, pour qui l’Existence n’a de base que la générosité et aux yeux de qui le complet détachement est la seule possession véritable, la vie captivante de l’ancien coupeur de routes irakien, le soufi Foudhayl qui disait : “se laisser prendre à l’appât de ce monde est facile, s’en délivrer est une grosse affaire”,…. Seul ce travail de renversement des modèles de valeurs peut prédisposer l’individu à la foi véritable : l’islam du cœur… La transformation de l’individu est donc la condition et le signe de la transformation sociale. On saisit alors avec force le sens de la parole divine citée en épitaphe : "Et Dieu ne change rien dans les hommes tant qu'ils n'ont pas changé ce qui est en eux".

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