mardi 28 octobre 2008

Rumi et le soufisme

Rûmi et le soufisme


Un texte de Georges A. Bertrand



Du Caire à Istanbul, les circuits organisés programment souvent, entre la soirée de danses folkloriques et l’excursion en supplément, une représentation spéciale « derviches tourneurs » qui permet à un public, souvent totalement ignorant du monde dont cette cérémonie est l’une des manifestations extérieures, d’approcher de très loin certes, mais d’approcher tout de même la surface des choses. Mais peut-être, au-delà de l’exotisme consommé, y aura-t-il certains spectateurs intrigués ou ravis (au sens premier du terme) qui voudront, ensuite, en savoir plus après avoir assisté à une « danse », regardée comme telle, n’ayant pu y voir autre chose qu’un mystère auquel ils n’avaient pas eu accès, en sentant également confusément que les hommes évoluant devant eux ne se donnaient en spectacle « que » pour eux, c’est-à-dire détachés d’un ensemble de cérémonies et de rites qui devaient rester étrangers à ceux qui avaient payé pour les voir.

A notre époque de grande confusion spirituelle et d’ignorance de la Tradition religieuse (qu’elle soit chrétienne ou musulmane), où on va soit rejeter les pratiques religieuses usuelles comme c’est le cas au cœur de nos sociétés chrétiennes catholiques, ou bien au contraire se raccrocher à des pratiques religieuses qu’on peut appeler « de façade » au cœur du monde islamique, pratiques religieuses qui sont, et contrairement aux idées reçues aussi bien en Occident qu’en Orient, bien loin de la Tradition musulmane, à notre époque donc, des mondes plus secrets, plus ésotériques, indépendamment des sectes qui fleurissent aujourd’hui et que , bien évidemment, je vais laisser de côté, vont attirer une minorité de plus en plus importante de gens. Et en particulier le soufisme, « doctrine » musulmane dont les principes, quoique « anciens », semblent en fait plus à même de satisfaire l’homme « moderne » que la vision orthodoxe proposée par les religions quelles qu’elles soient.
Loin de l’exotisme souvent lié consciemment ou non à cette attirance, je voudrais, ce soir, vous entretenir d’un homme qui vivait au XIIIème s., d’un homme qu’on peut considérer comme l’un des plus grands mystiques de tous les temps, d’une œuvre considérée par les Musulmans comme ne le cédant qu’au seul Coran. D’un homme qui savait, puisqu’il l’a écrit, qu’en coupant un atome on y trouverait un système solaire en miniature et que la Terre était l’une des neuf planètes tournant autour du soleil. A l’époque, Saint-Louis régnait sur la France et Galilée tout comme Copernic n’avaient encore jamais existé !
Mais surtout Djalâl al-Din Rûmi, puisque c’est de lui dont il s’agit, s’est voulu un maître d’éveil : il a transmis un enseignement fondé sur la connaissance et cet enseignement, il a voulu l’incarner dans la forme la plus belle possible, car la beauté de la forme doit approcher au plus près la beauté du fond, cette connaissance qu’on appelle « soufisme ».Il n’en fut pas l’initiateur, mais il lui a donné un relief, une force à nulle autre pareille, et la Voie (je préfère ce mot à « doctrine ») qu’il a préconisée, a tout d’abord été suivie au sein d’une confrérie, d’une tarîqa née en Anatolie, avant d’essaimer dans tout l’empire ottoman.
Rûmi a été le porteur d’un message d’une brûlante actualité, je dirais même d’une brûlante éternité : ayant subi les vicissitudes d’une époque tourmentée, exilé de son pays natal par les invasions mongoles, réfugié en terre étrangère, veuf très jeune avec des enfants en bas-âge, ayant perdu sous le coup d’assassins le maître spirituel qu’il aimait plus que lui-même, Rûmi a témoigné que la vie avait un sens, que l’amour et la joie transcendaient toute souffrance, et qu’en définitive rien n’était absurde, parce que « l’homme passait infiniment l’homme ».
Rûmi, sa vie et son époque
L’époque où il naquit fut celle de grands troubles, de duels titanesques, entre l’Orient et l’Occident, Saladin ayant peu à peu grignoté l’empire palestinien des Francs, mais également en Occident, entre le Pape et l’empereur après la mort en croisade de Frédéric Barberousse, ainsi qu’en Orient, entre la Perse et la province du Touran au Nord-est de l’Iran actuel, vers l’Afghanistan, en attendant les invasions imminentes venues de l’Orient lointain.
Et Rûmi vit le jour à Balkh dans le Khorassan (aujourd’hui en Afghanistan) le 30 septembre 1207, là où naquirent auparavant des hommes tels que Ferdousi, Ibn Sina (Avicenne) dont parla Jean-Pierre Faye ici même il y a quelques mois, ou Al-Ghazali, l’un des premiers grands penseurs soufis. Devant l’invasion mongole menaçante, sa famille quitta Balkh pour la Mecque puis Nishapur dans l’Iran actuel où elle rencontra le grand poète mystique Attar qui prédit à Rûmi, enfant de 12 ans, que bientôt il mettrait le feu dans le cœur de tous les amants mystiques. Après Nishapur, ce furent Arzanjân, ville d’Arménie, puis Karaman, ville de la province de Konya au sud-ouest de la Turquie actuelle où l’on s’installa. Le père de Rûmi était un théologien éminent et respecté et lorsque son fils eût atteint l’âge de 19 ans, on lui fit épouser la fille d’un noble prince de Samarkand. Au même moment, très loin de là, géographiquement, mourait Saint-François d’Assise…
Puis ce fut un nouveau voyage, court celui-là, vers Konya, lorsque la famille une fois encore déménagea à la demande du Sultan de la province. Et Konya n’est pas une ville comme les autres, même si, aujourd’hui, sans véritable centre historique, constituée de bâtiments en général laids, elle n’impressionne pas très favorablement au premier abord. Et puis, en y déambulant un peu au hasard, on découvre, de magnifiques mosquées et medersas et bien sûr, le tombeau de Rûmi transformé en musée par Atatürk et dont la fréquentation nécessite l’achat d’un ticket d’entrée aussi bien pour les éventuels touristes que pour ceux qui veulent s’y recueillir.
Cette ville, habitée depuis plus de six millénaires, est à l’origine hittite du mythe de la Déesse-Mère, cette Cybèle qui, avec l’établissement de l’empire grec sera assimilée à Artémis, puis à la Diane des Romains, déesse vierge, avant de rencontrer, un peu plus au Nord, à Ephèse, une autre Vierge, la Marie des Chrétiens. Elle vit passer Saint-Paul, les participants des premiers conciles chrétiens, fut traversée par les Croisés, devint la capitale de l’Empire seldjukide. Et c’est l’un des sultans de cette dynastie qui accueille la famille de Rûmi dans une ville à population musulmane mais aussi chrétienne et Rûmi aimera s’entourer aussi bien de chrétiens que de musulmans.
Baha al-Din Walad, le père mourut et Djalâl ad-Din, le fils, âgé de 24 ans, le remplaça comme prédicateur. Puis il partit étudier à Alep, en Syrie, puis à Damas où il demeura sept années. Et puis il revint à Konya, s’installa comme enseignant en jurisprudence et loi canonique et sa vie aurait pu se dérouler ainsi, tranquillement, si un événement, majeur, n’était venu la bouleverser et faire de lui un mystique embrasé d’amour divin.
Cet événement, c’est l’arrivée à Konya d’un étrange errant, Shams de Tabriz, âgé d’une soixantaine d’années, et qui s’installa dans la chambre misérable d’un caravansérail. Et la rencontre entre ces deux-là fut raconté mille fois et de mille manières, avec à chaque fois un mélange de merveilleux et d’extraordinaire, de feu qui ne brûle et d’eau qui ne mouille. La réalité, on ne la connaît pas, on sait juste qu’après leur rencontre, Rûmi renonça à son enseignement, ayant soudain réalisé que répéter ce que l’on sait (ce qu’était l’enseignement de l’époque comme celui d’aujourd’hui) ne permettait que de rester à la surface des choses et qu’il fallait suivre ce précepte de Sana’i : « Si la connaissance ne t’enlève pas à toi-même, mieux vaut l’ignorance qu’une telle connaissance. ».
La relation entre Shams et Rûmi devint quasi-fusionnelle, le maître spirituel avait éveillé le cœur de Rûmi jusque là endormi, s’était insinué en lui, était devenu lui-même : « je suis ta propre âme et ton propre cœur ».
Après qu’ils eurent passé seize mois ensemble, Shams décida de partir pour Damas : il était en effet en butte aux attaques de certains disciples de Rûmi, jaloux de l’ascendant qu’il avait pris sur l’esprit de leur maître. Rappelé à Konya, il consentit d’y revenir, mais y fut secrètement assassiné entre autres par un des fils de Rûmi. Ce dernier, constatant la disparition de son maître, fit plusieurs voyages à Damas dans l’espoir de le retrouver : « J’étais neige, à tes rayons je fondis ; la terre me but ; brouillard d’esprit, je remonte vers le soleil. ». C’est à la suite de cette disparition que Rûmi institua le concert spirituel, le « samâ », cette danse aujourd’hui proposée dans les représentations dites des « derviches tourneurs », accompagnée de paroles dont voici quelques extraits :
« Heureux le moment où nous sommes assis dans le palais, toi et moi, avec deux formes et deux visages mais une seule âme, toi et moi.
Toi et moi, libérés de nous-mêmes, seront unis dans l’extase, Joyeux et sans vaines paroles, toi et moi.
Mais la grande merveille, c’est que toi et moi, blottis dans le même nid, nous nous trouvions en cet instant l’un en Iraq, l’autre en Khorassan, toi et moi. »
Après qu’il eut perdu tout espoir de retrouver Shams en ce monde, Rûmi choisit pour maître de ses disciples, Salah ed-din, l’un de ses compagnons, dont la fille fut donnée en mariage à un fils de Rûmi. Et la vie de Djalâl ed-Din Rûmi ne se déroula dès lors qu’à Konya, composant une œuvre considérable et dispensant un enseignement spirituel à de très nombreux correspondants, amis et disciples. Sa vie fit l’objet, plus tard, de multiples relations, d’histoires merveilleuses au cours desquelles, par exemple, il parlait aux animaux, faisait preuve d’humilité, de compassion, bref de sainteté, interdisant par exemple qu’on plante un clou dans la chambre qui fut celle de Shams de Tabriz : « Qu’on ne le fasse plus, je m’imagine qu’on enfonce un clou dans mon cœur ! ». Ni Rûmi, ni ses disciples ne faisaient de différence entre les religions et respectaient aussi bien les croyants que les athées : « L’impiété et la foi courent toutes deux sur le chemin de Dieu. Il y a bien des chemins de recherche, mais l’objet de la recherche est toujours le même. ».
C’est le 17 décembre 1273, à l’âge de 67 ans, que mourut Rûmi, et tous les habitants de Konya prirent le deuil. Mais ne furent pas tristes car le Maître avait bien précisé que la mort n’était que noces avec l’éternité.
Et ce n’est qu’après cette mort que les disciples de Rûmi s’organisèrent en confréries, en tariqas qui essaimèrent dans tout l’empire ottoman, de l’Azerbaïdjan jusqu’aux portes de Vienne, et celle de Konya, la maison-mère si vous voulez, reçut l’insigne honneur de remettre l’épée au sultan lorsqu’il montait sur le trône, coutume qui perdurera jusqu’à l’installation de la République turque par Mustapha Kemal dit « Atatürk ». Au début, elles n’étaient constituées que d’hommes ayant choisi la pauvreté, et « pauvre » se dit « derviche » en persan, ce qui leur permettaient d’aller partout, auprès des humbles comme des puissants. Peu à peu, pourtant, l’ordre devint plus aristocratique. Au XVIème s., il fut considéré par le pouvoir ottoman comme un rempart contre les hérésies et les mouvements révolutionnaires. Peu à peu, également, avec le rétrécissement de l’empire, un certain nombre de confréries se retrouvèrent à l’extérieur de l’empire et furent fermées. En 1925, par ordre d’Atatürk, toutes les tariqas furent supprimées et l’ordre se replia à Alep sous autorité française. En 1944, après l’indépendance de la Syrie, le centre d’Alep fut fermé, la direction des affaires religieuses turque récupéra ses biens, et aujourd’hui c’est en Algérie, en Libye ou à Chypre que l’on peut trouver les dernières confréries encore en activité.
La Voie
Avant d’essayer de dévoiler ce qu’est la voie spirituelle recommandée par Djalal-ad-Din Rûmi, il faut tout d’abord définir ce qu’on appelle le soufisme. Le mot vient soit de l’arabe « souf » qui signifie « laine » en référence à la simple cape de laine que porte le soufi en signe de pauvreté. Une autre hypothèse voudrait que le mot dérive, toujours de l’arabe, de « safa » qui signifie « clair » ou « soufoua » « l’élite, les meilleurs ».
Le soufisme est né bien avant Rûmi Il a commencé vraisemblablement avec Mohamed. Au VIIIème s. en effet, quelques mystiques musulmans ont conseillé le célibat, le végétarisme, la mendicité, l’absence d’activité régulière, s'en remettant à Dieu pour la subsistance, influencés qu’ils étaient par les pratiques antérieures de moines chrétiens, de zoroastriens et d'hindous.
Hasan al-Basri a été le premier chef soufi. Ses disciples ont permis au soufisme de prendre de l'ampleur au IXème s. en Irak, dans les cercles mystiques de Bassora et Bagdad avec al-Muhasidi (781-857).
La recherche de l'union avec Dieu a pris un tournant dramatique à la même période avec al-Hallaj quand il a déclaré « Je suis devenu celui que j'aime (Dieu) ». Les théologiens orthodoxes musulmans ont pu le faire emprisonner et finalement exécuter pour hérésie.
Alors, progressivement, le courant soufi s'est rapproché de l'islam traditionnel, et de marginal est passé au XIIème s. au stade de confréries. Le grand théologien musulman Muhammad al-Ghazali (10058-1111), né dans la même province que Rûmi, comme je l’ai dit tout à l’heure, s'était converti au soufisme et avait travaillé au rapprochement avec les musulmans orthodoxes.
Et Rûmi, un siècle après, continuera dans cette voie et la définira.
Je vais donc essayer de la définir, à mon tour, cette voie du soufisme turc, en espérant ne pas désespérer les spécialistes en la matière présents ici et ne pas trop égarer ceux qui viennent chercher quelques connaissances…
Au début, il y a la prise de conscience : « de même que l’enfant lave d’abord sa tablette avant d’y inscrire des lettres, Dieu transforme le cœur en sang et en larmes pitoyables, et puis Il grave sur lui ses mystères. » ; cette prise de conscience, cette ascension vers la contemplation ne peut se faire que par étapes, par degrés. Le symbole de l’échelle que l’on trouve aussi bien dans le Livre des Morts égyptiens que dans la Thora et chez les mystiques chrétiens, est souvent utilisé par Rûmi pour traduire une montée qui sera double : cosmique et psychologique. L’homme « s’élève en lui-même en partant de l’extérieur qui est ténèbres vers l’intérieur qui est l’univers des lumières, et de cet intérieur vers le Créateur. » C’est ainsi qu’est interprété par les soufis le « Voyage nocturne » du Prophète traversant les cieux ou états multiples de l’être pour s’élever jusqu’à la présence divine. Cette ascension, nous prévient Rûmi, n’est pas « comparable à l’ascension d’un homme vers la lune ; non, mais à l’ascension de la canne à sucre jusqu’au sucre. »
Cette échelle compte sept barreaux, sept étapes traditionnelles, du voyage vers Dieu au voyage en Dieu, de l’âme charnelle à l’âme réalisée en passant par les âmes admonitrice, inspirée, apaisée, satisfaite et agréée, de la lumière bleue à la lumière invisible, en passant par les lumières jaune, rouge, blanche, verte et noire. On débute par le monde perçu par les sens, puis celui perçu par l’intuition, puis celui de la puissance divine que l’on s’efforce d’atteindre par l’illumination jusqu’au monde de l’absorption, de l’anéantissement en Dieu, l’état de Réalité absolue.
Pour aider à monter les degrés de cette échelle, il existe plusieurs procédés dont l’un des plus connus est la danse, le « samâ », la fameuse danse des derviches dits tourneurs, celle offerte aux touristes.
« O jour, lève-toi ! des atomes dansent,
les âmes, éperdues d’extase, dansent :
tous les atomes dans l’air et dans le désert,
sache-le bien sont tels des insensés,
chaque atome, heureux ou misérable,
est épris de ce Soleil dont rien ne peut être dit. »
Ainsi Djâlal ed-din célébrait-il la danse cosmique. « Plusieurs chemins mènent à Dieu, écrivait-il, j’ai choisi celui de la danse et de la musique. »
Dans la cérémonie du « samâ », les danseurs entrent vêtus de blanc, symbole du linceul, enveloppés d’un ample manteau noir représentant la tombe et coiffée de la haute toque de feutre, image de la pierre tombale. Le cheikh représentant l’intermédiaire entre le ciel et la terre entre en dernier et s’assied sur le tapis de couleur rouge depuis la mort de Rûmi et qui symbolise le soleil couchant Et puis les derviches font trois fois le tour de la piste, ces trois tours symbolisant les trois étapes qui rapprochent de Dieu : la voie de la science, celle de la vision, enfin celle qui conduit à l’union. Puis commence la danse proprement dite, le lent tournoiement, bras tendus, la main droite tournée vers le ciel pour y recueillir la grâce, la gauche vers le sol pour l’y répandre. Les différentes figures proposées, toutes aussi symboliques, représenteront tout à la fois le mouvement des planètes et celui des âmes, avec cette confusion entre Dieu et le Soleil tout en n’oubliant pas que cette danse a été mise en place à la suite de la mort du Maître de Rûmi, Shams de Tabriz, « Shams » signifiant « soleil » en arabe.
Pour Rûmi, le « samâ » n’est pas seulement un office liturgique ; il est une manifestation spontanée traduisant sur le champ une émotion, joie ou peine. Et la danse est accompagnée par le tambour et le ney, la flûte de roseau.
Les séances de « samâ » ne sont pas allées sans susciter des controverses, l’islam orthodoxe considérant en général avec défaveur l’audition de la musique en tant que technique d’extase. Le Coran condamne en effet la prière faite en état d’ivresse et l’âme peut se griser de danse et d’harmonie aussi bien que de vin ou, plus subtilement, s’enivrer de son propre état spirituel. Les grands maîtres du soufisme ont toujours pris soin de mettre en garde leurs disciples contre le faux mysticisme prenant pour fin l’évasion de soi. Rûmi détestait toute sensualité spirituelle tout comme Saint-Jean de la Croix même si tous deux ont eu recours à une terminologie parfois érotique. Pour Rûmi, on ne peut être amoureux de l’amour, mais on doit l’être de l’Aimé… C’est en tant que moyen de connaissance illuminative que se justifie le concert spirituel : la musique est éveil de l’âme, elle la fait se souvenir d’un temps oublié sinon perdu. Et comme pour Platon pour qui toute connaissance n’est que réminiscence, le rôle des mélodies du « samâ » est de nous rappeler que nous avons entendu, avant, ces mélodies au Paradis.
Un autre procédé très utilisé, mais celui-là plus confidentiellement, sera le « dhikr » qui signifie à la fois « souvenir » et « invocation » et qui consiste en des récitations répétées de la parole divine (des versets du Coran donc), soit seul soit en groupe. Le monde, dit le Coran, a été créé par la Parole de Dieu, et d’autre part tout révélation provient de sa parole. La Création signifie un éloignement du divin (de la même façon que lorsqu’on crée quelque chose, la chose qui était en idée en nous devient extérieure à nous. Et les soufis affirment que la parole humaine, inversant le processus de création, donc d’éloignement du divin, permet la re-création du monde puisque toute chose n’existe que nommée !
Pour rendre possible cette ascension, du voyage vers Dieu au voyage en Dieu, le mystique doit éprouver un sentiment d’amour absolu pour son créateur. « l’amour, dit Djalal ed-Din Rûmi, est cette flamme qui, lorsqu’elle s’élève, brûle tout : Dieu seul reste. »
Cet amour est pour le soufi l’âme de l’univers. C’est grâce à lui que l’homme tend à retourner à la source de son être. La musique et la danse, la giration des étoiles et le mouvement des atomes (dont j’ai évoqué la découverte par Rûmi tout à l’heur), l’ascension de la vie sur l’échelle de l’être, de la pierre à la plante, de l’animal à l’homme, jusqu’à l’ange et au-delà, tout est dû à l’amour qui est l’astrolabe par lequel se révèlent les mystères.
Un jour est-il raconté dans une des paraboles de Rûmi, un homme vint frapper à la porte de son ami : « Qui es-tu ? » lui demande celui-ci. L’autre répond : « c’est moi ! – Vas-t’en, répond l’ami, je ne te connais pas ! ». Après un an d’absence, brûlé d’amour et de chagrin, le pauvre homme s’en revint frapper à la porte. « Qui es-tu ? lui redemande l’ami. « Je suis toi ! – Entre alors, lui dit l’ami puisque tu es moi ; il n’y a pas de place ici pour deux moi ! »
L’âme éloignée de son ultime réalité aspire à la rencontre qui lui révèlera que l’amant et l’aimé (avec ou sans « e ») ne sont qu’un ! « Le Bien-Aimé est tout, l’amoureux n’est qu’un voile… écrit encore Rûmi…
Majnûn le « Roméo » de la littérature arabe, désirait écrire à Laylà, sa « Juliette ». Il prit une plume et traça ces vers :
« Ton nom est sur mes lèvres, ton image est dans mes yeux, ton souvenir est dans mon cœur : à qui donc écrirais-je ? »
Et Rûmi de commenter : « Il y a beaucoup de gens dont le cœur est rempli de telles paroles ; mais ils ne peuvent les exprimer avec une forme et des mots bien qu’ils soient amoureux et qu’ils le recherchent et le désirent. Ce n’est pas étonnant et n’empêche pas l’amour car la source en est le cœur. » Et d’expliquer qu’un petit enfant éprouve du plaisir à boire le lait de sa mère car il ne sait pas pourquoi cette boisson lui est nécessaire ; s’il le savait, il en perdrait tout le plaisir ! L’innocence est source d’élévation, de pureté, d’amour et de beauté.
Je ne peux résister à l’envie de vous conter une belle histoire racontée par Rûmi dans un de ses recueils : Il y eut un concours de fresques ; on partagea une grande pièce en deux, une pour chaque équipe concurrente et on plaça un rideau au milieu. La première équipe demanda cent couleurs pour réaliser le décor des murs et le Roi ouvrit son trésor pour qu’ils reçoivent ce qu’ils désiraient. La seconde, curieusement ne demanda rien, se contentant de simplement polir et repolir les murs. Lorsque la première équipe eut fini, elle battit des mains et le Roi vint voir son travail et en fut ravi. Puis, il ouvrit le rideau et les peintures de la première équipe vinrent se refléter sur les murs polis par la seconde où elles apparurent beaucoup plus belles.
« La seconde équipe, dit Rûmi, représente les soufis, ils ont poli leurs poitrines, les ont purifiées du désir, de la cupidité, de l’avarice, des haines. Cette pureté du miroir, c’est la pureté de leur cœur. »
Pour que le monde spirituel puisse se réfléchir en son esprit comme en un miroir sans tache, le mystique, bien loin de l’orner, devra sans relâche éliminer toutes « adjonctions illusoires ». Il faut se rendre « transparent » à l’absolu, se mettre ainsi en état de réceptivité, afin de pouvoir être illuminé.
Lorsqu’on est monté au haut de l’échelle, lorsqu’on est pleinement conscient de son unité spirituelle avec Celui qui nous a créés, on a découvert en soi-même le trésor caché qu’on cherchait vainement au loin. De même que l’astrolabe de cuivre est le miroir des sphères, l’être humain est l’astrolabe de Dieu. Et l’amour, la beauté, l’amour de la beauté, l’astrolabe des mystères de Dieu.
Selon le mot célèbre de Plotin, philosophe grec né à Assiout en Moyenne-Egypte : « Jamais un œil ne verrait le soleil sans être devenu semblable au soleil, ni une âme ne verrait le beau sans être belle. ». C’est là une vérité que les soufis répètent à l’envi : le monde est le miroir de Dieu, mais il faut des yeux dessillés pour le percevoir, car on ne voit que ce que l’on est en mesure de voir .

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