vendredi 4 avril 2008

Le soufisme andalou au douxieme siecle

Le soufisme andalou au douxieme siecle

Communication lue à l’occasion du Colloque International “La Civilisation Musulmane en Andalousie. Ve siècle de l’Hégire, XIIe siècle après J-C”, tenu à Alger du 2 au 4 avril 2007, sous l’égide du Haut Conseil Islamique.


Cherif Abderrahman Jah Alger, avril 2007


Bismillahi Arrahmani Irrahim
Assalamu Aleikum,

Permettez-moi, tout d’abord, de remercier le Haut Conseil Islamique, organisateur de ce Séminaire International, de m’avoir invité à participer à cet évènement important qui se tient dans cette ville d’Algérie, qui eut tant de liens historiques avec al-Andalus. Evénement qui, sans aucun doute, va servir à compléter nos connaissances sur notre passé musulman commun.
Il va nous permettre également de dégager les horizons futurs qui s’ouvrent devant nous, parce que connaître l’Histoire consiste en définitive à vivre à travers toutes les époques précédentes, afin d’en tirer les avantages de l’ensemble des expériences accumulées. De nos jours, presque plus personne n’applique à lui-même ces connaissances et expériences historiques acquises, or, si c’était le cas, nous obtiendrions des conduites sociales plus équilibrées et harmonieuses.
Lorsque nous parlons d’al-Andalus, nous nous référons évidemment à l’étape la plus féconde, sur le plan culturel et spirituel, que connut au cours de son histoire la Péninsule Ibérique (aujourd’hui Portugal et Espagne).
Etape pendant laquelle, du VIIIe au XVe siècle (après J.C.), l’Islam s’est consolidé et a fleuri grâce à un grand nombre d’hommes et de femmes andalous célèbres qui surent imprimer à leurs vies les valeurs islamiques les plus profondes, comme celles de se consacrer à la recherche de la voie menant au Dieu unique, tout en encourageant le dialogue avec d’autres cultures et d’autres formes de pensée, se trouvant proches d’eux dans leur environnement géographique, et faisant leur la prémisse coranique: “Il n’existe pas de coaction en matière de foi ” (Coran, 2, 256)
C’est ainsi que al-Andalus est devenu le maillon fort de la chaîne de transmission du savoir islamique et oriental à destination de l’occident. Maillon sans lequel l’apogée scientifique de la Renaissance européenne n’aurait pas été possible.
Au cours de l’étape qui nous occupe, le XIIe siècle, al-Andalus a connu de nombreuses vicissitudes, avec des avancées importantes de la reconquête chrétienne sur les terres hispano musulmanes.
Ce furent des temps de controverses entre les musulmans eux-mêmes, du fait de leur préoccupation face à la percée des Chrétiens et l’installation dans la Péninsule des dynasties maghrébines, almoravides et almohades, en provenance de Marrakech et du Sud du Maroc actuel. Ces dynasties arrivèrent tout d’abord pour aider leurs frères andalous mais décidèrent ensuite de se fixer en al -Andalus, pratiquant un islam orthodoxe, car ils considéraient que les souverains andalous vivaient dans une grande dissipation, politique et personnelle.
Néanmoins, l’application rigide, à la lettre, de la loi coranique, l’effervescence créée par tous ces avatars politiques et, en particulier, l’énorme division et l’inimitié existant entre les chefs musulmans, plongèrent la population de l’al-Andalus dans une grande confusion et incertitude que ne purent apaiser certaines réussites économiques et culturelles obtenues à l’époque.
En réaction à cette crise politico-sociale et religieuse au sein d’une société musulmane divisée et antagonique, on vit surgir en terres ibériques un mouvement mystique se fondant à niveau spirituel sur l’Islam le plus pur: le soufisme. La raison d’être de ce mouvement se trouvait dans les écrits du Coran, base et pilier de sa doctrine, et dans les traditions prophétiques, suivant les enseignements et l’exemple du Prophète de l’Islam (s.a.w.s), l’Homme Parfait (al-insan al-kamil), d’où provient la Chaîne mystique.
Or il n’existe de soufisme hors de la Sunna et le Coran, et le soufisme contient l’essence même de l’Islam.
Les principaux paradigmes des mystiques furent les versets du Coran comme celui qui affirme:
“De Dieu est l’Est et l’Ouest: et là où vous vous tournerez, vous trouverez la face de Dieu.” (Corán, 2, 115).
Ou les maximes du Prophète de l’Islam:
“Celui qui se connaît lui-même, connaît son Seigneur”
Ces hommes et ces femmes du soufisme ont souhaité se dénommer ahl al-haqq (Gens de la Vérité), entendu comme étant le contenu du message coranique et prophétique islamique dont le coeur de la doctrine fut l’amour divin, la lumière, le savoir, la sincérité, l’équilibre avec ce qui nous entoure et la paix qui implique l’exercice de tout ce qui précède.
Message encore susceptible d’être appliqué de nos jours, au milieu des convulsions et des confusions que nous vivons, si nous mettons en pratique la méthode appropriée. Car il s’agit là d’une vérité universelle, immuable, qui ne connaît ni frontières ni particularités culturelles.
Ceci dit, il est certain, que le soufisme est, de par sa nature, une énigme que seul très peu de personnes ont pu déchiffrer au fil de l’Histoire. Une grandeur que l’on ne peut cependant acquérir à travers les livres. Le soufisme est un océan de sagesse, comme le reflètent les textes spécialisés, où se perdent les limites imposées par la raison ou par les rituels. Pour cela, l’analyse du soufisme d’une perspective purement intellectuelle, a parfois contribué à dénaturer et à banaliser sa signification.
Il existe, par ailleurs, beaucoup de confusion, et une grande dose de manipulation, qui tend à associer le soufisme, ou la mystique musulmane, avec un hérésie ou un mouvement sectaire.
Nous pouvons donc extraire des exemples pour notre société actuelle, de l’expérience des mystiques musulmans au long de l’Histoire, mais prétendre les imiter sans plus, n’est pas donné à tout le monde. Les soufis ont été rares et précieux en toute époque.
Tout au long de l’histoire de l’Islam, aux moments les plus critiques de divisons dues aux conflits idéologiques, dogmatiques, politiques ou sociaux, avec les dérives dangereuses vers le fanatisme, ont surgi ces courants spirituels soufis qui ont permis de rétablir l’équilibre de toute une époque. Equilibre qui imprègne, grâce à ce souffle mystique, la vie en général, en opposition avec le radicalisme inculte, dont l’origine et la folie n’a rien à voir avec l’Islam.
Il se trouve que, cette sagesse islamique, qui se manifeste dans le monde spirituel soufi, peut se révéler d’une grande nécessité pour notre époque actuelle. Epoque où, comme disait Einstein, il est plus facile de désintégrer l’atome qu’un préjugé. Une époque où nous n’avons pas été capables de trouver l’équilibre dans la relation entre les différents peuples, sociétés, ethnies et idéologies.
Dès les premiers temps de l’arrivée de l’Islam à la Péninsule Ibérique, la spiritualité soufie est connue dans l’Andalous. En effet, un certain nombre d’hommes saints, contemporains du Prophète de l’Islam, ont accompagné les contingents arabes. Ils enseignaient le message coranique aux peuples hispaniques intéressés, respectant ainsi ce que stipule le verset coranique: “Guide sur le Chemin de Dieu, par la parole sage et la prédication douce ”.
Pour autant ce n’est qu’au XIIe siècle, sous le règne des Almoravides et des Almohades, qu’apparaissent avec force une série de groupes soufis dont la première manifestation se trouve dans la ville d’Almeria avec des maîtres de la taille de Abu-l-Abbas Ahmad ibn al Arif al-Sinhayi (1088-1141), qui avait suivi la doctrine du maître soufi oriental, al-Ghazali.
A l’époque, Almeria était le centre du soufisme ésotérique d’al-Andalus; c’est là qu’eut lieu la plus grande protestation collective contre la condamnation théologique et la destruction par le feu des livres de l’éminent mystique et théologien, al-Ghazali, sous le gouvernement de l’Almoravide Ibn Tashfin.
Rapidement, les enseignements de Ibn al-Arif se propagèrent à Cordoue, Séville et Grenade.
Il arrivait que la relation entre ces grands hommes et le pouvoir politique fût conflictuelle puisqu’ils pratiquaient leur enseignement sans tenir compte des convenances politiques.
A propos de Ibn al-Arif, d’aucuns racontent qu’un cadi d’Almeria, jaloux de son charisme et de son énorme popularité parmi les gens, ainsi que du grand nombre d’élèves qui suivaient son enseignement, le dénonça au sultan almoravide. Ce dernier le fit convoquer à Marrakech pour s’expliquer.
Le sultan ayant pris connaissance de la renommée de sainteté et des vertus de ce soufi, s’excusa de son injustice, l’honora et le remit en liberté.
Parmi la pléiade de saints et de saintes de al-Andalus au XIIe siècle, qui manifestèrent leur entière soumission à Dieu, et dont la vie fut entièrement consacrée à la piété et à l’effort d’ascétisme intérieur, nous en distinguerons ici seulement deux du fait de leur grandeur spirituelle.
Tous deux furent contemporains. A la même époque, surgirent également dans tout le Maghreb de sublimes maîtres de la mystique soufie.
Epoque féconde donc, que nous pouvons considérer comme l’un des Ages d’Or de l’Islam, au cours duquel se révélèrent la grandeur et l’universalité de la pensée mystique musulmane, loin des interprétations rigides et littérales de la loi, et des objectifs sans envergure et mesquins des sectaires du fanatisme.
Le premier de ces hommes éminents fut le sévillan Abu Madyan al-Ansari (1115-1198 d. C), qui s’installa à Bougie et fut nommé du fait de sa grandeur spirituelle “Maître des Maîtres”. Pour lui “le soufisme ne consiste pas en une simple observation des règles, ni en une pure progression par étapes. Le soufisme suppose plutôt la profondeur du coeur, la générosité de l’âme, l’adéquation de ses actes au Message révélé et la connaissance de ce qui est transmis.”
L’un des points clé de l’enseignement d’Abu Madyan est qu’il considère le mystique soufi non pas comme un ascète à l’écart du monde mais comme faisant partie intégralement et pleinement de la société qui l’entoure. Ce qui veut dire, être dans le monde sans appartenir au monde.
Ceci nous démontre à quel point l’homme spirituel peut s’insérer pleinement dans la vie sociale du monde musulman, participer à son développement tout en étant en accord avec son idiosyncrasie et les valeurs islamiques, collaborer à son progrès et à sa croissance dans un monde global sans renoncer ni perdre sa spiritualité.
Le soufisme s’est pour autant toujours adapté aux besoins du moment, au delà des particularités culturelles et sociales, sans rester pétrifié ni attrapé par les us et les formes strictes. Il n’a jamais démontré la rigidité et le manque de souplesse que l’on observe dans certains secteurs de l’actualité.
Le langage spirituel élevé d’Abu Madyan fut, comme nous pouvions nous y attendre, objet d’un anathème de la part des ulémas almohades les plus rigides. Il fut convoqué par le calife Abu Yusuf Yaqub à Marrakech en 1198. Agé et malade, il mourut pendant le voyage, entouré de ses disciples qui enterrèrent ce “Maître des Maîtres ” dans un ribat sur les pentes du mont Tlemecen.
Le respect et la ferveur, que ce saint a toujours soulevés en Algérie, sont suffisamment connus.
Un autre géant du soufisme et disciple à distance d’Abu Madyan, fut le mystique de Murcie (Espagne), Abu Bakr Muhammad ibn al-Arabi (1164-1240 d. C.), dénommé “Sheyk al-Akbar” du fait du niveau élevé de spiritualité qu’il a atteint.
Très jeune, il se forma aux profondeurs de la mystique soufi, il rechercha l’enseignement de nombreux maîtres, hommes et femmes, qui vivaient alors en al-Andalus. Il nous a laissé de nombreuses oeuvres importantes parmi lesquelles figure une oeuvre de moindre importance quant au contenu mystique et à la longueur, mais qui est très importante en tant que document autobiographique de ibn al-Arabi : la Risala al-quds. En effet, il y fait référence à certains de ses maîtres, hommes et femmes, qui enseignaient alors la mystique soufi dans ce pays.

Il est impressionnant de constater que, dans cette oeuvre, il cite plus de cent noms de Soufis, bien qu’ils furent beaucoup plus nombreux, qui atteignirent divers degrés de perfection et qui vivaient au XIIe siècle à Séville, Cordoue, Grenade, Almeria, Malaga, Morón, Marchena, Subárbol, Ronda, Algeciras, Rota… (toutes ces villes situées aujourd’hui en Andalousie), Beja, Évora (situées de nos jours au Portugal), etc.
Ainsi la géographie péninsulaire s’est enrichie à l’époque d’al-Andalus grâce à la présence et à la sagesse remarquable de ces mystiques de l’Islam.
Ibn al-Arabi a également fréquenté les maîtres du Maghreb, l’un des plus chers et respectés étant son maître spirituel Abu Madyan, “la quintessence des saints”, selon les mots d’Ibn Arabi, même s’il n’a jamais pu coïncider physiquement avec lui.
Ibn Arabi fait référence à la relation spirituelle entre ces grands maîtres et au charisme prodigieux dont ils étaient investis lorsqu’il affirme que, se trouvant un jour à Séville, après la prière du Maghreb, il souhaita rencontrer le maître Abu Madyan, qui vivait à Bougie. Un disciple de un disciple d’Abu Madyan, Abu Ymran al-Baydarani, se présenta alors devant Ibn Arabi avec le message suivant du maître Abu Madyan:
“Dit à Muhammad ibn al-Arabi, qui depuis Séville souhaite me rencontrer, qu’entre nous deux a déjà eu lieu la réunion en esprit. Maintenant, la réunion en personne, Dieu nous la refuse dans notre demeure ici bas. Ne te préoccupe donc pas car nous nous réunirons en la présence de Dieu, dans la Demeure permanente de Sa Miséricorde.”
L’évènement vécu par Ibn al-Arabi lors de sa rencontre avec une autre personne est également significatif. Ladite personne avait une certaine opinion sur Abu Madyan. Et ici nous constatons à nouveau la preuve de la grande affection du mystique de Murcie envers le maître maghrébin et la force de son caractère qui fut une constante tout au long de sa vie.
Ayant appris que l’un des disciples d’Abu Madyan censurait de façon critique son maître, Ibn al-Arabi éprouva une profonde aversion à l’encontre de cet élève.

Une nuit, il vit en rêve le Prophète (s.a.w.s.), qui lui demanda pourquoi il haïssait cet homme. Ibn al-Arabi s’excusa en disant que cet homme haïssait Abu Madyan. -“Mais, cet individu n’aime-t-il pas Dieu également et ne m’aime-t-il pas comme Son Messager?” répliqua le Prophète.
Devant le signe d’assentiment du mystique de Murcie, le Prophète le sermonna: -“Alors, pourquoi le haïs-tu pour la haine qu’il porte à Abu Madyan, au lieu de l’aimer pour l’amour qu’il éprouve envers Dieu et envers son Prophète ? “
Ibn al-Arabi se repentit de l’intransigeance et de l’emportement de son caractère et alla se réconcilier avec cet homme en lui offrant des cadeaux et en lui racontant sa vision du Prophète. L’homme, ému, reconnu son injustice et devint l’un des disciples les plus fidèles et respectueux d’Abu Madyan.
Ici, je voudrais vous signaler le magnifique équilibre que nous révèle cet évènement et que le soufisme a su atteindre tout au long de l’histoire.
Et pour terminer, je souhaiterai vous présenter une réflexion sur ce qu’a signifié la mystique soufi dans le cadre de l’Islam.
L’universalité du message islamique est évidente et, sous sa caution, disparaissent les différences et les exclusions que prétendent imposer les sectaires. Pour autant, le point d’équilibre de cette universalité magnifique consiste à distinguer l’essentiel de l’accessoire. C’est pourquoi ce message est susceptible de s’adapter à l’époque actuelle.
C’est ce que firent ces hommes et ces femmes, non seulement en al-Andalus et au Maghreb, mais également dans tout l’univers musulman, où le chemin de la spiritualité a été suivi. Hommes et femmes qui peuvent aussi exister de nos jours si toutefois se produisent les circonstances favorables, étant donné que les authentiques soufis ne font de mal à personne, bien au contraire, la grandeur de leur savoir, à des époques aussi agitées que celle que nous vivons actuellement, leur a toujours permis d’entretenir la flamme de l’Islam et de la spiritualité.
Il n’est pas possible de convaincre l’adversaire par la force d’une haine irrationnelle, qu’il a peut-être lui-même provoqué. Par contre, il faut observer ce qu’il y a de positif en lui qui puisse nous servir pour amorcer un dialogue et un rapprochement qui jusqu’alors avaient été impossibles.
Les sages et les mystiques ont toujours été très rares. Notre bénéfice consiste en extraire les enseignements de leurs vies et de leur conduite exemplaire. Une vie consacrée au plus profond de leur être, mais aussi aux autres, á la bienveillance de la Oumma. Tous ces hommes et ces femmes ont été exemplaires de par leur dévouement et leur efforts pour maintenir l’essence vivante, et ainsi perpétuer le véritable esprit du Coran et de la Sounna, en tant que support de la réalisation spirituelle, et contre l’individualisme, l’égoïsme et l’intransigeance qui régit souvent nos sociétés actuelles.
Merci bien.
Source : www.funci.org

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bonsoir
Ca fait plaisir pour les femmes musulmanes de lire cette conférence.
Ca bouge !!
Super !!
Yasmina