mercredi 18 novembre 2009

Un soufi réformiste, le shaykh Muhammad Hasanayn Makhlûf (1861-1936) Imposteurs et faux-soufis (6sur8)


Imposteurs et faux-soufis

Très tôt dans l'histoire du soufisme, une nette distinction s'est faite entre le soufi qui aspire à une vraie spiritualité et celui qui prétend être soufi mais qui n'est en réalité qu'un dangereux imposteur. Entre la fin de l'époque mamelouke et le début de l'époque ottomane, la polémique était vive autour de ces personnages : « Le passé renvoyant toujours à « l'originel », on ne s'étonnera donc pas que les maîtres du tasawwuf de toutes les époques décrivent et attaquent dans des termes similaires les pseudo-soufis qui pervertissent le tarîq... Qualifiés de mudda'un (imposteurs), de dukhalâ' (intrus), ils appartiennent au monde rural et sont accusés de vouloir connaître Dieu sans même connaître le Coran ; ils initient des disciples sans avoir eux-mêmes suivi le cheminement initiatique. Enfin, ils sont animés par l'amour du pouvoir et des biens matériels et abusent de la crédulité et de l'ignorance du peuple » (Geoffroy, 1995 : 176). Au XXe siècle, les attaques répétées des shaykh-s réformistes comme des laïcs contre certains aspects du soufisme intensifient la polémique autour des confréries populaires. Les soufis lettrés accusent de tous les maux les confréries comme l'Ahmadiyya et la Burhamiyyâ qui puisent dans le creuset des populations rurales du Delta. Toutes leurs critiques sont concentrées dans l'épître Al-Qawl al-wathîq.


L'auteur fait la distinction entre les membres de ces confréries (arbâb al-turuq) et les vrais soufis (al-sûfiyya, ahl al-tarîq), turuq (pluriel de tarîqa) étant devenu un terme péjoratif traduisant le sectarisme qui règne au sein des confréries. M. H. Makhlûf débute son épître en rappelant que toute personne qui se rend coupable d'innovation (bid'a, muhdatha) en matière religieuse et s'écarte de ce qui est prescrit par le Coran et la Tradition du Prophète ne fait plus partie de la communauté des musulmans. Il mentionne le hadîth qui exhorte le musulman à combattre, suivant ses moyens, tout acte illicite dont il est témoin. Ce devoir incombe avant tout à ceux qui possèdent l'autorité religieuse, c'est-à-dire les 'ulamâ', gardiens de la loi divine et guides de leur communauté. Selon une vision de l'histoire largement répandue chez les 'ulamâ', M. H. Makhlûf souligne que ces pratiques non islamiques ont été introduites au sein des confréries égyptiennes par des éléments étrangers qui, sous l'apparence de soufis, ont occupé les khânqâ-s à la fin du IVe siècle de l'hégire (Makhlûf, 1926 : 5). Il vise, sans les nommer, les soufis d'origine turco-persane. À l'époque médiévale, ces derniers sont qualifiés par les soufis égyptiens de déviants, dans leur comportement, leur aspect physique, par les emblèmes déployés (bannières, tapis, cannes) dont certains seront repris par les confréries égyptiennes (Geoffroy, 1995 : 254). Leur influence, qui s'amplifie à l'époque ottomane, explique, selon M. H. Makhlûf, le développement d'un soufisme populaire en Egypte. Il souligne que ces pratiques auraient pu rester limitées à ces groupes si les grands 'ulamâ' avaient tenu leur rôle de guides et ne s'étaient pas coupés des musulmans. Ces derniers se sont tournés vers les confréries et les bid'a se sont répandues au sein de la 'âmma, le commun des croyants. L'auteur reprend ici les critiques formulées avant lui par des soufis lettrés comme Sha'rânî : celui-ci reprochait aux ulamâ' leur détachement à l'égard des problèmes de leur société et leur soumission, par intérêt et vénalité, au pouvoir ottoman. Il reconnaissait en revanche que les shaykh-s de zâwiya remplissaient un rôle vital dans la société (Garcin, 1969 ; Winter, 1982).

Après avoir présenté les facteurs historiques qui expliquent selon lui la décadence du soufisme et donc, de l'islam en général, M. H. Makhlûf choisit de répondre aux questions qui lui ont été posées par des 'ulamâ'. Elles concernent d'abord le dhikr, pratique spirituelle par excellence des soufis qui consiste à mentionner Dieu par ses différents Noms, individuellement ou collectivement, à voix haute ou basse et de manière répétitive. Plus que tout autre pratique soufie, le dhikr fut la cible des attaques des réformistes, car il est le rituel le plus spectaculaire. Les participants se tiennent debout, en rangées serrées et tournées vers leur shaykh, et rythment le dhikr par des mouvements de la tête et du haut du corps, d'avant en arrière ou de droite à gauche, les pieds posés à plat sur le sol. Au fur et à mesure que le rythme du dhikr s'accélère, les mouvements du corps deviennent plus rapides, le son des voix s'amplifie, certains disciples peuvent perdre le contrôle d'eux-mêmes, entrer en transe. Le dhikr est rythmé par la voix d'un munshid qui chante (inshâd) les louanges du Prophète, des membres de sa famille (ahl al-bayt) et des saints ; il est accompagné d'un orchestre composé d'une sorte de clarinette (mizmâr), d'une flûte, d'un tambourin (tabla) et parfois de castagnettes. Le dhikr en lui-même n'était pas attaqué mais c'est la manière dont il était pratiqué qui a soulevé la colère des réformistes. Pour R. Ridâ, il ne restait du dhikr que des bruits et des mouvements. Les soufis lettrés eux-mêmes ont condamné la façon dont le dhikr a été déformé. Ahmad Sharqâwî a consacré toute une épître aux techniques du dhikr, épître commentée par M. H. Makhlûf. Ce dernier précise dans Al-Qawl al-wathîq que le dhikr fait dans les règles est la plus importante des pratiques de la voie soufie et le moyen le plus efficace pour purifier son cœur et s'approcher de Dieu. Il cite les nombreux versets du Coran et les hadîth-s qui fondent cette pratique. Cependant il admet que le dhikr, tel qu'il est pratiqué à son époque, ressemble plus à de la danse et à la recherche de l'extase qu'à la concentration de l'esprit sur Dieu (Makhlûf, 1926 : 16). Il critique surtout la manière dont les pseudo-soufis déforment la prononciation des Noms divins (al-dhikr al-muharrafa) : il n'hésite pas à qualifier ces derniers, ainsi que ceux qui les écoutent, d'incroyants (kuffâr). Il reproche à ceux qui assistent au dhikr de s'y rendre comme à un spectacle et d'être plus sensibles à la voix du munshid qu'au contenu des récitations. De fait, il condamne l'utilisation d'instruments de musique pendant le dhikr, de même que l'habitude de battre des mains pour accompagner le chanteur.


En revanche, M. H. Makhlûf défend certains symboles soufis comme le port de l'habit rapiécé (khirqa). Son maître, Ahmad Sharqâwî déplorait que ces symboles fussent le plus souvent portés par des imposteurs : « Sache, écrivait-il, que le vêtement d'investiture (khirqa), la bannière ('alam al-rayâ) et la ceinture (hizâm) ne sont pas la finalité de la voie, la voie étant la lutte contre les inclinations mauvaises de l'âme (mujâhadât al-nafs) et l'attachement au Coran et à la Sunna » (Sharqâwî, 1889b : 145). Généralement, plus un soufi est lettré, moins il met en avant son appartenance à la confrérie en tant qu'organisation sociale. En revanche, les membres des confréries populaires affichent leur appartenance au groupe en arborant leurs couleurs, rouge pour l'Ahmadiyya, vert pour la Burhâmiyya et noir pour la Rifâ'iyya, et en défilant avec leurs bannières lors des processions.

L'auteur répond ensuite à une question relative à un point doctrinal qui fit et reste l'objet de violentes polémiques, celui de l'union à Dieu (ittihâd wa hulûl) (Makhlûf, 1926 : 19). Cette notion, imputée à Ibn Arabî et ses disciples, paraît heurter de front le dogme essentiel de l'unicité divine. La divinité ne peut pas s'incarner dans l'être, précise M. H. Makhlûf, et d'affirmer que « moi c'est Toi et Toi c'est moi » (Anâ anta wa anta anâ) est contraire à la loi divine. Il explique qu'al-Hallâj et Abî Yazîd al-Bistâmî ont été condamnés l'un à mort, l'autre à l'exil, pour avoir professé des propos similaires. Cependant, ajoute-t-il, il ne faut pas confondre le concept soufi d'unicité de l'être, wahdat al-wujûd, avec « l'incarnationnisme ». En cela, il reprend un débat ancien : la doctrine de la wahdat al-wujûd a été élaborée par Ibn 'Arabî (m. 1240). Consistant à s'approcher de Dieu afin de réaliser l'unité de l'Etre et de s'immerger dans l'amour et la contemplation (shuhûd) des réalités divines, elle fut l'objet de violentes attaques de la part des fuqahâ', qui l'assimilèrent à de « l'incarnationnisme », une croyance qui aurait été reprise aux chrétiens et aux extrémistes chiites (ghulât al-shî'a) par les soufis.


L'auteur aborde enfin les mawlid-s, fêtes religieuses populaires par excellence qui font l'objet elles aussi, depuis leur développement à l'époque mamelouke, de violentes critiques. Les mawlid commémorent annuellement le jour anniversaire du Prophète, des membres de sa famille et des saints. Les grands mawlid-s du Caire appartiennent au calendrier musulman. Ces festivités attirent surtout des ruraux, ce qui explique pourquoi elles sont perçues par leurs opposants comme des marques de la piété populaire et de l'arriération des campagnes. M. H. Makhlûf cite toutes les « innovations blâmables » qui ont lieu non seulement lors de ce type de manifestations mais aussi pendant les célébrations religieuses officielles. R. Ridâ écrivait à leurs propos : « Ces fêtes (autour des tombes) servent de points de rassemblement pour les hommes, femmes et enfants mélangés, comme les deux grandes nuits, celle de la fête du sacrifice et celle de la fin du ramadan, ou encore le premier vendredi du mois de rajab : on immole des bêtes, on y prépare des mets spéciaux. On mange, on boit, on pisse, on fiente, on bavarde, on braille ; tout cela pendant que le Coran est récité par des shaykh-s aveugles que l'on paie, sans parler de tout ce qui se passe de pire. À tel point que des actes licites comme la lecture du Coran ou les formes légales de dhikr deviennent répréhensibles dans ce contexte » (Ridâ, 1926/27 : 269-270)1.


Pour M. H. Makhlûf, les mawlid-s doivent être l'occasion de se remémorer les actes et les paroles des saints et des pieux, et d'en tirer des leçons (Makhlûf, 1926 : 22). Or, il considère que les gens vont surtout aux mawlid-s pour les plaisirs profanes qu'ils procurent. À l'instar de R. Ridâ, il déplore la mixité qui règne dans les lieux du mawlid et toutes les « innovations » que l'on peut y observer, notamment lors des processions (zaffa) de la Rifâ'iyya et de la Bayyûmiyya. Il condamne le défilé de bannières, l'utilisation d'encensoirs et d'instruments de musique, notamment les castagnettes : cet instrument est surtout associé en Egypte aux danseuses du ventre. Enfin il dénonce la vénération excessive portée aux shaykh-s et se moque de ceux qui avancent à dos de cheval, en tête de la procession de leur confrérie, coiffés d'un turban ridicule, affalés sur leur monture, comme s'ils étaient ivres, et de cette foule qui se presse autour d'eux pour recevoir leur baraka.

Notes:

1 R. Ridâ est cité par J. Jomier, (1954 : 254).

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