mercredi 4 juin 2008

Pour une Théologie Islamique de la Nature

Pour une Théologie Islamique de la Nature

Un article de Mohammed Taleb


L’élaboration d’une véritable Théologie Islamique de la Nature ne constitue pas une tâche nécessaire seulement du point de vue de la mobilisation de larges secteurs des corps sociaux des sociétés arabo-musulmanes, en vue de résoudre la grave crise environnementale qui les affecte. L’enjeu, avec une telle théologie, est aussi d’apporter un démenti net aux lectures ultra réductionnistes du Coran qui existent au sein de la communauté musulmane. En effet, trop souvent, dans la pensée islamique d’aujourd’hui, la conscience se trouve prisonnière d’une conception qui réduit la parole coranique à sa dimension juridique et le patrimoine cognitif prophétique (les Dits et les faits, hadith, du Prophète Mohammed, sur Lui la Paix et le Salut) à sa casuistique. L’une des conséquences de cette lecture réductrice-juridique est de considérer le Coran comme un quasi Code Pénal. Toute la vie du croyant et de la croyante est structurée par le couple de termes hallal/haram, licite/illicite. Une shari’a (Loi) prise à la lettre devient le chemin normal, balisé, normalisé, de l’existence sociale et spirituelle.
Pourtant, aux yeux du musulman et de la musulmane, le Coran est la Parole de Dieu, autrement dit, une parole frappée du sceau de l’infinitude. C’est l’origine divine, précisément, du Dit coranique, qui devrait nous interdire de réduire nos lectures, de limiter nos commentaires, de fermer les Portes de l’Interprétation (ijtihad).
C’est dans la mesure où il ne peut exister de rapports d’identité entre l’infinitude du Coran et la finitude de nos lectures, et donc de nos théologies humaines, trop humaines, que la liberté est possible, et notamment la liberté de conscience.
C’est en délivrant l’acte de lecture du Coran de la réduction mutilante d’un juridisme étroit, que nous pourrons expliciter la multitude des autres perspectives de sens qui relève du politique, du prophétique, de l’apocalyptique, du psychologique, de l’historique, de l’anthropologique, de l’écologique, etc. C’est ce dernier aspect que nous voudrions souligner dans cette note destinée à mettre en lumière, non seulement la possibilité d’une Théologie Islamique de la Nature, mais encore son impérieuse nécessité.
Nous devons, plus que jamais, non pas rompre avec les lectures traditionnelles du Coran, mais au contraire, les revivifier, les revitaliser, en faisant un détour par les lectures contemporaines, comme l’historico-critique, la critique littéraire, la sémiologie, l’interprétation anthropologique, la psychologie des profondeurs, la sociologie de l’Imaginaire. Les versets du Coran – les Signes (ayat) – doivent être lus d’une façon dynamique. Nous ne pensons pas ici à une dynamique de la psalmodie, mais à une dynamique de la compréhension, car ce n’est pas la seule mémoire pieuse qu’il faut mobiliser, c’est aussi, et d’une façon plus fondamentale, la conscience qu’il faut éveiller. Ce qui est à l’ordre du jour c’est bien une conscience herméneutique, au sens que Michel Foucault donne à ce terme, à savoir « l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens » (Les Mots et les Choses, Paris, éd. Gallimard, 1966, p . 44).
Dans notre optique, la Théologie Islamique de la Nature n’est nullement une déclinaison seconde, une production mineure d’une théologie du Coran, ou encore une pensée qui se constituerait après coup. Au contraire, le Coran déploie une puissante vision du Cosmos. C’est là, d’ailleurs, l’une des grandes différences avec le Christianisme occidental, d’Augustin à Thomas d’Aquin. le théologien orthodoxe Olivier Clément le dit bien : « Que le Christianisme occidental soit devenu a-cosmique, paraît évident (…) D’une manière générale dans le thomisme tardif (plus que chez Saint Thomas d’Aquin), la nature a été objectivée, livrée à la seule rationalité, plus ou moins séparée de la grâce et du surnaturel, eux-mêmes conçus comme crées. » (L’œil de feu, éd. Fata Morgana, 1994, p. 10).
S’il y a une vision cosmique du Coran, c’est parce que le cosmos, comme Création divine, ne constitue pas une collection d’objets neutres, séparés, mesurables. Le Dit coranique est aux antipodes d’une théorie de l’objectivation qui réduirait les éléments du cosmos aux objets d’un protocole expérimental. Il n’est pas illégitime de désigner cette vision coranique de panenthéiste. Le panenthéisme est une posture de la pensée qui, refusant l’alternative réductrice du dualisme ontologique (séparation radicale d’un Dieu créateur et de sa Création) et du panthéisme (identification de Dieu et du Monde), inclut le cosmos dans l’espace divin tout en sauvegardant la transcendance, la sur-essence divine de toute détermination, saisie, participation. Les montagnes, les rivières, les cieux, les arbres, les étoiles, les animaux, la terre possèdent une dignité (selon leur mode propre et selon leur constitution intérieure), car ils ont une profondeur, une intériorité, un corps de vie, une âme même. Ce n’est pas parce que ces réalités cosmiques sont créées par Dieu qu’elles sont dignes, c’est parce qu’elles sont, d’abord, des ayat, des Signes qui à la fois signalent et signent. Il y aurait sur cette problématique un formidable travail comparatif à faire entre cette vision cosmique du Coran et la célèbre Théorie des Signatures (ou doctrine des Correspondances) qui, de la théosophie de Jacob Boehme à l’anthroposophie de Rudolf Steiner en passant par les visions du suédois Swendenborg et la science romantique des Naturphilosophen, va dynamiser une partie de la culture européenne entre les 17ème et début du 20ème siècles.
Il est significatif et révélateur que ce soit ce même mot "ayat" qui désigne dans la langue arabe du Coran, les versets du Dit divin et les réalités du cosmos. Comme le souligne Abd el-Haqq Guiderdoni (qui est l’un des animateurs de l’Institut des Hautes Etudes Islamique, Embrun, France) il y a une proximité et même une analogie créatrice entre l’herméneutique du Coran et la cosmologie. L’herméneute doit être un cosmologue du Coran (le Livre Saint comme Macrocosme) et le cosmologue un herméneute du Ciel (le cosmos comme Parole de Dieu). C’est la reprise, sur un mode articulé et non plus juxtaposé, du thème des deux Livres de Dieu, la Révélation et la Nature.
L’aventure spirituelle de la Création ne se réduit donc pas à l’aventure spirituelle des hommes et des femmes, des peuples et des communautés humaines, et il n’y a pas d’équivalent musulman de la Théologie de l’Histoire du salut telle qu’elle a été formulée dans le protestantisme des 19ème et 20ème siècles. En Islam, comme dans le Christianisme orthodoxe et chez les Protestants de la Théologie du Process (cf. les travaux d’André Gounelle et de Raphaël Picon, notamment), le Salut est moins linéaire que cosmique et le temps moins une addition d’instants qu’un élan, un process, une Hégire. Là, manifestement, nous sommes en terrain néoplatonicien car le Coran souligne bien que l’Un est l’horizon vers lequel nous devons tous faire retour, et l’humain et le cosmique. C’est le schème néoplatonicien de la Conversion qui suit celui de la Procession permettant la genèse et le déploiement (émanation) des divers niveaux de la réalité.
Un célèbre passage du Coran souligne la position digne des réalités de la Nature dans l’économie divine : « En vérité, Nous avons proposé un dépôt aux cieux et à la terre, et aux montagnes entre elles, mais ils l’ont refusé et nous l’avons confié à l’homme, mais il s’est montré injuste et insensé » (XXXIII, 72). Si l’insistance de la plupart des théologiens musulmans classiques et modernes sur la seconde partie de ce passage veut attester l’existence d’un humanisme coranique, il ne faudrait pas occulter le fait que celui-ci est étroitement lié et même tributaire d’un cosmisme musulman. Dans le regard divin, le cieux, la terre et les montagnes, loin d’être des réalités sans conscience, des objets inanimés, sont suffisamment dignes pour être les partenaires de Dieu dans cette tâche éminemment spirituelle que d’accepter et de sauvegarder le dépôt divin, autrement dit, selon certains commentateurs musulmans, la Connaissance absolue, celle de l’Origine et de la Cause finale, et la fonction de lieu-tenance (principe du califat).
Le mot arabe islam, en théologie classique, renvoie à deux dynamiques de sens. La première désigne la religion singulière de ceux qui suivent la trajectoire mohammedienne et la Révélation coranique. Les Musulmans et les Musulmanes, en acceptant la prédication du Prophète, consentent volontairement, se soumettent librement à la transcendance qui donne sens à leur réalité. Mais le mot islam désigne également le consentement à Dieu de tout ce qui existe, sur terre et dans les cieux, à travers les divers règnes, du minéral à l’humain, et dans les mondes angéliques. Le Coran nous livre de nombreux versets qui précisent cette dimension cosmique de la réponse de la création à son créateur : « Et devant Dieu se prosterne, bon gré, mal gré, tous ceux qui sont dans les cieux et sur la terre, et aussi leurs ombres, les matins et les après-midi » (Coran XIII, 15), « N’as-tu pas vu que c’est devant Dieu que se prosternent tout ceux qui sont dans les cieux et tout ceux qui sont sous la terre, et le soleil, et la lune, et les étoiles, et les montagnes, et les arbres, et les animaux… » (Coran XII, 18), « Et le tonnerre chante Sa louange » (Coran XIII, 13).
La Théologie Islamique de la Nature, si elle prend d’abord appui sur le Coran, s’est aussi exprimée dans la tradition mystique, dans l’ésotérisme des poètes et des Spirituels. Là, le Coran et la Nature sont considérés comme deux espaces de sens par lesquels la transcendance divine se manifeste « Pour les mystiques, écrit Ghazâlî, Dieu fait parler chaque atome des cieux et de la terre de Son omnipotence, d’une façon telle qu’ils entendent comment tout proclame Sa sainteté, chante Ses louanges et confesse sa propre impuissance et ce, dans un langage parfaitement clair. » (Ihyâ IV).
De même, le théologien mystique Mahmûd Shabestari pose une version musulmane de l’unus mundus, de l’unité du monde :
« Sache que le monde tout entier est un miroir, Dans chaque atome se trouve cent soleil flamboyant. Si tu fends le cœur d’une seule goutte d’eau, Il en émerge cent purs océans. Si tu examines chaque grain de poussière, Mille Adam peuvent y être découvert… Un univers est caché dans une graine de millet ; Tout est rassemblé dans le point du présent… » (Golshan-e-Râz)
Selon lui, les diverses composantes de la réalité forment un tout organique polarisé par la transcendance divine : « Les éléments : l’eau, l’air, le feu et la terre, occupe leur place sous les cieux ; chacun sert diligemment à la place qui lui est assignée avant ou au-delà de laquelle il ne s’aventure jamais… C’est d’eux que provient le triple royaume de la nature, les minéraux, puis les plantes, ensuite les animaux, élaborant en leur sein la substance à l’instar des soufis qui se purifient de la forme : tous, selon l’ordre et la faveur du maître, se tenant à leur place, soumis à sa volonté » (Golshan-e-Râz)
Le tasawwuf de Rumi, dans le cadre d’une audacieuse écologie profonde, nous offre une figure de l’humain tout à fait étonnante. Loin de se poser contradictoirement par rapport à la réalité cosmique et à la Nature, l’humain, non seulement intègre en lui les divers règnes de la Nature – ce qui fonde un humanisme pluriel et cosmique -, mais aussi les dépasse en se dépassant lui-même selon un principe d’évolution total et infini qui traverse les mondes et les univers. Ecoutons-le : « L’homme vint tout d’abord dans le règne des choses inorganiques, puis de là il passa dans le règne du végétal, ne se souvenant pas de sa condition précédente. Et lorsqu’il passa dans l’état animal, il ne se rappela plus son état en tant que plante : il ne lui resta que l’inclination qu’il éprouva pour cet état – notamment à l’époque du printemps et des fleurs - , telle l’inclination des petits enfants à l’égard de leur mère (ils ignorent la raison qui les attire vers le sein maternel), ou comme l’inclination du disciple vers le maître spirituel (l’intelligence partiel du disciple dérive de cette intelligence universelle…) ; puis l’homme est entré dans l’état humain ; de ses premières âmes il n’a point de souvenir, et il sera de nouveau changé (à partir de son âme actuelle) » (Mathnavi, IV)
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Les débats qui mobilisent de nombreux intellectuels et militants des courants anti-mondialistes et anti-capitalistes, comme Vandana Shiva, Aminata Traoré, Samir Amin, François Houtart, Serge Latouche, Leonardo Boff, Mohamed Tahar Bensaada, Mounir Chafiq, Michaël Löwy, Jacques Grinevald, etc., prennent dans le contexte arabo-islamique, une profondeur et une intensité tout à fait particulières. Si on peut penser comme possible le dépassement de la querelle qui sépare les tenants d’un non-développement et d’une décroissance et les tenants d’un développement alternatif radical et non capitaliste, c’est parce que la conscience doit intérioriser la finitude à la fois humaine mais aussi cosmique, du point de vue des énergies, de la matière, des ressources et des équilibres dynamiques de nos écosystèmes (qui constituent ensemble Gaïa dans l’hypothèse de James Lovelock). Or, la Théologie Islamique de la Nature nous rappelle cette finitude, notamment en soulignant que l’humain n’est pas "propriétaire" de la Terre. La vocation de l’humain, dans la perspective musulmane, est moins d’épuiser cette Terre, que de déployer les virtualités créatrices de son infinitude, c’est-à-dire de son intériorité, de son Je. Ici, la Théologie Islamique de la Nature rencontre la psychologie des profondeurs de Carl Gustav Jung.
Le développement alternatif arabo-musulman, qui pourrait émerger d’un authentique projet de renaissance civilisationnelle, auquel participerait la Théologie Islamique de la Nature, doit se donner comme tâche d’inverser, nous l’avons dit, la logique de mort de la quantification et de l’objectivation marchande. Le maître mot doit être harmonie et non croissance. Le processus d’endogénéisation de l’exigence écologique, par le biais de la constitution – dans un langage contemporain – de cette Théologie Islamique de la Nature, ne signifie nullement se replier sur soi-même. Au contraire, de même que la biodiversité environnementale se diversifie tout en maintenant une unité du Monde (c’est le thème classique de l’unus mundus des alchimistes et des théosophes), de même la biodiversité culturelle et le pluralisme historique ne contredisent pas la rencontre, le dialogue et la confluence.
Depuis quelques années, nous assistons à l’émergence d’une nouvelle géographie de la militance dans la résistance au capitalisme, à la marchandisation-occidentalisation du monde, à la néo-libéralisation des espaces publics et des biens communs planétaires. De Seattle à Millau-Larzac, de Gènes à Florence, en passant par Porto Alegre et Beyrouth, cette militance entend réaffirmer les droits humains et les droits des peuples, la justice sociale et la protection de la Nature et de la biodiversité face à la logique mortifère du mal-développement au Sud et de l’hyper-développement au Nord. Le vrai débat n’est pas d’abord sémantique. Si on peut procéder à une critique philosophique et radicale du développement réellement existant, il ne faut pas fermer la porte à ceux et à celles qui militent, au Sud, pour un développement alternatif, endogène, qui n’est ni la reprise du développement des anciennes conceptions productivistes et matérialistes, ni le nouveau qui se pare du qualificatif "durable" pour masquer le paradoxe qu’il est. En réalité, le véritable enjeu est celui de l’axiologie, c’est-à-dire de la hiérarchie des valeurs. Quel que soit le vocabulaire choisi, il convient d’abord de poser ceci : si la modernité capitaliste (Max Weber) entend placer au premier plan les valeurs marchandes, la résistance à celle-ci - au nom d’une modernité alternative, de nature qualitativement différente –veut, au contraire, réenchanter le monde, le subjectiver pour inverser la méga-machine qui généralise le non sens et l’objectivation. L’émergence dans le monde arabe d’un véritable pôle anticapitaliste culturel et même d’une Théologie Islamique de la Libération peut grandement aider à un dialogue et une convergence entre les luttes du Sud et du Nord de la planète. En particulier, cette convergence, fondée sur un universel pluriel et concret, pourra faire taire les voix qui, ici ou la, veulent le clash des civilisations. Plus que jamais, nos théologies de la nature, nos résistances à la marchandisation du monde, nos luttes pour une réforme radicale du Système-monde et de ses instruments (comme l’OMC) doivent œuvrer ensemble pour la Convivialité des hommes, des femmes, des peuples, des communautés et de la Nature, sur cette terre qui est nôtre.
Source : http://www.science-islam.net/article.php3?id_article=306&lang=fr

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