mercredi 15 juillet 2009

Extraordinaire et douloureuse

Extraordinaire et douloureuse modernité d’Averroès

Entretien avecAlain de Libéra


Spécialiste de la philosophie médiévale, Alain de Libéraconduit depuis plusieurs années un travail de retraductiondes oeuvres du philosophe andalou du XIIesiècle, Averroèsdont l’œuvre majeure a été de concilier la philosophie et lareligion, les deux voies pour accèder à une unique vérité.



Jean-Christophe Ploquin : — De nombreuses manifestations enEurope et au Maghreb ont récemment célébré la mémoire duphilosophe andalou Ibn Rushd, connu en Europe sous le nomd’Averroès, à l’occasion du 800e anniversaire de sa mort le 10 décembre1198. Quelle était, au XIIesiècle, la nouveauté de ce philosophe ? Était-ce son travail de conciliation de la foi et de la raison, de la religion et dela philosophie?


Alain de Libera 1: Plutôt que de conciliation, le terme dont Averroès sesert est celui de connexion, ou de continuité. Deux mots qui ne sont pasexactement synonymes mais qui disent tous les deux la nécessité d'unrapprochement et la nécessité d'une distinction entre ce qu'il appelle nonpas la foi et la raison mais la sagesse et la religion. Son projet se comprendpeut-être mieux si on pense aux tentatives faites avant lui pour répondreà cette question, qui se pose toujours d'ailleurs : celle du statut et de laplace de la philosophie dans une société musulmane.Averroès est un philosophe andalou, donc un philosophe occidental. Ila très bien connu les travaux de ses deux plus grands prédécesseurs, IbnBajja, qu'on appelle en latin Avempace, et Ibn Tufayl, qui avaient avant luiaffronté cette question. Ibn Bajja s’est notamment demandé qu'elle était laplace du philosophe dans la société musulmane. Il répond dans des termes qui ne laissaient guère d'espoir, en faisant l'apologie de la vied'ermite. Un de ses principaux livres, Le régime du solitaire, donne uncertain nombre de recommandations et de préceptes à ceux quivoudraient mener une existence philosophique. Le premier et le derniermot de la chose, c'est précisément le retrait, la solitude, étant entendu quela société est hostile, que le climat politique et religieux dans lequel unphilosophe vit à l'époque est tout sauf propice à l'exercice de la raison. Lemaître mot est donc l'ermitisme urbain. Il ne s'agit pas de se retirer dans ledésert mais, dans un sens quasi pascalien, de s'enfermer dans unechambre.La seconde réponse donnée avant Averroès est celle de son prédécesseurimmédiat à la cour du souverain almohade, Ibn Tufayl, dont l’œuvre restaméconnue des philosophes latins du Moyen-âge mais qui a inspiréultérieurement deux des chefs d'oeuvre de la littérature européenne : leCriticum de Balthazar Gratian et Robinson Crusoë de Daniel Defoe. Àmentionner le nom de Robinson, on a une petite idée de ce que peut êtresa thèse, qui est exposé dans un roman philosophique, probablement lepremier qui ait été rédigé en Occident. C'est l'histoire d'un Moïse de laraison puisqu'à la suite probablement d'un naufrage, un bébé se retrouvedans une nacelle qui aborde une côte inconnue d'une île perdue au finfond du monde. Cette île n'est pas habitée, il n'y a pas de présenced'hommes. Le bébé deviendra philosophe. Par la seule observation de lanature et le libre exercice de sa raison naturelle, il reconstituera à lui seulla totalité du savoir humain. Le second épisode du roman est l'arrivée d'uncompagnon. Un embryon de société s'ébauche. Puis les deux hommesdécident de quitter l'île et de se rendre dans une île habitée. Et là toutcommence d'aller mal. Il s'agit d'une île habitée par des musulmans, avecun pouvoir politique et religeux fort. La conclusion est presquevoltairienne : pour vivre heureux, vivons cachés. Les deux hommesretournent dans leur île et y reconstituent une micro-société à l'abri dufanatisme religieux et de l'intolérance. Il s'agissait ni plus ni moins que desauver leur vie.Au moment où Averroès prend la plume, le philosophe a donc le choixentre la solitude et une société d'amis elle aussi oscillant entre l'exilintérieur et une solitude à deux. Mais lui va lancer une parole autoritaire,parce que c’est un intellectuel organique, comme diraient Gramsci etJacques Le Goff : un homme près du pouvoir, qui pense à l'abri du pouvoirpolitique et religieux. C’est aussi un médecin de cour, un juriste et un cadi,c'est-à-dire une autorité juridique importante — il sera même à unmoment de sa vie le grand cadi de la mosquée de Cordoue, c'est-à-dire qu'il n'y a rien au-dessus en fait d'autorité religieuse —, autorité qui lui aété consentie par le pouvoir politique. Donc c'est comme juriste, commethéologien, comme philosophe et comme intellectuel qu'il intervient et àun moment où le pouvoir politique a su imposer un relatif silence auxadversaires des philosophes, c'est-à-dire aux juristes traditionalistes et auxthélogiens sectaires. C'est ce qui explique son audace, une audace dont nepouvaient certes pas faire preuve ses prédécesseurs et dont ne pourrontcertes pas témoigner ses successeurs, si successeurs il y a.S’intéressant à la connexion de la sagesse et de la religion, Averroèstravaille sur les conditions de l'indépendance de la recherchephilosophique, étant entendu que cette indépendance est pensée, conçue,sur le fond d'une théorie qui est celle de l'unité du vrai : il n'y a pas deuxvérités contraires susceptibles de s'opposer. Un de ses axiomesfondamentaux, c'est que la vérité ne peut pas contredire la vérité. Son idéeest que si la vérité est unique, en revanche, les chemins d'accès, lesméthodes, sont multiples. En résumé, il y en a trois; deux qui mènent à lavérité, la troisième qui prétend y mener mais qui en éloigne en fait. La voied'accès qui mène le plus grand nombre à la vérité est celle de la révélation.Celle qui y mène un tout petit nombre est la philosophie. Entre les deux,la pseudo-voie est celle des théologiens sectaires. Tout le projet d'Averroès,tel qu'il s'expose dans plusieurs livres et notamment dans son Discoursdécisif, va être de montrer en quoi les deux grandes voies d'accès que sontd’une part la méditation de l'écriture et l'écoute de la parole prophétiqueet donc le respect des obligations et des prescriptions qui en découlent, etd'autre part la recherche scientifique et philosophique, sont toutes deuxnécessaires pour l'humanité. Elles sont en outre susceptibles de coexisterharmonieusement à condition que la troisième voie soit condamnée et queles théologiens sectaires ne puissent plus rendre les masses infidèles, àforce de vaines explications, ni ne puissent condamner pour infidélité desphilosophes qui, eux, non seulement ne sont pas infidèles mais qui tententseulement d'atteindre par leur voie la vérité que la révélation leur enjointd'atteindre par là. C'est cela la véritable connexion entre religion etphilosophie. Elle réside dans le fait qu’ il y a un statut religieux duphilosophe, que la révélation qui s’adresse à tout homme s'adresse aussiaux philosophes. L'écriture contient un certain nombre d'incitationscompréhensibles par le philosophe. Lui seul a à poursuivre sa propre voiepour répondre à l'injonction qui lui est faite d'être lui-même dans lapoursuite d'une vérité qui est universelle et qui vaut pour tous leshommes même si elle n'est pas atteinte de la même façon par eux.


— Mais Averroès pose-t-il des postulats religieux qui s'imposent auphilosophe?


Il a un certain nombre de principes qui valent pour tous les hommes etaussi pour le philosophe. À savoir, par exemple, de respecter les règles del'art, la discipline scientifique. Mais il soutient que quelqu'un qui arespecté entièrement toutes les procédures de la rationalité et qui setrompe ne peut pas être condamné pour cela car son intention n'était ni dese tromper ni de tromper qui que ce soit. Il peut à la rigueur être désavoué,mais il devra aussi être encouragé à poursuivre son travail et àrecommencer.Averroès a développé une théorie pour mettre le philosophe à l’abri desaccusations d’hérésie, qui vaut la peine de mort, et d’innovation blâmable.Averroès sait bien que même s’il travaille sous la tutelle d’un pouvoirpolitique fort, les théologiens sont toujours là, les juristes aussi, et qu'ilsaspirent dans l'ombre, dans une ombre de moins en moins épaisse à leréduire au silence. Il faut donc être prêt à discuter publiquement avec lesthéologiens et les juristes. Comment? Voilà la grande question et aussi lamodernité d'Averroès. Il ne choisit ni le silence, ni l'exil, ni la solitude, ilchoisit le débat. Cela suppose d'être capable de trouver un langagecommun avec l’adversaire, d'être capable de discuter selon des catégorieset des types d'argumentation que l'adversaire est obligé de reconnaîtrepuisque ce sont les siens.Comment établir qu'une thèse philosophique est une innovationblâmable? La réponse classique est qu’elle survient s'il y a rupture duconsensus existant entre tous les ulémas depuis les califes bien guidés, lesquatre premiers califes de l'islam. Une bonne méthode de vérification, ditAverroès, est celle de l'énumération exhaustive. Il faut donc recenser demanière exhaustive toutes les opinions qui ont été émises depuis les califesbien guidés sur telle question. Mais il y a selon lui une seconde enquête àfaire : s’assurer que les prédécesseurs n’ont pas donné, en parallèle à leurenseignement public, un enseignement caché. Averroès fait porter sur sesadversaires la charge de prouver que, tenant compte de ce critère, il y a unconsensus absolu sur une question. L’argument, c’est évident, oscille entrel'ironie pure et le scientisme le plus radical. Mais entre les deux, il y a laplace du bon sens. Averroès, qui est allé le plus loin possible pour unhomme de son temps dans la connaissance des traditions, montre que surtoutes les questions qui se sont posées au philosophe, il n'y a jamais eu, oupresque, accord entre les philosophes. Par exemple entre Platon etAristote. Et il souligne que sur les questions communes aux théologiens et aux philosophes, il n'y a jamais eu autre chose que discussion, débat,réfutations réciproques, parce qu’entre les théologiens eux-mêmes, il n'y ajamais eu accord. L'existence même des multiples sectes qui existaient enOrient et en partie en Occident musulman prouve que le débat, laconfrontation, la polémique ont toujours été la règle et l'accord l'exception.


— Averroès ne définit donc pas une primauté de la philosophie sur lareligion ou de la religion sur la philosophie?


Non, il y a une primauté, une unicité du vrai. Et après cela, il y a unefonction différente des méthodes d'approche, d'approximation de cettevérité. Il est clair qu'une certaine lecture littéraliste, en tout cas littérale duCoran, suffit dans la plupart des cas aux masses, aux gens qui ne sont pasappelés, par leur «fond mental», disait Averroès, c'est-à-dire parl'ensemble de leurs talents et de leur nature, à devenir philosophes. Toutle monde n'a pas à devenir philosophe mais la révélation n'est pasdestinée à une humanité composée exclusivement de philosophes. Lesnon-philosophes sont les plus nombreux; ils ne sont ni meilleurs ni piresque les philosophes, ils sont autres. Cela dit, il y a aussi les philosophes. Ilsne sont ni meilleurs ni pires que la masse, ils sont autres. Il y a certes unearistocratie intellectuelle chez Averroès mais la même loi vaut aussi poureux. Simplement, ils doivent respecter leur propre nature et répondre à unappel qui est dans le Coran lui-même, en l'espèce dans ces versets quisont, dit Averroès, oscillants ou équivoques, et qui précisémentdemandent une interprétation. S'ils sont là, c'est parce que Dieu, ayantvoulu s'adresser à l'ensemble de l'Humanité, s'est aussi adressé à eux. Endonnant son interprétation de ces versets obscurs, oscillant entre le senslittéral et le sens caché, il les enjoint à s'engager dans l'effort personnel quiest l'occasion d'un progrès intérieur, spirituel et scientifique. Toutapprofondissement du sens de l'écriture passe par un progrès de la raisonet tout progrès de la raison se reflète dans un enrichissement du sens del'écriture. Les deux vont de pair. Le philosophe est au fond engagé dansun double mouvement : un travail philosophique tout court et unemultiplication du sens de l'écriture qui fait que celle-ci apparait pour cequ'elle est : d'une richesse infinie. Donc le philosophe n'est pas l'ennemi dusens. La métaphore pour lui n’est pas stérile ou vaine.


— Averroès était-il croyant?


Cela ne fait aucun doute. Mais il s'agit de comprendre ce qu'on appelle «croire». Se demander si Averroès, parce qu'il était philosophe, croyait ounon, c'est ne rien comprendre à ce que pouvaient être les Anciens ou lesgens du moyen-âge. Averroès est évidemment un musulman. Il ne sedemande pas, même un instant, s'il croit ou pas. Il ne doute pas un instantqu'il y ait lieu de croire. Ce sur quoi il s'interroge c'est sur la forme àdonner à sa croyance. Quelle forme de vie bâtir à partir de là? Quelleforme d'intelligibilité introduire dans le monde à partir de sa croyance?Son but n'est pas de délivrer du croire ou de la croyance, c'est de délivrerdes faux croyants, nous délivrer de ceux qui donnent toujours le choixentre savoir et croire. Et qui prétendent tout régler et disposer de ce choixen disant : nous, nous savons ce que c'est que croire et nous savons tout.Averroès dit : ils croient savoir mais ils ne savent rien et ils pensent croiremais ils ne croient pas. Et c'est cette figure du théologien sectaire qui noiela masse des croyants dans de fausses interprétations, les entraîne sur leschemins de l'infidélité, du fanatisme et de l'intolérance et ce sont cesmêmes théologiens qui prétendent rivaliser avec les hommes de science etimposer leurs interprétations allégoriques là où le philosophe essaie dedonner une exégèse rationnelle. Pour Averroès, c'est bien parce qu'il estcroyant qu'il est philosophe. S'il y a une thèse inlassablement répétée chezAverroès, c'est que le philosophe fait partie de l'humanité, que larévélation s'adresse à l'humanité et que quelque chose dans la révélationlui est spécialement destiné.


— Connaît-on des décisions qu'il a prises en tant que cadi? A-t-il étéconservateur ou novateur?


Il faudrait dépouiller tout un corpus juridique. Pour ce que j'en sais, sesdécisions étaient marquées au coin du bon sens et de l'équilibre. Je nepense pas qu'il était spécialement un novateur. Simplement il s'écartait dujuridisme maniaque, du littéralisme systématique. Il s'agissait de rendreun jugement équitable à partir d'une connaissance approfondie de latradition. C'était un jurisconsulte capable de réfléchir et d'appliquer ceraisonnement par analogie qui est le raisonnement propre aux juristes. Parles chroniques, on a la preuve qu'aucune de ses décisions juridiques n'alaissé dans l'histoire de traces contradictoires avec l'image qu'on se fait delui en lisant ses travaux de philosophe ou de théologien.


— Averroès a été très critique à l'égard des mu'tazilites, souventprésentés comme les membres de la plus rationaliste des écoles del’islam. Pourquoi ?


Ce sont deux formes de rationalisme qui s'affrontent. Les mu'tazilitessont des théologiens orientaux dont l'influence a rayonné partout en terred'islam. Ils ont incarné le rationnalisme théologique en Orient. OrAverroès leur reproche d'intervenir sur des questions philosophiques enétant mal préparés philosophiquement à les affronter. Alors que le champde la raison s’étend et est en constant progrès, il leur reproche de s'en tenirà un tout petit nombre de principes dont le caractère rationnel,incontestable au départ, n'aboutit pas parce que ces principes sontappliqués sans discernement ou sont considérés comme évidents oucomme démontrés alors qu'ils ne le sont pas. Il leur reproche un défaut deméthode et une incapacité à se rendre compte que certaines de leurs thèsessont fausses. C'est un peu ce qui sépare Platon des sophistes. Les sophistesne sont pas des imbéciles mais à un moment leur argumentationrationnelle vire au sophisme. Le mu'tazilite, c'est la figure du sophiste dansl'islam.


— Finalement, quelle leçon tirer du patrimoine intellectuel et del'expérience d’Averroès, en ce qui concerne le rapport entre islam etphilosophie?


D’abord, que ce rapport est nécessaire, fructueux et en tout casparfaitement licite. Il est en termes juridiques licite pour un philosophe defaire de la philosophie s'il est musulman. C'est même hautementrecommandable voire même obligatoire pour celui qui en a le talent.Voyez à quel point Averroès est croyant : il considère que nos talents, d'unecertaine manière, nous sont donnés par Dieu. Ne pas répondre à sontalent, c'est ne pas répondre à la volonté divine. Ce que nous ditaujourd'hui Averroès, c'est que la philosophie a toujours fait partie del'identité musulmane, dès le moment où islam et philosophie sont entrésen contact. Pour lui, la philosophie ne fait pas partie des sciencesétrangères, ce n’est pas un intermède regrettable, une excroissancemalsaine au temps de la Grèce antique. La philosophie est aussi bienmusulmane que grecque; elle est andalouse; elle est occidentale aussi bienqu'orientale. Elle fait partie de l'histoire humaine et donc de l'histoiremusulmane. Averroès reconnaît une valeur aux Anciens, aux penseursd'avant l'islam, et il reconnaît une aussi grande valeur aux penseurs qui,en terre d'islam, ont fréquenté ce qu'on appelle la philosophie.


— Après sa mort, pendant sept siècles, on n’entend plus parler d’Averroès en terre d’islam. Pourquoi?


À cause, d'abord, de l'effondrement des conditions sociales, politiques etreligieuses qui avaient rendu possible son émergence. Averroès meurt en1198 de l’ère chrétienne. Les Almohades n'ont plus que quelques annéesde véritable pouvoir à vivre en Andalousie. Le Commandeur des croyantsmeurt tout de suite après lui et ses successeurs vont subir une série dedéfaites absolument décisives face aux chrétiens. Le point d'orgue, labataille de La Navas de Tolosa en 1212, survient moins de vingt ans aprèssa disparition. Il n'est plus question, alors, de cette société almohade tellequ'elle existait à l'époque d'Averroès en Andalousie.Ensuite, comme à chaque fois que les défaites s'accumulent, il faut bienblâmer quelqu'un. Dans un autre contexte, lorsque les juifs sont expulsésd'Espagne en 1492 et arrivent en Italie, une partie des adversaires de laphilosophie dans le judaïsme médiéval va imputer à ceux qui s'étaientadonnés à la philosophie en Espagne la responsabilité des malheurs dutemps, de l'exil et de l'expulsion. C'est un peu la même chose qui seproduit en Andalousie lorsque ces défaites commencent à s'accumuler. Cesont les philosophes qui vont être responsables de tout et, parmi eux, lefils d'Averroès, qui avait rédigé un petit traité sur l'intellect et l'âme. Lui etses quelques élèves sont tous balayés et réduits au silence.Après, le mouvement de l'histoire a passé. Un philosophe sansprotection est un philosophe mort. Deux groupes de pressions s’imposent:les juristes fondamentalistes et les religieux qui penchent de plus en plusvers la mystique, le soufisme. Or, s'il n'y a plus de philosophes, il n'y a pluspersonne pour copier les oeuvres; celles-ci ne circulent donc plus, et il n’ya donc plus de public. Tout se défait et s'effondre comme un château decartes en Espagne.


— Où se manifeste aujourd’hui dans le monde arabe le regaind'intérêt pour Averroès?


_ Ce regain n'est pas nouveau puisque la renaissance arabe à la fin du19esiècle passe largement par une réévaluation, une redécouverte dupersonnage théorique Averroès et d'une partie de son oeuvre,essentiellement le Discours décisif. Cet intérêt se manifeste aujourd’huiparticulièrement dans le Maghreb, en tout cas en Tunisie et au Maroc.Dans ce pays, un mouvement s’inspirant d’Averroès donne actuellementses fruits. Il y a dans le monde arabe d’éminents spécialistes d'Averroès,historiens ou philosophes, sans qu'il y ait de différences de standard entre un historien de ce côté-ci de la Méditerranée et de l'autre. Simplement, surla rive sud, le regain d'intérêt est plus complexe car il s'agit moins deréévaluer Averroès par rapport à Aristote — un problème de philosophequi concerne l'histoire de la philosophie — que de voir jusqu'à quel pointAverroès n'est pas un des éléments de ce dialogue original et trop tôtinterrompu entre philosophie et islam. Ce que certains vont chercher chezlui, outre le philosophe, c’est un des grands moments d'acculturationphilosophique des Arabes et d'islamisation de la philosophie.Il est clair que si l’on veut défendre un fort courant rationaliste dans lemonde musulman, il n'est pas mauvais de regarder comment dans lepassé, avec la science de l'époque, Averroès a su mener un effortd'intelligibilité ou de compréhension de la révélation. Aujourd’hui, lascience a beaucoup changé, mais pas un certain nombre de discoursreligieux, et on pourrait dire sans forcer le trait qu'une partie desadversaires actuels de la philosophie, des sciences, de ce qu'on appellel'occidentalisme, l'occidentalisation ou l'impérialisme occidental danscertaines sociétés musulmanes, parlent le langage que les adversaires dela philosophie parlaient au temps d'Averroès. L'actualité de ce grandphilosophe est ainsi extraordinaire et douloureuse. C'est une actualitémédiévale en plein monde moderne, y compris dans le sens où le mondemoderne n'est pas allé aussi loin dans ses dialogues et ses échanges que lemoyen-âge. Il faut donc faire sortir l'islam du moyen-âge et d'une autrefaçon, il faut l'y ramener. C'est un geste dialectique qui explique l'intérêtparticulier des musulmans pour Averroès aujourd'hui..


— Averroès peut-il être un emblème pour la laïcité?


Averroès n'est certainement pas le prophète d'une société laïque, demême qu'il n'est pas l'apôtre de la tolérance. Il est l'homme de ladiscussion argumentée avec l'adversaire et celui qui, dans un certaincontexte, a su efficacement défendre le droit à philosopher, le besoin dephilosopher et l'obligation de philosopher pour un musulman. C'estbeaucoup et c'est peu. Mais il n'y avait pas plus de tolérance et de laïcitédans l'Andalousie almohade qu'il n'y en a dans certains pays aujourd'hui.Et Averroès n'a certes pas milité pour la tolérance même s'il explique queles savants qui se trompent en respectant les règles de leur discipline nepeuvent pas être blâmé pour cela. Il ne faut pas idéaliser les choses. Ilexiste quelques sociétés laïques dans le monde musulman. Ce ne sont pasforcément celles qui sont le plus averroïstes.En revanche il existe une société laïque en France. Et il me semble que, là, Averroès peut être une figure de la laïcité, parce que nous avons enFrance une société laïque, qui doit être défendue pour son idéal de respectdes croyances. De ce point de vue, Averroès convient puisqu'il respectetoutes les croyances que ce soient celles des Grecs ou des chrétiens, mêmesi, en tant que musulman, il obéit à un certain nombre de préceptes,d'obligations de comportements qui lui sont propres et qu'il estime devoirobserver. On ne peut pas désislamiser Averroès. Mais on doit lepromouvoir comme penseur de la légitimité de la raison dans un espacereligieux. L’averroïsme donne des arguments à l'idée selon laquelle laphilosophie ne s'oppose pas à la religion et que par conséquent la religionne s'oppose pas à la philosophie.


Entretien conduit par Jean-Christophe Ploquin


Notes :(1) Trois ouvrages peuvent être recommandés:— Le livre du discours décisif, d’Averroès, introduction d’Alain de Libéra, Flammarion,collection GF.— Penser au Moyen-Âge, d’Alain de Libéra, Seuil, collection Essais.— Averroès et averroïsme, d’Alain de Libéra et Maurice-Ruben Hayoun, Puf, collection Quesais-je?

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