vendredi 28 décembre 2007

Le soufisme et les confréries dans l'Inde comtemporaine (2)

2. LES CONFRÉRIES DANS LA SOCIÉTÉ


Aujourd’hui comme dans le passé le soufisme s’appréhende d’abord à travers ces grands lieux de sociabilité religieuse que sont les hospices qui ont été fondés par ses grands maîtres historiques et qui abritentleurs tombes. Essayons d’y retrouver la mise en oeuvre de la religiosité et de la culture mystique ainsi que les principes qui organisent les confréries et les insèrent dans la société. Demandons-nous de quelle façon ils peuvent servir de pont entre l’islam et l’hindouisme.

2.1. La vie des Dargâh.

Le terme le plus général pour désigner en Inde les hospices soufis est le mot persan dargâh, qui relève do vocabulaire royal; il signifie le “l’auguste seuil” d’un palais (comme on dit en français la “sublime porte” pour le palais ottoman). Le saint est le véritable maître du territoire, avons-nous vu plus haut. Il doit
donc être traité comme un sultan. Les descriptions de ces hauts lieux du soufisme, dont l’organisation varie selon les lieux et les confréries, sont nombreuses pour l’Inde pour l’ensemble du sous-continent (pour un
inventaire voir Subhan 1970; Troll 1989; Gaborieau 1995b; Matringe 1995; Landell-Mills 1995; Werbner & Basu 1999). On remarquera qu’ils sont presque toujours construits autour de tombes d’hommes: les sanctuaires organisés autour de tombes de femmes sont l’exception (Champion 1995).

2.1.1. Deux exemples: sobriété naqshbandie et flamboyance chishtie.

Deux exemples contrastés pris dans la ville de Delhi permettront de se faire une idée du large éventail des cas possibles. Le premier est celui de l’hospice naqshbandi fondé à Delhi autour de la tombe de Mirzâ Mazhar Jân-i Jânân (1699-1781), grand poète et mystique connu aussi pour sa sympathie pour les hindous: il pensait que les avatars du dieu hindou Vishnu était des prophètes et initiait des ascètes hindous à la pratique du dhikr. Ce sanctuaire toujours bien
vivant a fait l’objet d’une étude historique (Fusfeld 1981) et d’une description contemporaine (Gaborieau 1990). C’est, au coeur du quartier de Chitli Qabar dans la vieille Delhi moghole, un modeste lieu historiquement formé par la réunion de plusieurs maisons privées qui ont été réorganisées autour d’une cour qui contient les tombes du fondateur et de ses successeurs et une petite mosquée. Les bâtiments tout autour abritent la résidence du sajjâda-nishîn (successeur du fondateur qui est le maître spirituel et temporel de ce lieu saint) et sa famille ainsi que les pièces qui servent de lieu d’études et de réception. Ce sanctuaire est met l’accent sur les études et la dévotion. Le matin est consacré à l’enseignement des sciences religieuses exotériques; dans le reste de la journée le maître suit la formation mystique de ses disciples; et le soir a lieu la
hadra, c’est-à-dire la célébration du dhikr (silencieux) en commun. Les seules cérémonies un plus colorées sont la célébration des fêtes anniversaires (`urs) de la mort du fondateur et de ses successeurs: encore les cérémonies restent-elles toujours sobres, consistant essentiellement en la récitation collective du Coran suivie d’un repas communautaire (langar). Cet hospice soufi est renommé pour son rayonnement: il reste ouvert à des ascètes hindous qui viennent y prier; l’audience de ses maîtres soufis a toujours très largement débordé le
sous-continent vers l’Afghanistan — on l’appelle localement “le dargâh des Afghans” —, l’Asie centrale et le Moyen Orient — le grand Shaikh kurde Khâlid Baghâdî (1779-1826) y fut initié à la Naqshabaniyya- Mujaddidiiya qu’il contribua à répandre dans l’empire ottoman; des convertis occidentaux y ont aussi été
initiés, ce qui fait qu’on en parle aujourd’hui en plaisantant comme de la “dargâh des Italiens”.
Le second sanctuaire, devenu une ville en lui-même et une cour des miracles, est autrement coloré:
c’est Nizamuddin (Jeffery 1979 et 1981; Sharma 1974: 115-121). Cet étonnant complexe, situé à l’origine en dehors des villes musulmanes de Delhi, s’est développé autour de la tombe de Nizâmu’d-Dîn Awliyya qui avait tenu être enterré, comme il avait vécu, dans la campagne, c’est-à-dire à la fois séparé de la capitale, mais pas trop loin pour pouvoir influencer la politique; ce n’est que depuis l’indépendance que ce haut lieu du soufisme a été intégré dans le tissu urbain de la nouvelle mégalopole. Depuis la mort du saint au début du
XIVe siècle, ce sanctuaire n’a cessé d’être fréquenté et orné, étant devenu une sorte de musée archéologique de l’Inde musulmane avec l’une des plus vieilles mosquées de Delhi, et des tombes de saints, de lettrés et de princes qui illustrent l’évolution de l’architecture et de la décoration du XIVe au XVIIIe siècle. C’était aussi une qasba fortifiée dont l’entrée était commandée par des portes: le noyau de la population est constitué par les descendants du saint qui vivent encore à ce jour de leur fonctions de desservants du dargâh, tandis que
leur femmes voilées restent confinées dans leurs maisons. La vie religieuse tourne autour de ces trois points que sont le puits à gradins (bâ'olî) dont l’eau est considérée comme miraculeuse, la mosquée et surtout la tombe de Nizâmu’d-Dîn enclose dans un magnifique monument de marbre blanc entouré d’une colonnade d’époque moghole: les hommes peuvent entrer dans le monument et faire le tour de la tombe (dans le sens des aiguilles d’une montre comme le font les hindous, et non dans le sens inverse comme il est d’usage en islam, bel exemple d’acculturation !). Les femmes doivent rester à l’extérieur où elle viennent prier sous la colonnade au Nord, du côté de la tête du saint, à l’opposé de la porte d’entrée. De nombreux hindous viennent y implorer le saint. Le soir, particulièrement le jeudi, des musiciens (qawwâl), assis dans la cour face à l’entrée de la tombe, viennent y exécuter des chants mystiques en persan et en ourdou qui provoquent l’extase chez les fidèles. Chaque jour une distribution gratuite de nourriture (langar) attire une foule de mendiants, de
malades et de fous qui donnent à ce lieu l’aspect d’une cour des miracles. Les allées et venues quotidiennes sont incessantes de l’aurore jusqu’à tard dans la nuit, suscitant l’installation d’une multitudes de petits commerces dont les étals de fleurs et les librairies sont les plus directement liées au sanctuaire. Mais cette
animation quotidienne laisse place à des foules de dizaines de milliers de personnes le jours des quatre grandes fêtes. Trois d’entre elles sont fixées selon le calendrier lunaire musulman et se déplacent dans les saisons au fil des ans: ce sont les `urs de Nizâmu’d-Dîn et Amîr Khusrau, ainsi que le Bârâ Wafat qui
commémore les douze jours d’agonie et la mort du Prophète. La quatrième est fixée d’après le calendrier lunisolaire hindou et tombe toujours dans les premiers mois de nos années: c’est la fête du printemps (basant) empruntée à l’hindouisme. Pendant ces jours de festivité, aux visites habituelles à la tombe s’ajoutent alors des récitations du Coran, des concerts mystiques qui durent pendant des nuits et des distributions monstres de nourriture.

2.1.2.Les fonctions des sanctuaires.

Ces brèves descriptions donnent une idée des multiples fonctions
remplies par les dargâh. La moins apparente, parce qu’elle ne s’expose pas au grand jour, est l’initiation mystique et les pratiques extatiques qui lui sont liées. Les soufis attachés aux sanctuaires jouant alors le rôle de maîtres spirituels (shaikh ou pîr) formant des disciples (mûrid). L’instruction mystique (pîrî-mûrîdî),
comme l’ont souligné des études récentes (Buehler 1998: 190-223), tend depuis plus d’un siècle à céder le pas aux pratiques de médiation rituelle, les responsables des dargâh devenant plus des intercesseurs que des
maîtres spirituels. Mais elle est toujours présente: nous avons vu l’importance que lui accordent les Naqshbandis de Chitli Qabar; les multiples desservants rivaux de Nizamuddin sont aussi en concurrence pour former des disciples (Pinto 1995). Plus visibles que l’instruction mystique sont les pratiques extatiques qui lui sont liées. Même le dhikr silencieux des Naqshbandis évoqué plus haut, qui inclut au minimum la répétition rythmée d’invocations et le contrôle du souffle, suffit à induire des états seconds interprétés comme une union mystique à Dieu. A plus forte raison l’adjonction de la musique peut-elle porter ces effets à leur paroxysme: c’est la fonction du concert mystique qu’affectionnent particulièrement les Chishtis: chacune de leurs dargâh entretient une troupe
de chanteurs (qawwâl), s’accompagnant avec des tambours et un harmonium; ils donnent régulièrement des séances de chant (qawwâlî) dont la progression, dans les textes comme dans la musique, est savamment graduée pour faire monter l’émotion chez les auditeurs et les mener aux larmes, à l’extase, à la danse
possédée, voire à la mort puisque que la plus belle fin pour un soufi indien est de suivre l’exemple de Qutbu’d-Dîn, le saint patron de Delhi, qui mourut à l’issue de plusieurs jours de danse extatique sans jamais reprendre conscience (Digby 1986: 61). Cet aspect poétique et musical du soufisme indien a fait l’objet de
nombreuses publications de documents (Mi`râj Ahmad Qawwâl, Nusrat Fateh Ali Khan) et études (Qureshi 1986; Devos 1995 et 1998; Matringe 1989 et 2000). La ferveur extatique peut culminer dans des exploits fakiriques, où les disciples en transe, imperméables à la douleur, se transpercent le corps: les Rifâ`î sont tout
particulièrement célèbres pour ce genre d’exploit (McGilvry 1988); les Madârî étaient connus pour marcher sur le feu.
Comme les pouvoirs miraculeux liés à la mystiques affleurent sans cesse, les dargâh sont aussi des lieux de guérison des maux physiques et mentaux. Comme l’a montré une thèse récente (Speziale 2002), tout l’éventail des sciences curatives y est mis en oeuvre, depuis la médecine rationnelle, dit galénique ou yûnânî, jusqu’aux pratiques magiques (Gaborieau 1993a), en passant par la “médecine prophétique” (tibb-i nabawî) fondée sur des prières. Les desservants des sanctuaires sont de grands fournisseurs d’amulettes. Il est enfin
une fonction qui a rendu célèbres des dargâh spécialisées: le soin des maladies mentales. Les malades agités, délirants ou simplement déprimés y sont placés, enchaînés s’il le faut, sous la garde de membres de leur familles: la thérapie consiste, sous la direction des desservants, à les faire tourner à heures fixes autour de la tombe du saint, ce qui provoque des états de transe où les esprits qui possèdent ces malades s’expriment par leur bouches. Les patients se libèrent ainsi peu à peu de leurs conflits; dans les meilleurs des cas le saint leur
apparaît en rêve pour leur dire qu’ils sont guéris; ils peuvent alors rentrer chez eux. Plusieurs de ces sanctuaires ont fait l’objet d’études par des médecins (Rollier 1981 et 1983) et des orientalistes (Speziale 2002).
En dehors de ces activités spectaculaires, ce qui est au premier plan dans la vie quotidienne des sanctuaires c’est le rôle d’intercesseurs joué par les saints défunts qui y sont enterrés comme par ces saints que sont les soufis qui desservent leurs tombes. Les fidèles viennent en pèlerinage dans les dargâh avant tout pour obtenir des faveurs matérielles ou spirituelles d’Allah. Ils déposent, sous la direction des desservants, une mise sous forme d’offrandes qui sont en principe adressées à Allah au nom du saint, avec l’accompagnement
d’une invocation (du`â) demandant que les mérites de ces dons retombe sur le saint et sur les fidèles; ils récitent ensuite la fâtiha, la première sourate du Coran. Mais dans l’esprit de ceux-ci, il s’agit de prières adressées aux saints pour leur demander des faveurs. Aux prières s’ajoutent souvent des voeux par lesquels les suppliants s’engagent à faire tel ou tel don s’ils obtiennent telle ou telle faveur. Si les grands sanctuaires sont le plus souvent généralistes, d’autres sont spécialisés dans tel ou tel type de faveur, que ce soit la guérison des
maladies mentales comme nous l’avons vu plus haut, ou la guérison des maladies physiques comme la lèpre, ou l’obtention de la pluie et de récoltes abondantes, le saint Ghâzî Miyân en Inde du Nord ayant ces deux dernières spécialités (Gaborieau 1975 et 1996a; Mahmood 1989). La fonction centrale des sanctuaires est donc l’intercession (shafâ`a) qui s’exerce à plusieurs niveaux: le saint mort et plusieurs catégories de desservants vivants s’interposant entre Dieu et les fidèles pour obtenir des faveurs pour ces derniers.
Les fonctions spécifiques des dargâh sont donc l’instruction mystique, les pratiques extatiques, les soins curatifs et les multiples formes d’intercession. Elles s’accompagnent d’activités non spécifiques comme l’accomplissement du rituel canoniques dans les mosquées attachées au sanctuaires, l’enseignement des sciences religieuses exotériques dans les madrasa qui les jouxtent, et plus généralement l’entretien et la diffusion de la culture islamique avec les bibliothèques, les concours poétiques et les concerts mystiques qui
représentent un genre de musique reconnu. Ainsi, Nizamuddin demeure à beaucoup d’égards le grand centre de culture islamique de Delhi, voire de l’Inde du Nord.

2.2. La hiérarchie du soufisme

Nos descriptions sont restées jusqu’ici sur le plan spirituel et intellectuel. Elles ne doivent pas faire oublier les enjeux sociaux et économiques des dargâh, grands centres de redistribution de richesses, qui mettent en jeu des hiérarchies propres au soufisme et les pouvoirs qui leurs sont liés. Tout en incarnant un
idéal de renoncement, les mystiques musulmans — à la différence de leurs homologues hindous — n’ont pas complètement coupé les liens avec la société et restent tributaires de ses hiérarchies (Gaborieau 2002). Lors des grandes fêtes, certes, tous les fidèles sans distinction de classe mangent tous au langar, la cuisine communautaire. Il ne faut pas en déduire qu’ils sont sur un pied d’égalité, bien au contraire: même dans le strict cadre du sanctuaire, on constate une gradation des statuts qui reflète celle de la société musulmane dans
son ensemble que j’ai analysée par ailleurs (Gaborieau 1993b). Elle s’étage sur trois niveaux principaux, allant des privilégiés que sont les maîtres des sanctuaires aux musiciens de statut quasi intouchable, en passant par les fakirs infériorisés.

2.2.1. Un classe de privilégiés.

Même dans un sanctuaire qui n’est pas doté de terres comme Nizamuddin, les desservants qui vivent seulement des offrandes des fidèles et du commerce des fleurs et des livres, forment une classe privilégiée qui a bien été décrite dans une monographie ethnologique (Jeffery 1979).
S’affirmant descendants du Prophète, ils entrent dans la classe privilégiée des “nobles” ou ashrâf, réputés d’origine étrangère, qui occupent le sommet de la société musulmane: ils restent très largement endogames préférant le mariage dit “arabe” avec les filles du lignage; les rares unions externes restent cantonnées à des lignages “nobles”. Le principal symbole de leur statut est la stricte ségrégation des femmes: on ne les voit jamais dans le sanctuaire; elles restent cloîtrées leur maison dans le dédale des ruelles qui l’entourent.
De telles prétentions ont plus de substance dans le cas de sanctuaires richement dotés comme celui d’Ajmer (Currie 1992). Deux cas exemplaires ont récemment étudiés. Le premier est celui du dargâh de Bâbâ Farîd, le troisième grand Chishti, à Pak-Pattan, aujourd’hui au Pakistan (Eaton 1982 et 1984). Les desservants, eux aussi descendants du saints, sont de riches propriétaires fonciers qui comptent parmi les grands notables de la région; ils ont même pu, durant les troubles du XVIIIe siècle, s’ériger en principauté autonome. L’autre exemple est indien: c’est celui du sanctuaire de Salon dans le district de Rai Barely près de
Luchnow (Liebeskind 1998: 125-176). Relevant de la Chishtiyya-Nizamiyya), il fut fondée au début XVIIe par Shâh Pîr Muhammad Salonî (1586-1787), disciple de Shâh ‘Abd al-Karîm Manikpûrî (m.1647/8). Il s’agissait, comme dans le cas de Pak-Pattan d’un sanctuaire doté de grandes propriétés foncières depuis Aurangzeb (44 village !). Le sajjâda-nishîn vivait sur le pied d’un grand propriétaire, voire d’un Nawwâb, et ses dévots, hindous aussi bien que musulmans étaient aussi souvent ses métayers. Les fêtes étaient des plus
grandioses (avec une assemblée distincte pour les femmes, avec des musiciens-femmes) et une grande prédilection pour les rites coutumiers souvent d’origine hindoue. Le sajjâda-nishîn y tenait une espèce de cour où il instruisait toutes les requêtes possibles. Il avait le train de vie d’un grand propriétaire foncier dont il vait tous les attributs: costume, chasse, danseuses pour les cérémonies du cycle de vie…D’une façon générale, les maîtres des grands sanctuaires chishtis, qâdiris (Buehler 2000) et Suhrawardis appartiennent à l’aristocratie foncière: il est symptomatique qu’au Pakistan le terme mûrid signifie à la fois disciple et métayer.
Les représentants des grandes confréries dites orthodoxes se placent donc au sommet de la société musulmane, parmi les “nobles”. Leur prétentions s’appuient souvent sur une richesse réelle. Ils sont alors en mesure, nous l’avons vu plus haut, de jouer un rôle politique.

2.2.2. Des soufis de basse caste.

Mais ils ne sont pas les seuls soufis à hanter les sanctuaires dont ils
sont les maîtres. Il y en a d’autres qui sont en position nettement subordonnée et mendient à l’entrée. Au Pakistan, on a les Malang, “amantes” de Dieu, déguisés en femmes (Ewing 1984); en Inde du Nord, les Qalandars et les Madârîs; en Inde occidentale et méridionale, les Rifâ`îs. Ils sonttraditionnellement classés comme “hétérodoxe”, bî-shar`, c’est-à-dire n’observant pas la Loi divine. Comme je l’ai amplement démontré ailleurs (Gaborieau 1998), cette expression spécifiquement indienne équivaut à l’arabe malâmatî, désignant celui qui recherche le blâme en s’écartant de la Loi; elle est appliqué à ces soufis de seconde zone parce qu’on leur impute des manquements (vrais ou supposés) aux injonctions de l’islam. En fait cette condamnation
morale masque le vrai fondement de la distinction, qui est hiérarchique: tous ces soufis de seconde zone, réduits à mendier et à effectuer des exploits fakiriques, sont dans les sanctuaires en position de subordination par rapport aux grandes confréries orthodoxes. Ce sont en quelques sortes des soufis de basse caste: certains d’entre eux, comme les Madârîs sont même devenus de véritables castes de mendiants et de prêtres funéraires qui officient auprès des musulmans des castes respectables pour recueillir les dons funéraires qui sont infériorisants (Gaborieau 1993: 295-296 et passim; Gaborieau 2002: 89). Mais ces fakirs ne sont pas les plus bas dans la hiérarchie.

2.2.3. Des musiciens infériorisés.

Au-dessous d’eux viennent les musiciens, qui ne sont pas des soufis, mais font partie intégrante de la vie des sanctuaires. Celui de Ghâzî Miyân a des dafâlî, nommé d’après leur tambour daf: ils conduisent les processions qui convergent les jours de fête vers la tombent du saint en chantant ses exploits du saint (Mahmood 1989: 24-25, 42-43). Plus célèbres sont les qawwâl, les chanteurs
mystiques que nous avons rencontrés plus haut: la poésie mystique chantée, propre à provoquer l’extase, tient une large place dans la spiritualité soufie indienne, particulièrement dans la Chishtiyya; et les qawwâl sont les réels dépositaires de ce répertoire. Ce sont de grands artistes cultivés, même s’ils sont souvent illettrés et transmettent oralement leur savoir. Il ne s’ensuit pas pour autant qu’ils soient haut placés. Dans la civilisation indienne, comme dans le monde islamique, les musiciens professionnels, même s’ils remplissent une fonction religieuse, sont infériorisés et rangés parmi les plus basses castes intouchables. Dans les sanctuaires soufis, il n’en va guère mieux: visitant un jour Nizamuddin avec un universitaire musulman ethnologue célèbre, je lui demandai dans quel rang il attribuait aux qawwâl; il les rangea sans hésiter parmi les Bhangî, balayeurs, c’està- dire la plus basse des castes intouchables. Même s’il nous manque une enquête ethnologique détaillée sur la place exacte de ces musiciens dans la hiérarchie, il est sûr qu’il s’agit d’une très basse caste.
Les dargâh, avec cette triple gradation de statut, résument en quelque sort la société musulmane indienne qui est fortement hiérarchisés: on y trouve les classes “nobles” détentrices du pouvoirs et de la richesses qu’ils accumulent et redistribuent. Il ont autorité à la fois sur les soufis infériorisés qui se trouvent au
niveau médian de la hiérarchie, et sur les musiciens qui sont relégués tout en bas.

3.3. Le soufisme comme moyen terme entre l’hindouisme et l’islam.

Le lecteur aura peut-être été étonné de me voir décrire les musulmans indiens en des termes qui paraissent très hindous, en leur attribuant notamment des castes. Une telle vue va à l’encontre des préjugés courants inspirés de théories du “clash des civilisations”, selon lesquels hindouisme et islam seraient
diamétralement opposés, le premier étant hiérarchique, le second égalitaire. De telles idées ont connu un succès politique avec la théorie des deux nations de Jinnah qui justifia la partition de 1947, et avec la construction sociologique de Dumont (Dumont 1966: 261-67; Gaborieau 2002: 72-76) qui considérait la
partition comme “quasi-inéluctable”. Mais il y a un fait curieux: Dumont doit beaucoup à René Guénon qui termina sa vie au Caire sous l’habit d’un soufi (Lardinois 1995), et pourtant il ne mentionne mentionne jamais
le soufisme, forme islamique du renoncement, alors qu’il brode à l’infini sur les renonçants de l’hindouisme. Une prise en considération de cet aspect de l’islam, nous allons bientôt le voir, lui aurait fait comprendre que les oppositions entre les deux traditions ne sont pas aussi diamétrales. Mais auparavant il aurait dû voir que sa construction de l’opposition “hiérarchique/égalitaire”, en laquelle il résume la différence de l’hindouisme et de l’islam, est méthodologiquement mal fondée: pour le premier membre de l’opposition il s’appuie sur des textes juridiques en ignorant les sources mystiques qui font l’éloge de l’égalité; pour l’islam par contre il ne tient compte que de textes mystiques égalitaires sans
prendre en compte les livres de droit qui, eux, mettent l’accent sur la hiérarchie. Si l’on prend la peine de remettre les sources dans l’ordre et de comparer ce qui est comparable, on s’apercevra que l’islam a une conception hiérarchique de la société analogue à celle de l’hindouisme (Gaborieau 1993b: chap.IX; Gaborieau
2002: 83-85). Cette hypothèque étant levée, il est facile de repérer dans les sources historiques comme dans l’observation contemporaine les correspondances qui ont été consciemment recherchées entre les deux
traditions religieuses (Gaborieau 2002: 85-87). Deux d’entre elles concernent le soufisme.
La première est l’équivalence constante établie par ”hagiographie soufie dès le début du Sultanat de Delhi entre le soufi et le renonçant hindou dans la figure du yogi détaché du monde, doté de pouvoirs magiques et garant du pouvoir des rois. Cette équivalence a depuis longtemps été signalée (Digby 1970 et
1975); j’en ai longuement analysé ailleurs les implications sociologiques (Gaborieau 2002). Considérés l’un et l’autre comme des renonçants, soufi et yogi remplissent les mêmes rôles: en ayant un accès direct au divin par des techniques mystiques et en y puisant des pouvoirs surnaturels, ils aident les souverains et les fidèles restésattachés au monde.
La seconde correspondance, à un niveau de croyance plus populaire, est entre les dévotions qui s’effectuent sur les tombes des saints et les cultes hindous. Au début du siècle dernier Garcin de Tassy disait que les saints “remplacent pour les musulmans les dieux nombreux des hindous” (Garcin de Tassy 1831: 15):
les fonctions que ces derniers, dans le cadre du polythéisme, attribuent à de multiples divinités, sont chez les musulmans remplis par des saints spécialisés. Dans la vénération des soufis et des saints médiateurs les indiens ont trouvé un moyen terme qui permettait de passer de l’hindouisme à l’islam; et qui permettait de passer sans trop de dépaysement d’une religion à l’autre.
La présence de ce moyen terme qui permet de comprendre les analogies entre l’islam et l’hindouisme, et de construire une sociologie de la société musulmane indo-pakistanaise (Gaborieau 1993b: 404-411: Gaborieau 2003). Mais cela suppose que l’on considère que l’intercession (shafâ`a) des saints est bien partie intégrante de l’islam. Doctrine qui précisément a été mise ne doute dans les controverses modernes qui vont nous servir de guide pour traiter de la situation actuelle.

A suivre ...

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonsoir Matthieu Habib, je viens de lire passionnément votre deuxième article sur le soufisme et les confréries dans l'Inde contemporaine...et je dois vous dire que c'est la toute première fois que je vois une analyse qui révèlent les similitudes existant entre le soufisme et l'hindouisme.

Je découvre pas mal de choses ces derniers temps car je lis beaucoup notamment votre blog, mais je dois vous dire qu'ayant connu, avant toutes ces lectures, la bhakti de très près et Vrindavan et Mayapur qui sont des endroits que j'ai foulés et puis quelques temps après avoir découvert le soufisme et pour le peu que j'en connais je sentais bien cette similitude..et c'est de ce ressenti (non intellectualisé) des similitudes que j'ai fondé "mon synchrétisme" si je puis dire ainsi car aimant par dessus tout le soufisme, il m'est impossible de rejeter la bhakti. D'où ma solitude spirituelle finalement.
Encore merci à vous pour la qualité de vos textes choisis.
Yasmina

Anonyme a dit…

Merci pour l'info à propos du livre soufisme-Hindouisme le confluent. Je l'ai commandé sur Amazon mais ils refusent la livraison en Belgique, pas grave, j'irai à la Fnac pendant les soldes.

Dites à propos du confluent..Cela me rappelle un ami marocain cher à mon coeur qui avait une passion pour le Confluent..Vous savez...cette histoire superbe

"Le confluent des deux mers est un endroit merveilleux mentionné dans le Coran, dans la sourate 18, intitulée La Caverne (ou La grotte), comme étant le lieu de l'étonnante rencontre qui a eu lieu entre Moîse, accompagné de Josué, et un homme si mystérieux nommé Khadir ou encore Khidr (Le verdoyant).

La tradition souffie a donné à ce mot, le confluent des deux mers, en arabe majmaâ al bahrayne, non seulement un sens géographique, mais plus" Ce sont ces mots, pas les miens !!

Et c'est ce plus qu'il voulait découvrir, mais bon la vie fait que ca a foiré...mais moi, un jour, je le découvrirai.

Merci Habib Matthieu pour votre incroyable souplesse d'esprit et Bonne année à vous, vos chers, et votre communauté. Yasmina