lundi 13 octobre 2008

De la danse des derviches à la métaphysique de Rûmî

De la danse des derviches à la métaphysique de Rûmî


par Éric Geoffroy


Les “derviches tourneurs”, confrérie musulmane soufie fondée au XIIIe siècle par Jalâl al-Dîn Rûmî, sont connus pour leurs danses “en toupies” très prisées des touristes. Mais peu savent que cette danse giratoire rituelle (samâ‘) recèle un très riche symbolisme, et a longtemps constitué l’un des éléments clefs d’un parcours initiatique. Les derviches tourneurs – doctrine, histoire et pratiques, que publient trois chercheurs érudits et passionnés (1) réussit le pari de livrer au grand public averti l'essentiel de ce que l'on doit savoir sur la confrérie Mawlaviyya, autrement appelée ordre des Derviches tourneurs.



Cet ouvrage, fruit d’une journée d’étude qui s’est tenue en 2004, présente l’avantage de s’adresser à la fois aux spécialistes du soufisme et à un public plus large, ainsi que le stipulent les auteurs. Cependant, il comporte de nombreuses notes de bas de page, ce qui le destine à un lectorat qui reste averti. Cette voie médiane est véritablement à encourager, notamment dans un domaine tel que le soufisme où l’érudition parfois absconse côtoie les élaborations les plus fantaisistes. Cet ouvrage est d’autant plus le bienvenu que nous fêtons cette année le 800e anniversaire de la naissance de Jalâl al-Dîn Rûmî (1207-1273), «Mevlânâ», maître éponyme de la Mawlawiyya / Mevleviye, ou voie des «Derviches tourneurs». Par l’universalisme de sa personnalité et de son œuvre, Rûmî a atteint un tel rayonnement en Occident moderne qu’il est bon d’apporter à son propos une information précise, sans aucunement oblitérer le contenu de son enseignement spirituel. Les trois auteurs ont bien relevé le défi, maniant tour à tour doctrine du soufisme, histoire et anthropologie spirituelle.



Jalâl al-Dîn Rûmî (1207-1273).


«Mourez avant de mourir !»

La première partie, signée Eve Feuillebois, constitue une bonne synthèse de la vie, de l’œuvre et surtout de la doctrine spirituelle de Rûmî ; elle est bien structurée, tout en témoignant d’une profonde sensibilité de l’auteur sur le sujet. Cette partie est aussi la plus grande, ce qui nous amène à remarquer que le titre de l’ouvrage aurait dû inclure Rûmî lui-même. Dans cette partie, la «théologie mystique» (p. 42-48) aurait pu faire la part plus belle à «l’unicité de l’Être» chez Rûmî, permettant ainsi de dégager ce qui le rapproche et le sépare à la fois d’Ibn ‘Arabî, de trois décennies son aîné. Les pages sur «l’anthropologie spirituelle» assez spécifique de Rûmî (p. 48-55) restituent bien le double mouvement de descente de l’âme humaine vers le monde et de remontée vers son origine divine. Ainsi qu’il est dit en conclusion : «Depuis Mawlânâ, le soufi sait que son origine est divine, que son âme n’est pas de ce monde matériel et périssable vers lequel les lois du cosmos l’ont fait descendre» (p. 173). Ensuite, Thierry Zarcone intervient sur la transition — toujours délicate dans l’histoire du soufisme — entre le vécu et le message du maître éponyme d’une part, et la formation de la «confrérie Mevleviye» de l’autre (p. 83-122) : les saints qui ont donné leur nom aux grandes voies initiatiques (tarîqa) du monde musulman ne les ont jamais fondées par eux-mêmes ; c’est l’œuvre de leurs successeurs, descendants charnels ou non. Th. Zarcone apporte, pour la première fois en langue occidentale, une description précise de la retraite de 1001 jours et du rôle, méconnu, qu’y tient la cuisine, «âme du couvent », où «le néophyte ‘‘mijote’’ lentement». Cette retraite de trois ans, au cours de laquelle celui-ci va accomplir jusqu’à dix-huit tâches domestiques, est censée aboutir à la mort initiatique du derviche, conformément à la parole du Prophète : «Mourez avant de mourir !». En ce sens, l’investiture du manteau et de la coiffe symbolise la tombe et la pierre tombale du derviche. Relevons ici cette belle métaphore employée par Rûmî : «Le corps du derviche est comme celui de Marie : tant qu’il ne vit pas les douleurs de l’enfantement son Christ intérieur ne peut naître» (p. 102).
Depuis 1925, date à laquelle Atatürk a dissous les confréries soufies, il n’y a plus ni noviciat ni retraite ni «ordination de shaykhs» au sein de la Meveliye, et Th. Zarcone souligne à plusieurs reprises que, sur le plan initiatique, cette voie a vécu. Il met en garde de ce fait contre sa folklorisation à destination du public occidental, et contre une lecture New Age de Rûmî, c’est-à-dire «presque déconfessionnalisée» de ses écrits (p. 120). Rûmî avait certes une vision universaliste de la religion, mais en partant de sa propre tradition islamique ; il serait naïf de croire que l’on peut devenir mevlevi sans être musulman…



"La danse des Mevlevîs où le derviche reçoit le flux divin de sa main droite ouverte au ciel, pour le diffuser de sa main gauche vers la terre et toutes les créatures."

La symbolique de la “danse” des derviches

Enfin, A. F. Ambrosio traite de l’histoire et de la symbolique de la danse des mevlevis (p. 123-185). Après un survol de la place du samâ‘ ou «audition spirituelle» dans l’histoire du soufisme, il nous livre une description précise, croquis à l’appui, de la séance de danse giratoire — qui s’appelle en fait mukabele ou «rencontre» —, telle qu’elle s’est fixée au XIXe siècle et telle qu’elle apparaît encore de nos jours. F. Ambrosio expose ensuite les différentes interprétations symboliques de cette cérémonie, la plus suggestive et la plus connue en Occident étant la «danse cosmique» où le derviche reçoit le flux divin de sa main droite ouverte au ciel, pour le diffuser de sa main gauche vers la terre et toutes les créatures. Notons en passant que les «dix-huit mille mondes» traversés par les âmes (p. 117) participent de la cosmologie soufie, mais prennent leur référence dans une parole du Prophète.
On regrettera l’absence d’une notice présentant chacun des trois auteurs. Plusieurs planches en noir et blanc sont, de façon heureuse, insérées dans l’ouvrage, lequel se termine sur une bibliographie exhaustive en langues turque et occidentales, et sur deux bénéfiques index.

E.G.



(1) Alberto Fabio Ambrosio, Eve Feuillebois et Thierry Zarcone, Les derviches tourneurs – doctrine, histoire et pratiques, éd. du Cerf, Paris, 2006, 212 p.




Le symbolisme de la «danse» des derviches



«Après l’élan mystique de Rûmî qui pouvait se livrer à la danse n’importe où, en plein bazar par exemple, au son du martèlement des orfèvres, c’est seulement au XVIe siècle que des explications de la cérémonie sont publiés. Dès lors, les derviches tourneurs ne cesseront d’approfondir la question du rituel de la danse, de la musique qui l’accompagne et de la symbolique qui leur est liée. Différentes clefs de lecture peuvent en être données. (…)
La symbolique de l’Origine

Le cercle est au centre de toute la symbolique mevlevîe. La salle de la célébration a généralement une forme circulaire car le tournoiement des derviches sur eux-mêmes et celui de l’ensemble des derviches constituent des cercles. Cette figure, tenue pour parfaite au regard d’une géométrie sacrée, symbolise l’Unité autant que la Source. En effet, un cercle a toujours une origine, un point de départ. Or le point équivaut au rappel de l’unité de Dieu et à l’unité intérieure que le soufi doit atteindre. Le point à partir duquel le cercle se forme symbolise la quête de l’origine, la source de vie. L’interprétation du samâ’ en général et du samâ’ des mevlevîs en particulier se réfère au Pacte primordial de la tradition coranique (Coran 5/172). La danse extatique serait en fait une mise en scène de la reconnaissance de la puissance de Dieu sur les âmes. Revivre cette expérience de l’appel divin entraînerait l’extase et éveillerait la nostalgie des origines. Point, origine et Pacte primordial sont une seule et même réalité pour le derviche qui fait l’expérience de l’extase dans le samâ’. Leur conception de la Création est elle aussi essentielle pour la compréhension de la cérémonie. Rûmî affirme en effet que le passage du non-être à l’être est le fondement de la première extase. Or, l’origine à la fois métaphysique, par la création, et spirituelle, par l’appel divin des âmes, est le point de départ d’une tout autre interprétation du samâ’. La danse extatique devient alors une manière de revivre ces moments fondateurs de la vie du soufi. Revenir au point, en créant des cercles — qui sont aussi des points élargis — figure le retour à l’unité primordiale, celle du pacte des hommes avec Dieu, mais aussi celle de l’extase créatrice. (…) Le point et le cercle s’appellent donc mutuellement ; si le point peut exister sans le cercle, le cercle n’est pas concevable sans l’existence du point. L’homme qui décide de revenir à son origine doit combler la distance qui le sépare de ce point en accomplissant un voyage spirituel. La quête des origines lui découvre le voyage initiatique qui était caché dans le mukâbele.



"La danse extatique permet de revivre la descente de l’âme vers son corps, et l’ascension de l’âme vers son Principe."


Le voyage initiatique

Une autre interprétation, complémentaire de la précédente, voit dans la danse soufie un voyage initiatique qui vise deux chemins. L’âme, avant de se manifester dans le monde apparent, est avide d’existence. Mais une fois manifestée, c’est-à-dire présente dans le bas monde, elle ne cesse d’aspirer à retourner vers l’Origine. (…) Le voyage initiatique descendant et ascendant met en relation l’Origine avec l’âme humaine créée et infusée dans le corps. La danse extatique permet de revivre la descente de l’âme vers son corps, et l’ascension de l’âme vers son Principe. Il s’agit d’un voyage initiatique car le soufi rentre dans ce mystère de l’union de l’âme et du corps et fait la même expérience que celle que son âme a vécue avant d’atteindre la sphère terrestre. Cette deuxième clef d’interprétation permet de penser que le soufi dansant, autant que le spectateur dont les yeux dansent avec lui, saisit par cet acte le sens de l’Origine et de l’existence terrestre de l’âme. Il perçoit ce que la philosophie classique décrit par les termes exitus et reditus, c’est-à-dire la sortie de l’être créé de son créateur et le retour au Principe. (…)

La danse cosmique

L’interprétation de la danse mevlevîe la plus répandue en Occident, qui n’est pas celle des textes de la confrérie, est de voir en elle une danse cosmique. Cette interprétation est une lecture superficielle de la cérémonie qui s’offre aux yeux des spectateurs. Ismail Rüsûhî Ankaravî l’expose de la manière suivante : «Pour qui les contemple avec l’œil de la vision, le temps, l’espace et le monde tournent…» L’esprit contemplatif du derviche, lorsqu’il se tourne vers ce dynamisme cosmique, se fixe sur le mouvement de l’univers. (…) Bien que le flux de la passion de Dieu parcoure sa création, le derviche cherche la sortie de l’univers qui le tient emprisonné loin de son Origine à laquelle il aspire. Le mouvement est le résultat de l’amour qui imprègne l’univers entier.



"Le soufi rentre dans ce mystère de l’union de l’âme et du corps et fait la même expérience que celle que son âme a vécue avant d’atteindre la sphère terrestre."

La mort mystique

La quatrième interprétation du samâ’ établit un lien entre la danse et la mort mystique ou symbolique. En effet, déjà à l’époque de Dîvâne Mehmed Çelebî (XVIe siècle), la mort se trouve au centre de l’interprétation de la mukâbele. Le manteau du derviche étant la tombe et le bonnet symbolisant la pierre tombale, le soufi, le jour du Jugement, répondra depuis sa tombe et, après s’être levé, il dansera. Or, la mort peut être vécue de deux manières : la mort mystique à laquelle le derviche se soumet tout au long d’une existence fondée sur le respect de la Loi de Dieu. La seconde manière de vivre la mort est hautement symbolique et se réalise à travers le mukâbele. En effet, les derviches entrent en extase car ils perçoivent les sons du Paradis, mais en même temps ils sont conscients de la puissance symbolique de cette danse extatique comme préparation à la mort mystique. C’est grâce à celle-ci que le derviche peut cheminer vers son Origine. (..) La danse recèle donc Dieu même ; Rûmî n’affirme-t-il pas que le samâ’ est «l’âme de l’âme», c’est-à-dire Dieu ? Fidèle au hadith qui recommande de «mourir avant de mourir» (en arabe mûtû qabl ân tamûtû), les derviches mettent en scène l’expérience de la mort (…). (…) Après la mort mystique, il n’y a que Dieu qui demeure, l’Unique, l’Aimant et l’Aimé. (…)».

Alberto Fabio Ambrosio




Extrait de La danse des mevlêvis : histoire et symbolique
In Les derviches tourneurs. Doctrine, histoire et pratique (coll. Patrimoines Islam, Éd. du Cerf).

1 commentaire:

Anonyme a dit…

*Assalamou alaikoum,en s'inspirant des sens profonds de ce texte et en relation avec l'éducation spirituelle aquise lorseque le maitre éducateur est vivant,je donne mon intérprétation personnelle du sentiment dévin que vit le mourid lors du dikre personnel,collectif ou samaa'.
*Si les darwiches tourneurs dansent selon un protocole bien détérminé "les mouridines" cad les demmandeurs de l'approche du dieu, n'ont pas de protocole ainsi lors de la sensations spirituelle extrème, c'est le coeur qui bat avec le dikre puis tous les sens et les organes ce qui mene vers la dance dans le sercle de "la imara" que construit l'ensemble des présents mouridines, et le spectacle se poursuit alors que le samaa' accompagné fait le rytme, mais sans perte de consience car lorseque la dance est términée avec la salate ala saidina mohammed, tous le monde s'assoit et l'ordre revient pour continuer cette séance du dikre, wa allah aalam.