mardi 23 octobre 2007

L'adab soufi

Salam alaikoum ,

un article remarquable d' Eve Feuillebois - Pierunek



Le terme d'adab désigne aussi bien un genre de littérature qu'une conduite conforme aux bons usages, ou un art du savoir-vivre. L'adab se rapproche d'une certaine éthique, s'applique à la pensée, la parole et l'acte, crée son propre code de conduite idéale et informe tous les aspects de la vie. Petit à petit apparaît un savoir-vivre spécifiquement soufi consistant en un ensemble de règles, de coutumes et de devoirs qui doivent être respectés par les membres d'une confrérie. Ces normes concernent aussi bien la vie de prière que les plus petits détails de la vie matérielle, car intériorité et extériorité (bâten o zâher) sont étroitement liées et de même que la noblesse de l'âme se révèle dans les actes de la vie quotidienne, la moindre entorse à la norme régissant un acte apparemment sans importance peut influer négativement sur la vie spirituelle. On cherchera à mieux cerner ce rapport entre adab et progrès spirituel en rassemblant les discours et les justifications des soufis par rapport à ce thème.
Les soufis discernent au sein de l'adab -qui est essentiellement un - des parties : Hojviri y voit trois parties : l'adab envers Dieu, envers soi-même, envers les créatures, Najm al-din Kobrâ discerne l'adab extérieur et l'adab intérieur. Quels sont les critères de distinction de ces différents adab ? Quelle en est la signification " théologique " ? Ces différents classements sont-ils la marque d'orientations spirituelles différentes, et si oui, comment ? Quelles sont les normes communes et différentes des confréries ? Comment ces normes sont-elles inculquées aux nouveaux impétrants ? Quelle est la part des manuels qui les présentent et les justifient et quelle est la part de l'exemple et de la pratique effective de ces codes ?
Chaque étape de la Voie mystique possède son propre savoir-vivre. Quelle est la logique interne qui lie à un degré de l'approfondissement mystique un code de conduite particulier ? Lorsqu'on passe à une étape supérieure, y a-t-il simplement affinement ou perfectionnement du savoir-vivre ou bien certains éléments du code primitif deviennent-ils obsolètes ?
On étudiera également les sources de cet adab : sunna du Prophète, exemples de saints personnages, coutumes locales ou propres à une confrérie, etc.

A. La vie quotidienne dans le couvent

· les actes de la vie quotidienne : comment manger, assister à un repas en commun, dormir, parler, saluer, prendre congé, faire la cuisine, laver se vêtements, traiter les serviteurs, voyager, recevoir un hôte, etc. Le savoir-vivre lié à la compagnie d'autres personnes et le savoir-vivre lié aux différents sens (vue, ouïe, etc.), au malheur, à la maladie et à la mort.
· la structure hiérarchique du xanqâh et le savoir-vivre à observer envers les différentes catégories de disciples, le compagnonnage, le savoir-vivre du disciple envers le maître et vice-versa
· l'accueil des voyageurs et les règles à respecter lorsque l'on est hébergé dans un autre couvent
· les vêtements, leur signification et leur symbolisme (couleur, forme, texture, en lambeaux ou somptueux, xirqa, muraqqa'a, kafani).
· les actes rituels (prières, jeûne, actes surrérogatoires), leurs particularités chez les soufis et leur sens intérieur.

B. La vie de prière

· le dhikr et ses variétés selon les moments, les maîtres et les confréries, individuel, collectif, à haute voix (jali) ou silencieux (xafi), assis ou debout, en rang ou en cercle, immobile ou en tournant ou sautant, accompagnés de mouvements de la tête et du buste, formules successives s'adaptant à l'évolution du disciple, dhikr pour des circonstances particulières, significations et raisons des différents dhikrs.
· autres types de prières : oraisons jaculatoires (monâjât), " récitations " (verd : ensemble de formules, de sourates, de prières dites à des moments précis et propre à chaque confrérie).
· la retraite de quarante jours (arba'îna, cehele) et ses modalités. Les autres retraites cellulaires (xalvat).
· l'examen de conscience (mohasebe-ye nafs)
· les pérégrinations (siyâha), seul, en compagnie du maître ou d'un compagnon.
· les veilles (sahr) et les jeûnes (sowm) non obligatoires au regard de la Loi.
· le samâ' (concert spirituel avec psalmodie du Coran, de prières, chant ou récitation de poésie mystique accompagné éventuellement de danse) et ses usages.
· les manifestations spectaculaires (avaler du verre, marcher dans le feu, se transpercer avec des broches, etc…) et leur signification.
· les rituels d'initiation : pacte ('aqd ou bay'a), transmission de la xerqe et du verd, ainsi que d'un dhikr particulier, cérémonial d'entrée dans l'ordre. Géneralites Dans son acception la plus ancienne, adab, refait sur le pluriel âdâb de da'b, "usage, habitude", est un synonyme de sunna et s'applique à une norme pratique de conduite, à la fois louable et héritée des ancêtres. Ce sens primitif s'est développé au cours des premiers siècles de l'hégire. Au sens éthique, adab en vint à désigner la bonne qualité d'âme, la bonne éducation, la courtoisie et l'urbanité. Au sens intellectuel, adab renvoie à la somme des connaissances profanes acquises par un musulman cultivé, ou à la culture générale requise pour exercer une fonction sociale précis .
C'est le sens éthique d'adab qui nous intéressera ici, car le soufisme créa très vite son propre code de conduite idéale, un savoir-vivre spécifique se rattachant à trois références : l'exemple du Prophète (hadith et sunna), l'effort indépendant (ijtihâd) des soufis qui créèrent des règles pour la vie en communauté, et le développement d'institutions typiquement soufies ("couvent", initiation, dhikr et retraite) . Cette discipline concerne aussi bien la vie de prière que les plus petits détails de la vie matérielle, car intériorité et extériorité (bâtin wa zâhir) sont étroitement liées.
Les informations sur ce savoir-vivre apparaissent soit dans les manuels de soufisme dans un chapitre spécial, soit dans de petits traités indépendants. Mais ce qui entre dans le champ de l'adab est variable selon les auteurs, de même que les conseils donnés peuvent varier sur des points de détail. Il nous a paru utile d'établir un premier inventaire des principales sources.
Le Kitâb al-Luma' d'Abu Nasr al-Sarrâj (m. 378/988) consacre au savoir-vivre un chapitre consistant. Sa compréhension très large de l'adab englobe à la fois les obligations religieuses (pureté rituelle, ablutions, prière, aumône, jeûne, pélerinage), le savoir-vivre qui régit les relations avec les autres (art de vivre en communauté (suhba), le mariage et les enfants, l'amitié, l'attitude vis-à-vis des biens de monde, le travail), les codes qui régissent les actes de la vie quotidienne (manger, dormir, s'habiller, s'asseoir, voyager), l'attitude face aux difficultés (faim, maladie, mort), l'adab lié au caractéristiques de la Voie soufie (règles de comportement du maître, des disciples, des débutants, samâ' et expérience extatique (wujûd), isolement (khalwa)) . Les exigences de l'adab augmentent avec la hiérarchie des trois catégories de personnes : pour les gens du monde (ahl al-dunyâ), l'adab est surtout la science et l'éloquence, pour les gens de foi (ahl al-dîn) s'y ajoute le dressage de l'âme, l'obéissance, la tendance au bien, la repentance (tawba), pour l'élite des gens de foi (khusûsiyat min ahl al-dîn), la pureté du cœur, la perception des mystères, la proximité s'additionnent aux qualités précédentes . Cet adab idéal est modelé sur le comportement du Prophète. D'ailleurs, Sarrâj, adepte de la tendance "sobre" du soufisme iraqien personnifié par Junayd, s'efforce de démontrer tout au long de l'ouvrage que le soufisme s'enracine dans la tradition musulmane primitive et situe ses origines à l'époque du Prophète et de ses compagnons. Non seulement les soufis suivent pleinement la Loi divine, mais ils forment l'élite spirituelle de la Communauté musulmane .
Le premier traité entièrement consacré à l'adab dont nous disposons semble être le Jawâmi' âdâb al-sûfiyya du khorassanien Sulamî (m. 325/937) . Il a existé des traités plus anciens sur le même thème, mais seuls leurs titres nous sont parvenus : ?dâb al-Nufûs de Muhâsibî (m. 243/857), Adab al-Muftakir ila'l-Lâh de Junayd (m. 298/910), Kitâb al-Ikhwân de Ibn Abî al-Dunyâ (m. 281/894), Adab al-Nafs de Tirmidhî (m. c. 318/930), Adab al-Faqîr de Rudbari (m. 369/979), etc. Comme la plupart des auteurs de "manuels de soufisme" du 4e/10e siècle, Sulamî cherche à défendre le soufisme contre les attaques des traditionnalistes et présente donc l'adab comme exclusivement inspiré par l'exemple du Prophète. Dieu a orné l'homme de l'adab afin de le guider vers Lui. La perfection de cet adab a été atteinte par le Prophète qui suivait scrupuleusement les prescriptions coraniques, et qui l'a transmis à ses compagnons. Ce savoir-vivre devrait être celui de tout musulman. Les soufis respectent ce code de conduite transmis par le Prophète. Le rapport du maître avec ses disciples est le même que celui du Prophète avec ses compagnons. Le moindre manquement aux règles du savoir-vivre engendre une tare dans la foi. Le savoir-vivre est préféré par Dieu à la science ('ilm) et à l'effort spirituel (riyâzat) . Le Jawâmi' âdâb al-sûfiyya se compose de 163 paragraphes non classés, dont chacun traite d'une seule coutume. Il aborde la relation de maître à disciple, celle entre frères, la lutte avec les passions et l'âme charnelle, la nourriture, le sommeil, le travail, la maladie, la vie solitaire, la piété rituelle, l'abandon à Dieu (tawakkul), la garde de l'instant spirituel (waqt), le samâ' . Sulamî distingue deux sortes d'adab : l'adab extérieur (zâhir) qui consiste à éviter le péché et l'adab intérieur (bâtin) qui préserve la pureté du cœur.
Sulamî a composé un autre ouvrage de savoir-vivre, davantage grand public bien qu'également destiné aux soufis, ?dâb al-Suhba wa husn al-'ishra. Ce traité, écrit dans un style lettré sans terminologie soufie, s'intéresse spécialement à la conduite en société .
Dans la Risâla fi'l-tasawwuf d'Abû al-Qâsim al-Qushayrî (m. 465/1073), l'adab est traité dans un seul court chapitre qui consiste en un florilège de citations non classées, mais des consignes sont également données dans beaucoup d'autres chapitres . Cet auteur cherche à gommer tous les traits extrêmes ou extravagances qui compromettent le soufisme aux yeux de l' "orthodoxie", il condamne les "faux" soufis, mais admet l'existence au sein de la communauté soufie de points de vue divergents concernant des pratiques ou des détails de doctrine .
Avec le Kashf al-Mahjûb li Arbâb al-Qulûb de Hujvîrî, écrit en persan vers 449/1057, s'impose une nouvelle compréhension de l'adab, beaucoup plus étroite. Le chapitre 23, qui lui est consacré, n'étudie que les règles de conduite fraternelle, le voyage, la nourriture, le sommeil, la parole et le silence, la mendicité, le mariage et le célibat. Le samâ' et la piété rituelle sont traités ailleurs. Les bonnes manières font partie de la foi, mais chaque situation et chaque catégorie d'homme possède ses propres règles. Hojviri distingue trois champs d'application, les relations humaines (c'est l'observance de la vertu, morovvat), la foi (observance des coutumes du Prophète, sonnat), l'amour (observance du respect envers Dieu, hormat) . Plus personnel que ses prédécesseurs, il n'hésite pas à donner son point de vue après avoir cité les autorités. Il se montre très prudent dans le traitements des doctrines ou pratiques controversées, notamment la musique, le chant et les comportements extatiques pendant le samâ', blâme l'utilisation de la symbolique érotique ou bachique bien qu'il reconnaisse qu'elle renvoie à des réalités spirituelles, et condamne catégoriquement la danse et la contemplation des jeunes gens . Il conseille le célibat, le mariage lui semblant entraver le progrès spirituel .
L'Ihyâ' 'ulûm al-dîn d'Abû Hâmid al-Ghazâlî (m. 501/1111) comporte quatre parties : les pratiques cultuelles ('ibâdât), les coutumes et comportements ('âdât), les vices (muhlikât) et les vertus (munjiyât), qui marient la piété sunnite au soufisme ascétique. Les '?dât sont consacrées aux règles concernant la nourriture et les invitations, le mariage, le travail (kasb), la vie sociale (suhba) et la vie solitaire ('uzla), le voyage et le samâ' . Ghazâlî est le premier à reconnaître certaines pratiques soufies comme des innovations (vie en couvent, khirqa, samâ', arba'îna) et à les défendre en distinguant entre les innovations blâmables, qui violent un commandement de la Loi, et les innovations acceptables.
Dans l'Uns al-Tâ'ibîn, Ahmad Jâm (m. 536/1132) classe l'adab en deux catégories : l'adab dû aux créatures (khalq), qui n'est autre qu'une politesse irréprochable en imitation de la conduite des sages, et l'adab dû au Créateur (Haqq), qui consiste à accorder son intériorité à son extériorité à l'exemple des prophètes et des amis de Dieu. L'adab doit être observé dans l'usage des cinq sens, dans les activités de la vie quotidienne, et concerne également la garde du cœur .
Dans l'?dâb al-Murîdîn d'Abû'l-Najîb al-Suhrawardî (m. 563/1168) , toute la présentation du soufisme est subordonnée au concept d'adab : les dix premiers chapitres présentent le soufisme, ses doctrines, les ahwâl wa maqâmât ; les suivants traitent de l'adab proprement dit, qui englobe l'usage des membres (langue, cœur, pied, main), les actes de la vie quotidienne, l'attitude face aux épreuves, la vie en communauté, le samâ' et enfin les "dispenses" (rukhsa, actes déconseillés mais tolérés) , qui témoignent de l'apparition d'une nouvelle sorte d'adeptes partageant la vie spirituelle du couvent, mais conservant leurs biens et leurs obligations sociales et non soumis à une ascèse aussi rigoureuse.
Pour Shihâb al-dîn Abû Hafs 'Umar al-Suhrawardî (m. 632/1234), auteur du célèbre traité des 'Awârif al-Ma'ârif et neveu du précédent, le soufisme est essentiellement un savoir-vivre hérité du Prophète, que l'on apprend en compagnie des maîtres et qui se subdivise en adab intérieur et extérieur. L'auteur traite du maître et de l'investiture (khirqa), de la vie en couvent (ribât), du voyage, de l'état civil (mariage ou célibat), du samâ' et de la retraite (arba'îna), de la piété rituelle (sens caché et particularités chez les soufis), de la vie quotidienne, des relations maître-disciple et du compagnonnage (suhba). Il est le premier à présenter une organisation rigoureuse du quotidien d'un couvent .
L'?dâb al-Murîdîn de Najm al-dîn Kubrâ (m. 618/1221) ne traite que des formes de vie sociale et des devoirs de la décence. Il se concentre sur les règles extérieures (port de la khirqa, manière d'être assis et d'être debout, entrer au couvent, manger ou boire, comportement en voyage, lors du samâ'), et renvoie aux Manâzil al-Sâ'irîn de 'Abdallâh Ansâri (m. 481/1088) pour les règles intérieures .
Le Kubrawi Abû'l-Mafâkhir Yahyâ Bâkharzî (m. 735/1335) envisage le soufisme du point de vue de l'adab dans la deuxième partie de son ouvrage, Awrâd al-Ahbâb va Fusûs al-?dâb. Cet adab englobe non seulement toutes les catégories précédentes, mais aussi les akhlâq, les ahwâl et les maqâmât .
Par contre, son contemporain, le Suhrawardi 'Izz al-dîn Kâshânî (m. 735/1335), dont le Misbâh al-Hidâya va Miftâh al-Kifâya est une brillante adaptation persane des 'Awârif, ne range dans le chapitre "Adab" que le savoir-vivre dû à Dieu et au prophète, celui qui régit les relations maître-disciple, les relations entre compagnons, le travail, l'état civil, le voyage et la satisfaction des besoins essentiels (sommeil, nourriture, vêtement). Les actes rituels sont traités dans un chapitre différent. Quant à certaines pratiques soufies telles le port d'un froc rapiécé (khirqa), l'établissement de couvents (khânqâh), le samâ', la retraite de 40 jours (celle ou cilla), Kâshânî reconnaît explicitement que ce sont des innovations et il les classe dans un chapitre spécial sur les coutumes louables (mustahsinât).

Source : http://www.ivry.cnrs.fr/


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